Auguste Renoir, Gabrielle à la rose |
Assise
sur le bord du divan, sa main molle et blanche se balançant imperceptiblement
dans le vide en un geste d’abandon ou de déni, la femme à la robe rouge
semblait perdue dans tout un univers de pensées, dont son visage légèrement
renversé en arrière et ses yeux mi-clos, ne laissaient rien deviner. Notre
hôte, dans le silence revenu – les invités partis, la musique s’était tue –
parlait d’une voix atone et calme, sans paraître chercher l’assentiment de
personne : au contraire, la douce mélodie de sa voix semblait le bercer et
on aurait pu croire à le voir ainsi installé à l’autre bout du divan, les mains
posées à plat sur ses deux jambes serrées, ses grands yeux encore ouverts sur
le vide, qu’il s’était assoupi et poursuivait une conversation commencée dans
quelque rêve obscur… Malgré ma fatigue, je me tenais debout, appuyé au mur près
de la porte et je regardais la femme à la robe rouge. Sa lourde chevelure noire
tombait sur ses larges épaules et un collier de fausses perles blanches
cerclait son cou gras et pâle. Sa robe, dont le rouge vif se découpait sur
l’ivoire du divan, était toute chiffonnée et une auréole noire qui étendait ses
formes bizarres à la hauteur de sa poitrine, semblait le seul souvenir d’une
vilaine débauche, à laquelle elle ne s’était livrée que distraitement. Me
promenant parmi les invités, ne m’attardant avec aucun, j’avais eu tout loisir
de l’observer : elle demeurait le plus souvent dans le sillage de notre
hôte et sans dire un mot, allait et venait au hasard des conversations qui ne
menaient nulle part. Elle s’enivrait certes, mais distraitement et le geste las
qu’elle adressait parfois à notre hôte lorsque son verre était vide, ne
trahissait aucune impatience. Pour ma part, au fur et à mesure que le temps
s’étiolait et que mon ennui devenait toujours plus pesant, j’avais eu le désir
de boire davantage… Mais si je vidais verre après verre, rien ne
transparaissait : je savais me tenir, je ne titubais pas et lourdement
ivre, je pouvais encore m’adonner à cette saine passion qu’est le
mépris…
Notre
hôte se tut d’un coup et le silence n’en fut que plus brutal. La femme à la robe rouge ne remua qu’à peine et sans ouvrir les yeux, comme une personne dont on
trouble le sommeil, prononça d’une voix sourde une telle obscénité, que je me
sentis malgré moi gêné… Mais quel était cet éclat de rire ? Qui avait ri,
était-ce notre hôte ? Il avait fait en chancelant quelques pas à travers
la pièce, et en relevant brusquement la tête, comme un homme qui veut
s’arracher à un vertige, il me considéra avec surprise : « Comment,
vous n’êtes pas parti ? Vous n’avez donc personne à aller retrouver ?
C’est assez triste, ma foi… Et celle-ci vous tente, n’est-ce pas, dit-il encore
avec un hoquet et en désignant du pouce la femme à la robe rouge, qui vautrée
dans le divan ressemblait à présent à une pauvre poupée démantibulée. Je vous
la cède bien volontiers, mais n’y songez pas : Monsieur est en haut dans
la chambre d’ami et il l’attend. Il est patiemment assis dans le noir : il
veille… C’est un bien étrange personnage, il ne se mêle jamais à des gens comme
nous, mais il lui passe tous ses caprices, il ne sait rien lui refuser, ce doit
être la différence d’âge. Ceci dit entre nous… Et qui sait ? Peut-être que
vous aussi, il y a quelqu’un qui vous attend à l’étage ? » Et, ayant
prononcé ces mots, il partit cette fois d’un grand rire et la femme à la robe
rouge parut s’ébrouer péniblement, comme un oiseau dont les ailes sont
lourdes… Et en chancelant, en titubant, elle traversa la pièce en une sorte de
bond pathétique, perdant l’équilibre et manquant de s’effondrer sur la table du
buffet. « Où est-il le mignon ? » Je me précipitai vers elle
pour la soutenir : elle s’affaissa dans mes bras, véritable poids mort…
« Je
vous laisse, dit notre hôte avec un large mouvement de salut. Je vais voir à
l’étage si votre promise ne se tourmente pas trop. Peut-être
acceptera-t-elle de se contenter d’un aussi médiocre amant que moi ?
J’imagine qu’elle est douce et fragile et que vous la négligez
honteusement : elle pleure, elle pleure, vous n’entendez pas ? »
De façon absurde, tout en soutenant comme je le pouvais la femme à la robe
rouge qui se vomissait dessus, je levai la tête : on pleurait, une femme
pleurait quelque part à l’étage et ces sanglots, il me semblait les avoir déjà
entendus…
« C’est
mal, très mal ce que vous faites, dit notre hôte, avec un geste de remontrance
comme à un enfant. Vous n’aurez pas celle-ci, et j’aurai celle-là. » Et je
l’entendis gravir en haletant les marches de l’escalier, ouvrir une porte à
toute volée et partir d’un long rire diabolique.
Le texte a été écrit en 2001, c’est
ici une version retravaillée. Frédéric Perrot.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire