Milan Kundera, en 1984, à Paris |
L’effondrement de
Nietzsche (note de Journal)
La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute
pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune
force. Le véritable test moral de
l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe
à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les
animaux. Et c’est ici que s’est produite la faillite fondamentale de l’homme, si
fondamentale que toutes les autres en découlent. (…)
J’ai toujours devant les yeux Tereza assise sur une souche,
elle caresse la tête de Karénine et songe à la faillite de l’humanité. En même
temps, une autre image m’apparaît : Nietzsche sort d’un hôtel à Turin. Il
aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de fouet.
Nietzsche s’approche du cheval, il lui prend l’encolure entre les bras sous les
yeux du cocher et il éclate en sanglots.
Cela se passait en 1889 et Nietzsche s’était déjà, lui aussi,
éloigné des hommes. Autrement dit : c’est précisément à ce moment-là que
s’est déclarée sa maladie mentale. Mais, selon moi, c’est bien là ce qui donne
à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval
pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d’avec l’humanité) commence à
l’instant où il pleure sur le cheval.
Et c’est ce Nietzsche-là que j’aime, de même que j’aime
Tereza, qui caresse sur ses genoux la tête d’un chien mortellement malade. Je
les vois tous deux côte à côte : ils s’écartent tous deux de la route où
l’humanité, « maître et possesseur de la nature », poursuit sa marche
en avant.
(Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, p.421-422)
Source image : France-Culture
Pour lire mon texte consacré à L’insoutenable légèreté de l’être
https://beldemai.blogspot.com/2018/09/sur-linsoutenable-legerete-de-letre-de.html
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