dimanche 21 avril 2024

Sur L'identité de Milan Kundera

 


L’identité est sans doute le roman le plus étrange de Milan Kundera. Comme chez Fellini (en particulier Juliette des esprits), c’est l’histoire en apparence banale d’un couple, Jean-Marc et Chantal, qui glisse au fur et à mesure, puis de plus en plus rapidement dans le cauchemar le plus total.

On pourrait également penser à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, un cinéaste que n’aimait pas du tout Kundera, mais qui adapté d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, confronte un couple à ses propres fantasmes, ses rêves, une nouvelle à laquelle il est difficile de ne pas penser, face aux interrogations finales d’un narrateur, double de l’auteur, qui intervient alors en première personne : « Et je me demande : qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ? Chacun pour l’autre ? » 

Mais reprenons depuis le début. Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux et équilibré, bien que Chantal soit un peu plus âgée et traverse cette phase déstabilisante de la vie d’une femme, à savoir la ménopause, un mot que Kundera évite avec soin tout au long du roman, mais que les troubles de Chantal suggèrent : les bouffées de chaleur, les soudaines rougeurs… Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux, mais vieillissant et Chantal se sent de plus en plus mal à l’aise, étrangère dans un monde, le nôtre, qu’elle n’aime pas, et même déteste. Chantal travaille dans une agence de publicité, un secteur d’activité qui est sans doute celui que Milan Kundera lui-même abominait le plus. Chantal n’aime pas son travail et les dialogues avec Leroy, le patron de cette agence, un ancien trotskiste qui a vendu avec enthousiasme son âme au marché, donnent une indéniable dimension satirique à un roman, qui par ailleurs est quasi dépourvu d’humour et où le ton est grave… Jean-Marc de son côté, est un doux rêveur, qui a renoncé « aux ambitions », cite volontiers Baudelaire et dont on comprend qu’il vit pour Chantal et pour elle seule.

Tout commence bien sûr par une phrase mal comprise (« Les mots incompris » constituent une partie de L’insoutenable légèreté de l’être). Chantal, ayant assisté dans une ville du bord de mer à un défilé assez grotesque d’hommes qu’elle juge « papaïsés », songe avec malice qu’aucun de ces hommes qui poussent des poussettes, sont gentiment mièvres, font voler avec bonheur des cerfs-volants comme des enfants attardés, ne se retournerait sur elle et en arrive à cette conclusion : « Les hommes ne se retournent plus sur moi. ». Fatiguée, elle répète un peu plus tard cette même phrase à Jean-Marc, qui la comprend de travers et ému par ce qu’il croit être l’aveu d’une femme vieillissante et inquiète, décide de lui écrire des lettres, qui seraient celles d’un mystérieux admirateur. La mécanique infernale est alors lancée. Ce qui n’était qu’un jeu innocent, à la manière de Cyrano de Bergerac, la tentative d’un homme pour consoler sa compagne, devient une spirale qui entraîne les deux personnages dans un cauchemar de plus en plus profond, comme dans la nouvelle Le jeu de l’auto-stop de Risibles amours.

La situation s’envenime encore avec le retour inopiné de la « belle-sœur » de Chantal, la sœur de son ancien mari, qui accompagnée de ses trois redoutables enfants, sème le chaos dans l’appartement de Chantal et Jean-Marc. Il me faut préciser que Jean-Marc et Chantal sont un couple sans enfant, que Chantal a eu avec son ancien mari un fils, qui est mort à l’âge de cinq ans. La mort rôde d’ailleurs dans ce roman à chaque coin de page ou presque… Chantal se rend régulièrement sur la tombe de cet enfant et lui « parle », se confie… Chantal a dans ces occasions des pensées que nombre de bien-pensants jugeraient sans doute scandaleuses : son plus grand chagrin, la perte de son fils, a également permis son plus grand bonheur, la décision de divorcer et sa rencontre avec Jean-Marc…

En tout cas, Chantal, ayant enfin réussi à chasser sa belle-sœur et ses trois ignobles marmots, la dispute éclate entre elle et Jean-Marc. Toutes les failles de ce couple parfait éclatent et dès lors les événements s’enchaînent avec une rapidité extraordinaire, qui est celle du cauchemar… C’est un véritable tour de force de Kundera, qui en bon héritier de Kafka, mêle la réalité et le rêve comme dans aucun autre de ses romans, à l’exception de L’insoutenable légèreté de l’être, où les rêves de Tereza précipitent la fiction dans des zones indécidables.

Je ne révèlerai pas tous les éléments de ce cauchemar. Mais Jean-Marc et Chantal se retrouvent à Londres, le premier poursuivant la seconde. Jean-Marc devient un miséreux qui doit disputer à un autre miséreux un banc, tandis que Chantal se découvre prisonnière dans une maison, dont toutes « les portes sont clouées » et où a eu lieu semble-t-il un simulacre de « partouze » : Eyes Wide Shut ! 

Les deux personnages perdent leur « identité ». Chantal, nue sur une chaise, tente en vain de se souvenir de son propre « nom » et espère que l’homme qu’elle aime et dont elle se souvient vaguement, va crier ce nom : « Chantal ! Chantal ! Chantal ! ». « Réveille-toi ! Ce n’est pas vrai ! »

 

Ce qui est proprement incroyable dans ce roman, c’est comment en deux cents courtes pages à peine et sans que le lecteur ne sache bien où se situe le point de bascule à supposer qu’il y en ait un, une histoire d’amour heureuse s’est transformée en son contraire : « Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où était la frontière ? Où est la frontière ? » 

 

                                                                  Frédéric Perrot

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