L’identité
est sans doute le roman le plus étrange de Milan Kundera. Comme chez Fellini
(en particulier Juliette des esprits), c’est l’histoire en apparence
banale d’un couple, Jean-Marc et Chantal, qui glisse au fur et à mesure, puis
de plus en plus rapidement dans le cauchemar le plus total.
On
pourrait également penser à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, un
cinéaste que n’aimait pas du tout Kundera, mais qui adapté d’une nouvelle
d’Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, confronte un couple à ses
propres fantasmes, ses rêves, une nouvelle à laquelle il est difficile de ne
pas penser, face aux interrogations finales d’un narrateur, double de l’auteur,
qui intervient alors en première personne : « Et je me demande :
qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a
imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ?
Chacun pour l’autre ? »
Mais
reprenons depuis le début. Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux
et équilibré, bien que Chantal soit un peu plus âgée et traverse cette phase
déstabilisante de la vie d’une femme, à savoir la ménopause, un mot que
Kundera évite avec soin tout au long du roman, mais que les troubles de Chantal
suggèrent : les bouffées de chaleur, les soudaines rougeurs… Jean-Marc et
Chantal sont un couple heureux, mais vieillissant et Chantal se sent de plus en
plus mal à l’aise, étrangère dans un monde, le nôtre, qu’elle n’aime pas, et
même déteste. Chantal travaille dans une agence de publicité, un secteur
d’activité qui est sans doute celui que Milan Kundera lui-même abominait le
plus. Chantal n’aime pas son travail et les dialogues avec Leroy, le patron de
cette agence, un ancien trotskiste qui a vendu avec enthousiasme son âme au
marché, donnent une indéniable dimension satirique à un roman, qui par ailleurs
est quasi dépourvu d’humour et où le ton est grave… Jean-Marc de son
côté, est un doux rêveur, qui a renoncé « aux ambitions »,
cite volontiers Baudelaire et dont on comprend qu’il vit pour Chantal et pour
elle seule.
Tout
commence bien sûr par une phrase mal comprise (« Les mots incompris »
constituent une partie de L’insoutenable légèreté de l’être). Chantal,
ayant assisté dans une ville du bord de mer à un défilé assez grotesque
d’hommes qu’elle juge « papaïsés », songe avec malice qu’aucun
de ces hommes qui poussent des poussettes, sont gentiment mièvres, font voler
avec bonheur des cerfs-volants comme des enfants attardés, ne se retournerait
sur elle et en arrive à cette conclusion : « Les hommes ne se
retournent plus sur moi. ». Fatiguée, elle répète un peu plus tard
cette même phrase à Jean-Marc, qui la comprend de travers et ému par ce qu’il
croit être l’aveu d’une femme vieillissante et inquiète, décide de lui écrire
des lettres, qui seraient celles d’un mystérieux admirateur. La mécanique
infernale est alors lancée. Ce qui n’était qu’un jeu innocent, à la
manière de Cyrano de Bergerac, la tentative d’un homme pour consoler sa compagne,
devient une spirale qui entraîne les deux personnages dans un cauchemar de plus
en plus profond, comme dans la nouvelle Le jeu de l’auto-stop de Risibles
amours.
La
situation s’envenime encore avec le retour inopiné de la « belle-sœur »
de Chantal, la sœur de son ancien mari, qui accompagnée de ses trois
redoutables enfants, sème le chaos dans l’appartement de Chantal et Jean-Marc.
Il me faut préciser que Jean-Marc et Chantal sont un couple sans enfant, que
Chantal a eu avec son ancien mari un fils, qui est mort à l’âge de cinq ans.
La mort rôde d’ailleurs dans ce roman à chaque coin de page ou presque… Chantal
se rend régulièrement sur la tombe de cet enfant et lui « parle »,
se confie… Chantal a dans ces occasions des pensées que nombre de bien-pensants
jugeraient sans doute scandaleuses : son plus grand chagrin, la perte de
son fils, a également permis son plus grand bonheur, la décision de divorcer et
sa rencontre avec Jean-Marc…
En
tout cas, Chantal, ayant enfin réussi à chasser sa belle-sœur et ses trois
ignobles marmots, la dispute éclate entre elle et Jean-Marc. Toutes les failles
de ce couple parfait éclatent et dès lors les événements s’enchaînent avec une
rapidité extraordinaire, qui est celle du cauchemar… C’est un véritable tour de
force de Kundera, qui en bon héritier de Kafka, mêle la réalité et le rêve
comme dans aucun autre de ses romans, à l’exception de L’insoutenable
légèreté de l’être, où les rêves de Tereza précipitent la fiction dans des
zones indécidables.
Je
ne révèlerai pas tous les éléments de ce cauchemar. Mais Jean-Marc et Chantal
se retrouvent à Londres, le premier poursuivant la seconde. Jean-Marc devient
un miséreux qui doit disputer à un autre miséreux un banc, tandis que Chantal
se découvre prisonnière dans une maison, dont toutes « les portes sont
clouées » et où a eu lieu semble-t-il un simulacre de « partouze » :
Eyes Wide Shut !
Les
deux personnages perdent leur « identité ». Chantal, nue sur
une chaise, tente en vain de se souvenir de son propre « nom »
et espère que l’homme qu’elle aime et dont elle se souvient vaguement, va crier ce nom : « Chantal ! Chantal ! Chantal ! ».
« Réveille-toi ! Ce n’est pas vrai ! »
Ce
qui est proprement incroyable dans ce roman, c’est comment en deux cents courtes
pages à peine et sans que le lecteur ne sache bien où se situe le point de
bascule à supposer qu’il y en ait un, une histoire d’amour heureuse s’est
transformée en son contraire : « Quel est le moment précis où le
réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où
était la frontière ? Où est la frontière ? »
Frédéric Perrot
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