Voilà
que par ennui, pour vous arracher à votre néant, dans le décor chamarré et
quelconque d’un café rococo, vous jetez votre pesant dévolu sur une petite
frimousse pas jolie du tout, et qui, au moment où vous l’apercevez, est assise
près de la grande baie vitrée donnant sur le canal et se travaille délicatement
la narine droite en lisant dans une revue ce qui doit être un horoscope. Vous
vous approchez à pas contraints, parmi la foule des clients qui trépignent au
rythme léger d’une musique évoquant à la fois les râles d’un mourant et les
patients efforts d’une entreprise de travaux publics, et sans ambages vous lui
déclarez que vous êtes Sagittaire ascendant Gémeaux ! La petite frimousse
pas jolie du tout rougissant jusqu’aux oreilles se confirme son bonheur en
relisant rapidement la notule laconique de son signe zodiacal et avec un
sourire béat vous prie de vous asseoir. En vous installant face à elle, vous ne
vous sentez plus de joie – vos opérations de séduction commencent sous de si
heureux auspices ! – et vous songez que ce soir enfin vous allez vous
soulager de ce qui vous oppresse depuis des mois… Cependant, tandis qu’à
travers la toile de votre pantalon vous sentez si douloureusement vos organes
que vous êtes prêt à sortir de vos gonds, vous devez l’écouter longuement parler
de son chat, de son père, de son frère, de sa sœur et de sa mère et du bonheur
qu’il y a à vivre parmi les siens dans la paix et l’harmonie. Ce tableau
idyllique des misères familiales vous agace infiniment et pour tromper votre
impatience et la douleur qui devient cuisante, vous commandez un troisième
cocktail. Hélas ! vous ne supportez pas l’alcool et la tête commence à
vous tourner… Imperturbablement et sans rien remarquer de votre malaise – vous
êtes devenu livide et les mots semblent vous parvenir à travers un brouillard
mouvant –, la petite frimousse pas jolie du tout continue de jacasser en vous
tendant des piles de photographies qu’elle extrait avec vénération du fouillis
de son sac à main en plastique rose. D’un coup, vous vous levez en renversant
votre chaise et vous courez jusqu’aux toilettes pour aller vomir. La tête
au-dessus de la cuvette, vous songez avec nostalgie à vos amours adolescentes et
solitaires et vous vous jurez que samedi prochain vous irez dans l’un de ces
cabarets interlopes où on est du moins certain de trouver ce que l’on vient y
chercher.
Cette
fantaisie a été écrite à la fin des années 90. Frédéric Perrot
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