Dans la
savane
Bien qu’on lui
eût indiqué que le village où se mourait son
meilleur ami ne se trouvait qu’à une heure de marche, quittant
l’innommable cabane où il avait passé une nuit affreuse, tremblant de fièvre et
réveillé à tout moment par les plus horribles cauchemars, il était parti dès
l’aube et sans attendre que le gamin qui devait lui servir de guide ne se
réveillât.
Il avait jugé
préférable d’y aller seul et au plus vite. Il ne faisait guère confiance aux autochtones,
ni à l’interprète, qui depuis son arrivée à l’aéroport, avait tenté à plusieurs
reprises de l’arnaquer…
Et le gamin
qu’il avait dû chasser de sa cabane et même de sa paillasse, ne lui inspirait
que la plus profonde répugnance, avec son visage sournois et ses bras rongés
par une maladie, dont il n’ignorait pas qu’elle était contagieuse…
Mais à présent
qu’il marchait depuis des heures, en se frayant péniblement un passage à
travers les hautes herbes de la savane, il le regrettait amèrement… Il ne
pouvait pourtant pas s’être trompé de chemin… Il avait sa boussole, une série
de cartes détaillées et il n’était pas un novice…
Il était même un marcheur expérimenté et en compagnie de son ami, il avait
inlassablement, pendant près de dix années, exploré les cinq continents.
Certes, c’était
avant leur brouille… Il ne pouvait
oublier qu’il avait trahi son ami.
C’était une histoire absurde, médiocre, à laquelle il n’aimait pas songer, tant
son rôle y était répugnant. Que suite à cela, son ami eût rompu tout contact,
il le comprenait et même l’acceptait… Et jamais il n’avait cherché à
s’absoudre, même au cœur des ténèbres,
même pendant les longues heures d’insomnie…
La lettre qui
lui était parvenue quatre jours auparavant l’avait donc pris au dépourvu. Elle surgissait
de nulle part, après un long silence, qu’il croyait définitif. Trois années
avaient passé et ils s’étaient simplement perdus de vue…
Pour la seule et bonne raison également, qu’un peu malgré lui, il était devenu sédentaire… Il avait accepté l’un de ces
postes dont on dit qu’ils ne se refusent pas. Il s’était installé dans tous les
sens du terme. Il avait même vécu quelques mois en ménage…
Tandis que son
ami avait continué de voyager et de parcourir le monde… Non pas tant par
idéalisme ou fidélité à leur jeunesse – son ami avait ses défauts aussi –, mais
parce que cela lui convenait : il en avait les moyens et il était toujours
désireux de ne pas se trouver dans le pays qu’il méprisait le plus, à savoir le
leur…
Sa haine envers
leur pays était à la fois exagérée et distrayante. Son ami, qui était pour le
reste plutôt un taiseux, devenait loquace et irrésistible dès qu’il en était
question. Son mépris était sans nuances. Il refusait de considérer tout ce qui
eût pu contredire sa thèse fondamentale, à savoir que leur pays était un pays atroce, qui n’avait aucune raison d’être
fier de son histoire, où tout l’irritait… Et sa conclusion était toujours
identique : plus il en était loin, mieux il se portait…
Par une cruelle
ironie, ce n’était plus précisément le cas… Dans cette lettre, qu’il avait lue
non sans émotion, mais sans bien en comprendre les tenants et les aboutissants,
son ami l’informait assez sèchement qu’il n’avait pas « échappé » à
l’épidémie qui ravageait le pays d’Afrique où il vivait depuis six mois et
qu’il n’en avait plus, au mieux, que pour quelques semaines… La lettre lui
étant parvenue avec quelque retard, il avait immédiatement décidé qu’il devait
partir.
Mais il ne
parvenait pas lui-même à déterminer les raisons exactes de cette impulsion…
Qu’allait-il faire en Afrique ? Et dans ce pays surtout… Dont les images
à la télévision étaient à la fois révoltantes et désespérantes, où régnait le
plus grand désordre politique et qui ne semblait pas la plus désirable des destinations touristiques ?
Que pouvait bien
y faire son ami d’ailleurs ? Et pourquoi s’était-il justement adressé à
lui, après tout ce qui s’était passé ?
Pourtant, il
n’avait pas hésité un instant. Il avait demandé un congé exceptionnel qu’en
raison de ses états de service, on lui avait accordé. Et, sans regarder à la
dépense, en s’efforçant d’oublier les risques d’un tel voyage, il était venu…
À
présent, il ne pouvait plus en douter, il était perdu et la nuit tombait… Cette partie de la savane, qui n’était
qu’un ridicule point de couleur sur ses cartes, ne semblait jamais devoir finir… Et, le village où se mourait son ami, ne devait pas se trouver à plus
d’une heure de marche !
Que s’était-il
passé ?
Il ne parvenait
pas à le comprendre. Il était épuisé et il tremblait de devoir passer la nuit
dans ce monde sauvage, ici, en pleine nature, nulle part… Non, il ne devait pas
dormir… Car peut-être touchait-il au but ? Il devait marcher encore,
avancer toujours… Oh, si au moins il avait eu une machette…
À un moment, sa
pensée se troubla… Il crut qu’il rêvait et qu’il allait se réveiller dans son
bel appartement de la rue Beaumarchais… Dans son lit douillet, en sueur,
effrayé encore… Mais heureux, soulagé que la lettre, le voyage, la nuit
affreuse, tout, tout n’ait été qu’un rêve, un épouvantable cauchemar…
À bout de
forces, il tomba parmi les herbes hautes, en prononçant une dernière fois le
nom de celui qui avait été son ami…
Frédéric Perrot
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