Frédéric Bach, Résilience zéro |
« La réalité, c’est
ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire. »
(Philip K. Dick, Siva)
(Page
manuscrite retrouvée dans le portefeuille du patient après sa neutralisation. Les
italiques correspondent aux mots soulignés en rouge par le patient.)
« Ma
femme jouit dans le lit d’un autre. Plusieurs fois par jour, avec une constance
admirable, elle publie des vidéos de ses coïts acrobatiques sur un réseau
social baptisé Orgasme et compagnie.
Mon
fils aîné, ce crétin, après avoir rêvé pendant quelques mois au djihad, les
yeux rivés sur des vidéos ignobles de décapitations et autres atrocités, prétend
à présent avoir renoncé à la violence, privilégiant une pratique soft et
modérée de sa nouvelle foi. Il porte la barbe, la djellaba et vautré dans le
sofa du salon passe ses journées à fumer de l’herbe et à apprendre la langue
arabe.
Ma
fille cadette, Jeanne, la prunelle de mes yeux, s’est rasé la tête, est devenue
végane, milite pour le climat et de son côté passe ses journées à publier sur
le Net des tribunes incendiaires contre le patriarcat et les vieux mâles
blancs réactionnaires dont à l’entendre je serais une incarnation typique !
Moi le plus tolérant des pères et le plus doux des maris…
Tel
est dans ses grandes lignes le résumé de ma triste situation familiale, celle
dont je m’entretiens jusqu’à quatre fois par semaine avec mon psychanalyste :
le célèbre et très médiatique Frank Herbert. « Vu à la télé »
est-il inscrit sur chacun de ses forts volumes de réflexions, qui paraissent à
un rythme régulier, à raison de six ou sept par an, si je ne me trompe… Les yeux
mi-clos, cette sommité, ce brillant cerveau, ce colosse de la pensée
conceptuelle m’écoute, ne dit rien ou presque et j’essaie toujours d’être le
plus clair possible avec lui, même quand j’ai l’impression très fâcheuse qu’il
s’est endormi le salaud… »
(Ce
qui suit est la transcription de la houleuse séance du 22 novembre 2021, qui
devait se revéler la dernière et précéder de quelques heures le terrible passage
à l’acte du patient. Elle nous a été aimablement fournie par notre
collègue, le docteur Herbert, qui nous assure que le patient savait fort bien
que toutes les séances étaient enregistrées. Chaque mot de ce long monologue – contrairement
à ce que pourraient laisser penser certains passages de la transcription, à
aucun moment le docteur Herbert n’intervient – prend par conséquent une
signification toute particulière.
L’absence
de réaction du docteur Herbert non moins que son silence que l’avocat des
parties civiles a jugé « assourdissant », ne cessent d’ailleurs pas
d’étonner et d’interroger. L’instruction est toujours en cours.)
« Non,
je vous le répète pour la millième fois, monsieur Herbert. Je ne me soucie
nullement des frasques sexuelles de Clémence… C’est un peu humiliant certes,
les vidéos surtout, mais je n’en fais pas toute une histoire. Nous vivons
sous le même toit, l’un à côté de l’autre depuis des années et je la soupçonne
simplement d’être devenue folle, à force de courir après sa jeunesse enfuie…
Pauvre Clémence en guerre avec son âge et refaite de partout à coups de chirurgie
esthétique… »
(Silence
de quelques secondes.)
« En
revanche, et en suivant vos conseils si avisés monsieur Herbert, j’ai tenté
l’autre jour de dialoguer avec mon crétin de fils. Oui, dialoguer ! En
m’exhortant au calme, j’ai commencé par lui rappeler qu’à ma connaissance
l’herbe était toujours une substance illégale, ce qui est un premier problème, mais
qu’en outre en consommer me semblait malgré tout contrevenir aux préceptes de
sa foi… Vous remarquerez au passage monsieur Herbert combien je prends des
pincettes, pour ne surtout pas l’offenser… Ce crétin a haussé les épaules, en
marmonnant que je n’y connaissais rien. Croyant le toucher au cœur, je lui ai alors
rappelé son asthme, qui nous a tant inquiétés tout au long de son enfance. Sa
réponse m’a paru si consternante que j’ai renoncé à poursuivre…
Le
dialogue est un mythe, une fiction, une sinistre invention… Avec un grand
sourire, comme soulagé, ce crétin décérébré m’a expliqué que je n’avais pas à
m’inquiéter : son dieu qui est béni, illustre etc., dans sa grande
mansuétude, l’a guéri de son asthme… Que répondre à une telle insanité franchement ?
