vendredi 19 octobre 2018

Le piège (avec une page dessinée d'Eric Doussin)


Un matin, de très bonne heure, Martin fut réveillé par le bruit strident de sa sonnette. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité, se tourna dans le lit et en pestant contre le sinistre imbécile qui venait le déranger à une heure pareille, il agrippa d’une main le bord de l’oreiller comme un homme bien décidé à se rendormir aussitôt : il n’avait rien entendu, il se rendormait déjà, il allait retrouver la jeune fille dont il serrait la taille dans son rêve…
A ce moment, la sonnette retentit à nouveau, mais ce ne fut pas un coup bref comme la première fois : le bruit au contraire ne cessait plus, il se prolongeait indéfiniment, monotone et strident ; c’était un bruit simplement insupportable et au fur et à mesure qu’il se prolongeait il devenait évident que celui qui s’était mis en tête de le réveiller ne cesserait pas d’appuyer sur la sonnette tant qu’il n’aurait pas atteint son but ; et comme il était désormais impossible de passer outre et comme le bruit lui cassait les oreilles, il se leva en maugréant, enfila en toute hâte un caleçon et ayant trouvé à tâtons l’interrupteur du couloir, il alluma la lumière et tout en criant pour qu’enfin cesse ce vacarme, il ouvrit sa porte…
Mais la seule portion du couloir qui était éclairée étant celle qui se trouvait juste face à sa porte, il ne vit d’abord personne et légèrement décontenancé, il fit un pas à l’extérieur et appuya sur l’interrupteur situé juste à côté de sa sonnette dont, il ne s’en avisa qu’à cet instant, le bruit avait cessé…
En face de lui, juché sur un escabeau appuyé contre le mur du couloir, le doigt encore tendu vers la sonnette, se tenait très droit un tout petit homme qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre et qui son visage tourné vers lui, souriait d’une façon affreuse et en ouvrant démesurément la bouche. Martin songea que la journée commençait mal... Qui était ce lilliputien, ce gnome, ce phénomène de foire ? Et que lui voulait-il ?
« J’ai dû me hisser sur cet engin pour atteindre votre sonnette, dit le petit homme au bout d’un moment et en désignant du doigt l’escabeau, vous comprenez, à cause de ma taille…» 
Et en disant cela, le petit homme sortit d’une poche de sa veste – une veste d’une coupe démodée et d’un vert hideux – un large mouchoir de tissu rouge avec lequel il essuya les quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.
« Oui, pour les gens comme nous, tout est un effort, dit-il encore en descendant prudemment les trois marches de l’escabeau. Enfin, il vaut mieux être un petit homme qu’un homme petit…»
Et ayant prononcé ces paroles, il éclata de rire, comme soudain mis en joie par ce bon mot. Son rire était non moins affreux que son sourire et rendait encore plus éprouvante la laideur de son visage que la maladie avait marqué… Son rire lui donnait les airs effrayants d’une de ces gargouilles grimaçantes dont le corps diabolique semble surgir de la pierre ; et malgré lui, Martin détourna le regard afin d’échapper à la pénible vision de ce visage déformé par cet irrépressible éclat de rire qui – à considérer ce qui l’avait provoqué – paraissait également tout à fait disproportionné…


Eric Doussin

Le texte est la première page d'une nouvelle écrite en 2005, Le piège.
Frédéric Perrot

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