Mais
pas de pause
Et surtout
Pas de fin à ce
début
L’ailleurs
s’étend
(Laurent
Bouisset, Coltrane)
Dévore l’attente,
le premier livre de Laurent Bouisset (né en 1981) et publié par Patrice
Maltaverne aux éditions Le Citron Gare, peut être vu comme une anthologie. Onze
années d’écriture et d’efforts poétiques se trouvent ramassées dans quelques
quatre-vingts pages et de l’aveu même de l’auteur, il ne s’agit pas d’y chercher
une cohérence particulière. Je tenterai donc seulement ici d’indiquer quelques
lignes de force ou quelques lignes de fuite.
Ce
sera un premier point : il est en effet bien souvent question de fuite et
d’ailleurs dans ces pages. Les indications données par l’auteur sur ses différents
lieux d’écriture sont à cet égard éclairantes (Mexique, Bosnie, Guyane, Guatemala).
Laurent
Bouisset écrit au fil de ses voyages ; mais ce n’est pas un regard de touriste ou de routard imbécile qu’il
pose sur les pays et les hommes qu’il découvre, c’est celui d’un homme
bouleversé par la misère et la violence du monde : « J’ai vu à Santiago de Atitlan/Un jeune homme de quinze ans/Perdre face
et sa dignité ». Le font « pleurer »
« Deux petits vieux costaricains/Le
ventre vide et les yeux doux ».
Au
contraire de celui du touriste, le regard de Laurent Bouisset est attentif et sensible ; il traque le
concret et la beauté de la vie même au cœur des villes martyrisées par la
guerre. À Mostar, en Bosnie-Herzégovine, l’amusent et l’enchantent « plusieurs chats » « rouquins blancs noirs » qui « vont » » « en quête d’une tête de poisson » et
la « ronde d’enfants farceurs autour ».
Et
à cet instant, le voyage se fait expérience spirituelle et poétique :
« le vent dans le/ tilleul me dit
que je suis libre »
Sans
musique la vie serait une erreur. La phrase est célèbre et ce sera mon second
point. La musique s’invite à plusieurs reprises dans Dévore l’attente et il y ainsi un long hommage lyrique à John Coltrane
et au jazz le plus free, tandis que dans
un autre poème, en quelques lignes qui m’amusent, sont évoqués les turbulents Red
Hot Chili Peppers ; un goût que l’on n’est pas obligé de partager !
Plaisanterie
mise à part, l’important est que pour Laurent Bouisset, la musique est une
expérience totale, qui implique tout l’être jusqu’à « l’exténuation », une expérience mystique, osons le mot : « Brûler/Sentir/Couler/Nager dans la lumière ».
John
Coltrane, tel qu’il nous est présenté, est à la fois cet homme qui par moments voudrait
« poser ce chaos-là nommé saxo »,
qui est conscient du racisme crasse de ses auditeurs qu’il souhaiterait « frire au free », à qui « la vie » « fait horreur » mais qui lancé à la
poursuite de la beauté, se transcende dans sa musique : « Que mes peines mes liquides mes joies/N’en
soient plus qu’une/D’eau claire/Que cette eau claire s’appelle musique/Et
qu’elle vous siée ».
Mon
troisième point concernera la révolte. La révolte est l’honneur des poètes et
des hommes. Comme l’écrivait Albert Camus : « Je me révolte, donc nous sommes. ». Laurent Bouisset laisse à
d’autres « la guimauve » poétique.
Ce n’est pas son propos. Il est un poète volontiers agressif.
Il
s’agit de rappeler dans des pages où éclate souvent une belle « rage » imprécatoire « à quel point » « la torpeur » est « le cancer le pire ». De réveiller et
de secouer ceux qui ne souhaitent que dormir et qui sont les plus nombreux. Et
cela, même si « Crier c’est tout
seul ». Et cela, même si on est les « fils » de ses « murs »…
Et cela, même si le quotidien n’est parfois qu’un « riz gluant » où l’on est « trop occupé » (dans le poème On a rien dit)
Au
crible de cette révolte, tout y passe. Le vitriol éclabousse violemment sans
compter. À commencer par la France (« ce
tout petit pays de colons riches »), sa police (« le fascisme lâche et la bien faible éducation
d’un flic européen ») et son administration dans le beau et sombre Poème cousu.
La
France, le Paris « chic »
aux « tympans fatigués »,
avec ses « salons merdeux du XVIIème »,
le monde d’ici, sa « gueule »,
son « pus », tout étouffe
et la révolte vissée au corps se résout dans le désir de l’ailleurs, le désir
du départ : « comme si
finalement toucher le cœur des choses c’était/partir ».
À
cet endroit, on pourrait rétorquer à l’auteur, dont la rage et le fiel sont
réjouissants, contagieux, que la médiocrité consumériste béate n’est en rien une
spécialité française ou même parisienne. Qui a vu Londres par exemple, cet
enfer grouillant, sait que Paris n’est finalement en comparaison qu’un village bien
sympathique !