Plutôt que de le soulever de son sofa et de l’écrabouiller comme l’aurait
mérité ce misérable pou, je suis allé dans la cuisine me servir un verre… Car,
oui, oui, vous pouvez le noter monsieur Herbert, j’ai un peu recommencé à
boire… »
(Long
silence. Le patient tousse à deux reprises.)
« Jeanne,
quoi, Jeanne… Je n’ai pas envie de vous parler de Jeanne. Sous vos airs d’endormi,
vous êtes un sadique monsieur Herbert… Jeanne était un miracle, la plus belle
chose qui nous soit arrivée à Clémence et à moi… Et à présent, elle est maigre,
hideuse, toujours sur les nerfs à propos de tout et de rien…
Oui,
oui, je la soupçonne d’aimer les filles, et alors monsieur Herbert ? Ce
n’est pas du tout le problème… Cela me serait même relativement indifférent, si
elle avait meilleur goût… Car, son amie, Coralie, avec laquelle je la soupçonne
en effet de ne pas jouer qu’au UNO, désespère la description… Tatouée de
partout, lourde, moche. Regard vide, bovin. Cette Coralie, cette grosse vache
bonne pour l’abattoir, qui est sans cesse occupée de se curer le nez de la
façon la plus révoltante, ne doit pas avoir plus de trois mots de vocabulaire…
Et
Jeanne, Jeanne qui est si intelligente et néglige dorénavant ses études, les
savoirs académiques n’étant à l’entendre qu’une accumulation de préjugés
réactionnaires… Réactionnaire est le mot
que Jeanne a sans cesse en bouche, en même temps que l’une de ses horripilantes
sucettes véganes, que j’ai toujours envie de lui retirer, quitte à la lui
arracher… Cela va trop loin… Avant-hier, croyant sans doute me faire plaisir,
elle a eu cette phrase sidérante, je cite : Ce n’est pas ta faute
papa… Maman aussi est réactionnaire avec son goût du phallus… »
(Silence
d’une trentaine de secondes, ponctué de bruits indistincts.)
« Je
vous le demande sincèrement monsieur Herbert : suis-je le seul être sensé,
dans cet asile de fous qu’est devenue ma propre maison ?
Quoi,
la résilience… Qu’est-ce que vous essayez de me vendre au juste monsieur
Herbert ? Vous voulez que j’achète des bouquins de votre collègue de
plateaux Boris Cyrulnik, c’est ça ? Je devrais prendre sur moi, c’est ça… Surmonter
l’épreuve, qui me grandira, c’est ça… Ne renoncez pas au bonheur. Entre vous et
le monde, choisissez le monde. Ce genre de formules creuses qui ne
veulent rien dire… Et ne pas m’en faire d’entendre toute la journée ma femme gueuler
Orgasme, mon fils Allah est grand et ma fille Réactionnaire !
Vous
êtes un escroc, monsieur Herbert ! La résilience, pour ce que j’en sais, c’est
trop sucré, c’est comme une pâte de fruits, écœurant et dégueulasse… Philosophie
de bazar et slogan publicitaire pour temps consumériste…. Prenez sur vous,
adaptez-vous ! Je n’ai pas envie d’être résilient, moi… Ce sera résilience
zéro, moi. Quand on entend un même mot partout du matin au soir, qu’un ministre
quelconque vous parle même de plans de relance et de résilience, il faut se méfier…
Je
n’oublie rien, je ne pardonne rien, moi monsieur Herbert, je ne m’avoue pas
vaincu, moi monsieur Herbert, et vous ne me reverrez plus… Je me battrai
jusqu’au bout ! Je leur ferai entendre raison à tous, même si je dois en devenir
fou… Votre chèque, quoi votre chèque ? Vous voudriez que je vous paie en
plus ? »
(Bruit
d’une chaise qui se renverse, d’un mouvement confus et d’une porte qui claque.
Cris du docteur Herbert à l’adresse du patient pour le retenir. Ainsi se
termine l’enregistrement.)
Ce récit satirique a été écrit en
2022. Frédéric Perrot
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