mardi 15 décembre 2020

La femme à la robe rouge

Auguste Renoir, Gabrielle à la rose

 

Assise sur le bord du divan, sa main molle et blanche se balançant imperceptiblement dans le vide en un geste d’abandon ou de déni, la femme à la robe rouge semblait perdue dans tout un univers de pensées, dont son visage légèrement renversé en arrière et ses yeux mi-clos, ne laissaient rien deviner. Notre hôte, dans le silence revenu – les invités partis, la musique s’était tue – parlait d’une voix atone et calme, sans paraître chercher l’assentiment de personne : au contraire, la douce mélodie de sa voix semblait le bercer et on aurait pu croire à le voir ainsi installé à l’autre bout du divan, les mains posées à plat sur ses deux jambes serrées, ses grands yeux encore ouverts sur le vide, qu’il s’était assoupi et poursuivait une conversation commencée dans quelque rêve obscur… Malgré ma fatigue, je me tenais debout, appuyé au mur près de la porte et je regardais la femme à la robe rouge. Sa lourde chevelure noire tombait sur ses larges épaules et un collier de fausses perles blanches cerclait son cou gras et pâle. Sa robe, dont le rouge vif se découpait sur l’ivoire du divan, était toute chiffonnée et une auréole noire qui étendait ses formes bizarres à la hauteur de sa poitrine, semblait le seul souvenir d’une vilaine débauche, à laquelle elle ne s’était livrée que distraitement. Me promenant parmi les invités, ne m’attardant avec aucun, j’avais eu tout loisir de l’observer : elle demeurait le plus souvent dans le sillage de notre hôte et sans dire un mot, allait et venait au hasard des conversations qui ne menaient nulle part. Elle s’enivrait certes, mais distraitement et le geste las qu’elle adressait parfois à notre hôte lorsque son verre était vide, ne trahissait aucune impatience. Pour ma part, au fur et à mesure que le temps s’étiolait et que mon ennui devenait toujours plus pesant, j’avais eu le désir de boire davantage… Mais si je vidais verre après verre, rien ne transparaissait : je savais me tenir, je ne titubais pas et lourdement ivre, je pouvais encore m’adonner à cette saine passion qu’est le mépris…
         Notre hôte se tut d’un coup et le silence n’en fut que plus brutal. La femme à la robe rouge ne remua qu’à peine et sans ouvrir les yeux, comme une personne dont on trouble le sommeil, prononça d’une voix sourde une telle obscénité, que je me sentis malgré moi gêné… Mais quel était cet éclat de rire ? Qui avait ri, était-ce notre hôte ? Il avait fait en chancelant quelques pas à travers la pièce, et en relevant brusquement la tête, comme un homme qui veut s’arracher à un vertige, il me considéra avec surprise : « Comment, vous n’êtes pas parti ? Vous n’avez donc personne à aller retrouver ? C’est assez triste, ma foi… Et celle-ci vous tente, n’est-ce pas, dit-il encore avec un hoquet et en désignant du pouce la femme à la robe rouge, qui vautrée dans le divan ressemblait à présent à une pauvre poupée démantibulée. Je vous la cède bien volontiers, mais n’y songez pas : Monsieur est en haut dans la chambre d’ami et il l’attend. Il est patiemment assis dans le noir : il veille… C’est un bien étrange personnage, il ne se mêle jamais à des gens comme nous, mais il lui passe tous ses caprices, il ne sait rien lui refuser, ce doit être la différence d’âge. Ceci dit entre nous… Et qui sait ? Peut-être que vous aussi, il y a quelqu’un qui vous attend à l’étage ? » Et, ayant prononcé ces mots, il partit cette fois d’un grand rire et la femme à la robe rouge parut s’ébrouer péniblement, comme un oiseau dont les ailes sont lourdes… Et en chancelant, en titubant, elle traversa la pièce en une sorte de bond pathétique, perdant l’équilibre et manquant de s’effondrer sur la table du buffet. « Où est-il le mignon ? » Je me précipitai vers elle pour la soutenir : elle s’affaissa dans mes bras, véritable poids mort…
        « Je vous laisse, dit notre hôte avec un large mouvement de salut. Je vais voir à l’étage si votre promise ne se tourmente pas trop. Peut-être acceptera-t-elle de se contenter d’un aussi médiocre amant que moi ? J’imagine qu’elle est douce et fragile et que vous la négligez honteusement : elle pleure, elle pleure, vous n’entendez pas ? » De façon absurde, tout en soutenant comme je le pouvais la femme à la robe rouge qui se vomissait dessus, je levai la tête : on pleurait, une femme pleurait quelque part à l’étage et ces sanglots, il me semblait les avoir déjà entendus…
    « C’est mal, très mal ce que vous faites, dit notre hôte, avec un geste de remontrance comme à un enfant. Vous n’aurez pas celle-ci, et j’aurai celle-là. » Et je l’entendis gravir en haletant les marches de l’escalier, ouvrir une porte à toute volée et partir d’un long rire diabolique.
 
 
            Le texte a été écrit en 2001, c’est ici une version retravaillée. Frédéric Perrot.

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