Laurent
Bouisset me semble donc plus inspiré quand il évoque sobrement les malheureux
de partout, le petit Felipe qui « s’en
fout d’écrire ou de jouer », qui « voudrait » que « son
alcoolique de père » « dise
qu’il est né ». Et le sort qui leur est fait. Car tout le travail du
petit Felipe consiste à « rameuter
dans le vent froid/des touristes indécis vers un resto » et c’est un véritable
crève-cœur que « de percevoir en lui
tant d’innocence ».
Délaissant
l’aigreur, la révolte se fait alors humaniste
dans le sens le plus noble de cet adjectif.
Dans
sa pièce Sallinger, Bernard-Marie
Koltès fait dire à l’un de ses personnages : « Peut-être, mais que voulez-vous ? Moi, je n’ai appris à parler
qu’à la première personne ; et comment désapprendre cela ? ».
Ce sera mon quatrième point.
Laurent
Bouisset écrit en son nom propre, à la première personne. Son écriture est essentiellement
autobiographique. Laurent Bouisset écrit à partir de son expérience vécue. Ce
sont donc ses voyages, ses escapades en « camionnette » avec son « beau-père », ses goûts, ses emballements, ses hargnes et ses
doutes (« pas sûr du tout de/ce que
je bafouille »), en particulier ceux d’un homme conscient de toutes
les horreurs du monde dans l’émouvant Problème.
Les
risques de l’écriture autobiographique sont connus, répertoriés :
l’excessive sincérité – la sincérité étant la belle excuse que se donnent tant
de poètes pleurnichards – la
complaisance et l’impudeur… Car il
est des poèmes dont on sort gêné pour
l’auteur.
Laurent
Bouisset évite ces écueils par la force et la rigueur de son écriture qui
transfigure son expérience vécue. L’ignoble complaisance de la poésie
personnelle est absente de ces pages. C’est la réalité brutale, violente qui intéresse l’auteur.
Et,
si la matière remuée est souvent sombre, elle est travaillée, ciselée, pour
être offerte poétiquement au
lecteur…
Laurent
Bouisset se sort (« je me suis
extirpé ») de son « bourbier
de doutes » par l’humour également ; cette grâce, cette liberté qu’ignoreront
toujours les poètes qui ne sont que sincères. Ce sera mon dernier point.
Dans plusieurs poèmes (Java, Je vous fais une passe), Laurent Bouisset maltraite en effet la langue avec bonne humeur et nous rappelle que la France est aussi, ce qu’on oublie souvent, le pays de Rabelais, du gros rire gras de Balzac, des zut et des merde crachés par le voyou de Charleville et des éructations d’une irrésistible drôlerie du grand Louis-Ferdinand. (1)
Si,
dans certains poèmes (Flor rugosa, L’œuf intact) sa langue peut être sèche
et minérale à la limite de l’hermétisme, on retiendra de ces poèmes dynamiteurs
(« D’exploser puissamment le
cercle ! ») le mélange des registres, le bilinguisme revendiqué
(« et je me dis que je suis
incapable/là/ de me contenter d’une langue »), l’anarchisme
typographique, la recherche d’une expression vivante (« le basket » et le « dribble » comme métaphore !), l’oralité
amusante (« l’envie redéboule grave
et fait cow-boy »), le franc mauvais goût de certaines images (« commencer par un gros carton des
étoiles/connes »), le délire verbal, l’irrespect élevé au rang des
vertus (« M’emmerdent les
mots ! Je jette la feuille ! »), ainsi qu’une certaine
insistance scatologique qui n’eût
déplu à aucun des illustres anciens déjà évoqués !
Tout
ceci constitue évidemment une attaque en règle, un attentat fomenté contre une
certaine idée très française de la poésie, telle qu’elle est encore hélas
professée par de « tout petits
cloportes et vaniteux théoriciens du texte », à la face desquels il
s’agit bien de faire exploser un « fruit
gigantesque » et le rire !
Et,
si le rire, qui selon Rabelais est le propre de l’homme, n’est pas toujours
possible – la misère, la souffrance et la mort de l’autre – quand il éclate, il
est, comme les voyages, la musique, la révolte, l’écriture, libérateur.
Sur cet adjectif, je finirais. Laurent Bouisset ne peut se
résoudre à ce que partout sur cette planète l’homme soit oppressé, écrasé par
le malheur et les ultimes mots de sa Fredaine
bosniaque, qui conclut le livre, sont
aussi un appel à l’amour de la vie et à l’espoir :
« oui le vent me le/ dit qu’un jour ou l’autre
nous mugirons de/joie – il pleuvra vert – nous serons nus – le/souvenir de la
guerre aura quitté la chair/et l’eau – sans compter nous aimerons – ce/sera
l’heure – nous verrons clair »
1- Céline s’inscrivait clairement
dans cette lignée rieuse, à laquelle il faudrait peut-être ajouter François
Villon. Il est le seul écrivain français en son siècle à se réclamer de
Rabelais, qui ne semble aimé que par les grands romanciers étrangers (Witold
Gombrowicz, Milan Kundera)
Dévore
l’attente de Laurent Bouisset
(Illustrations
d’Anabel Serna Montoya)
Editions
Le Citron Gare
Le texte a été écrit en novembre
2015. Frédéric Perrot
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