Je
considérais ce restaurant comme un excellent restaurant – proche de mon
lieu de travail, convivial et relativement économique – jusqu’au jour où ayant
demandé mon habituel steak frites, je vis arriver sur ma table un plateau en
plastique où dans l’assiette parmi les bâtons jaunes et graisseux des frites
s’agitait une espèce de gros insecte noir : cafard, scarabée, punaise, ou
que sais-je encore ? Frappé de stupeur, je levai les yeux vers le serveur
qui avec un sourire imbécile demeurait près de ma table comme dans l’attente de
quelque commentaire de ma part.
« Je
crois me souvenir que j’avais demandé un steak, lui dis-je avec un regard
courroucé et en lui désignant d’un geste de la main mon assiette.
–
Mais justement, dit le serveur avec un haussement d’épaules, vous avez demandé
un steak, vous voilà servi, et sur un plateau, s’il vous plaît.
–
Mais regardez-donc, lui dis-je, c’est tout à fait scandaleux. Et notez
que je mâche encore mes mots ! Tant que vous y êtes, vous n’avez qu’à me
servir du rat !
–
Vous voulez du rat ? dit le serveur avec un regard où se lisait un
étonnement sincère, qui n’était pas exempt d’une certaine admiration. Monsieur
est un fin connaisseur : le rat est excellent en cette saison. Seulement,
cela prendra un peu de temps : il faut descendre à la cave.
–
Mais je ne veux pas de rat, dis-je avec emportement, j’ai mes habitudes
alimentaires et j’entends m’y tenir, je ne suis pas un barbare et…
–
Ah ! il faudrait savoir, dit le serveur avec sévérité et en me coupant
fort impoliment la parole. J’ai mon service moi, et je n’ai pas de temps à
perdre avec vos petits caprices : voulez-vous du rat, oui ou non, ou vous
contenterez-vous de votre steak ?
–
Mais il s’est envolé mon steak !
En
effet, l’espèce de gros insecte noir galopait sur le bord de la table et
semblait tout disposé à se jeter dans le vide.
–
Ça, ce n’est pas mon problème, dit le serveur en se
détournant avec hauteur, chacun doit être en mesure de surveiller ce qui se
passe dans son assiette.
–
Mais c’est une honte ! m’écriai-je.
J’avais
parlé fort, et tous les clients du restaurant me regardaient avec cette
curiosité mêlée de mépris que l’on réserve à un phénomène de foire : comme
si ce mot s’était retourné contre moi, comme si de cette incontestable honte je
devais seul porter le poids et assumer la responsabilité… Le serveur s’étant
éloigné en toute hâte, me désignait à un gros homme boursouflé et rougeaud, qui
avait retourné sa chaise pour mieux voir ; et plié en deux au-dessus de
lui comme pour une confidence, il faisait de son doigt long et maigre ce geste
qui sous toutes les latitudes sans doute indique que l’individu concerné – moi
en l’occurrence ! – n’a plus toute sa tête, a perdu la raison, est fou
simplement… D’ailleurs émergeant brutalement de la porte battante des cuisines,
le patron que je connaissais de vue apparut, s’arrêta un instant les mains sur
les hanches pour considérer l’effet produit sur les clients par son entrée,
puis se dirigea droit sur ma table. En deux ou trois enjambées, il traversa la
salle et je crus qu’il allait carrément renverser ma table ou me soulever d’un
coup pour me clouer au mur, mais de fait il s’arrêta net au bord de ma table et
en levant le poing comme pour m’assommer, il dit d’une voix où indignation et
colère se confondaient :
–
Ici, on ne proteste pas.
Et
sous le regard approbateur de la clientèle, il se fit un devoir de m’expliquer
que dans son établissement on ne plaisantait pas, qu’on n’aimait pas les
énergumènes dans mon genre et que si en général le client avait tous les
droits, on ne s’ennuyait certes avec des particuliers tels que moi. Qui étais-je
d’ailleurs pour m’en prendre ainsi à un serveur dont le seul crime était
d’avoir fait honnêtement son travail ? Etais-je de ces imbéciles qui
méprisent ceux qui ne demandent qu’à les servir, comme s’il n’était pas plus
méprisable d’être servi que de servir ? Pour ce qu’il en savait les
restaurants ne manquaient pas en ville, et si je n’étais pas satisfait de mon
steak frites, je n’avais qu’à prendre la porte : le métier était déjà
suffisamment difficile pour qu’on ne s’enquiquine pas en plus avec les lubies d’un
quelconque client. Il tenait tout de même à me prévenir qu’ici on ne crachait
pas dans les assiettes ou pire encore.
Naturellement tout cela était fort pénible,
mais le plus pénible pour moi était qu’il me postillonnait au visage et je
songeais que si dans sa grande mansuétude il n’avait pas daigné cracher dans
mon assiette, il se rattrapait maintenant allègrement.
–
Et bien soit, dis-je quand je constatais qu’il commençait à s’essouffler et que
les clients sans doute las de ce court divertissement retournaient à leurs
assiettes respectives, je m’en vais. Mais sachez Monsieur que j’ai déjà traîné
nombre de vos confrères devant les tribunaux : je connais mes droits moi
et je suis friand de ce genre de procès, vous avez voulu la guerre vous l’aurez,
la ligue de protection des consommateurs sera dûment informée de vos procédés,
et nous pourrons sabrer le champagne le jour où votre établissement fermera ses
portes pour la dernière fois. En attendant, Monsieur, je vous prie d’agréer mes
salutations distinguées.
Et
en tentant de me donner un air dégagé et fort digne à la fois, je quittais cet
excellent restaurant sous les rires et les quolibets.
Le
texte a été écrit au début des années 2000. Frédéric Perrot.
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