« Je
me révolte, donc nous sommes.» (Albert Camus, L’homme révolté)
Je n’entends pas dans les lignes à venir
échafauder un quelconque discours critique. Le livre dont il sera question – Feuillets d’Hypnos de René Char – n’en
est pas un à proprement parler, à l’origine. Il n’a pas été conçu, préparé,
médité patiemment dans la solitude ; c’est même tout le contraire.
Ce texte à tout égard exceptionnel et
unique en son genre, se présente comme le témoignage d’un grand poète soudain
pris dans la tourmente des événements et devenu comme malgré lui chef d’un
petit groupe de résistants, au cœur des « ténèbres hitlériennes » dont il s’agit de sortir en les
combattant, arme à la main…
Feuillets d’Hypnos est un ensemble de
« notes » « affectées par l’événement ». 237
« notes » qui « n’empruntent rien » « à la maxime ». Si certaines ont une
indéniable dimension poétique ou aphoristique – ces feuillets recelant
quelques-unes des plus belles « fusées »
de l’auteur –, ce sont bien des notes, écrites au jour le jour, de 1943 à 1944,
pendant « cette guerre »
qui « se prolongera au-delà des
armistices platoniques » (note 7). Les conditions de l’écriture sont
précaires, le temps imparti fort court, ce qui explique leur brièveté :
« J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps. S’étaler conduirait à l’obsession. L’adoration des bergers n’est plus utile à la planète » (Note
31). Cependant et malgré tout, s’il ne peut les « relire », le poète peut les « signer » (Note 96)
Il s’agit non d’écrire, mais de témoigner,
comme je l’ai dit. Témoigner de l’impossible, des questions vertigineuses et
des choix déchirants qu’implique l’action et auxquels chaque jour « le capitaine Alexandre » – le nom
de code de René Char dans son groupe de maquisards – se trouve confronté :
faut-il ainsi intervenir et sauver un homme, un camarade mis au peloton, au
risque de livrer tout « un village »
aux mesures de représailles ? La réponse se trouve hélas dans la
question :
« Horrible
journée ! J’ai assisté, distant
de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait
être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à
faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de
moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin
glissait un froid polaire dans mes os. » (Note 138)
Il s’agit aussi de témoigner pour la
poésie et la fantaisie des êtres que
la guerre emporte : « Mon frère
L’Elagueur, dont je suis sans nouvelles, se disait plaisamment un familier des
chats de Pompéi.» (Note 11). Ou cet autre qui « entre les deux coups de feu qui décidèrent de son destin »
« eut le temps d’appeler une mouche » :
« Madame » (Note 42)
Témoigner de l’amitié, et pour ces hommes
et ces femmes que Char retrouve « toujours
le cœur content » « à
Forcalquier » : « Ce rocher
de braves gens est la citadelle de l’amitié.» (Note 17)
Témoigner de la douleur, qui est
l’ordinaire des jours : « Nous
sommes tordus de chagrin, à l’annonce de la mort de Robert G. (Emile Cavagni), tué dans une embuscade à
Forcalquier, dimanche.» (Note 157)
Témoigner encore – et cela est terrible –
d’une forme de dépersonnalisation Le poète, « conservateur des infinis visages du vivant » – formule
emblématique devenue célèbre –, se souvient « brusquement » qu’il a lui-même « un visage » : « Les
traits qui en formaient le modelé n’étaient pas tous des traits chagrins, jadis.»
(Note 219). De même se masque le « visage »
de la femme aimée : « Je pense
à la femme que j’aime. Son visage
soudain s’est masqué. Le vide est à
son tour malade. » (Note 119)
Témoigner toujours de l’espoir, qui est
celui de tous : « À tous les repas
pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis. » (Note 131)
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Le plus remarquable est que René Char est
un résistant qui – s’il est à juste titre sévère avec la France, cet « oublieux pays » –, se montre également
sans illusions quant aux jours qui suivront la guerre : « La France a des réactions d’épave dérangée
dans sa sieste.» (Note 24). « Je
redoute l’échauffement tout autant que la chlorose des années qui suivront la
guerre.» (Note 220)
Plus profondément et comme son ami Albert
Camus, auquel est dédié le texte, René Char considère l’Histoire comme une
dimension superfétatoire de l’existence humaine, rien n’étant plus triste que
de résumer l’homme à ses luttes, aussi justes soient-elles : « Il n’est plus question que le berger soit
guide. Ainsi en décide le politique,
ce nouveau fermier général. » (Note 216). Et la « fureur » politique comme une
perversion : « Je vois l’homme
perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant
conquête son anéantissement. » (Note 69)
René Char est un humaniste – « Ces notes
marquent la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses
vertus… » – qui ne se fera jamais gloire de son engagement contre
« cette abjection nazie »
et sera même partisan après-guerre
d’un certain retrait, hors de la vie publique et des affaires politiques :
« Nous sommes partisans, après
l’incendie, d’effacer les traces et de murer le labyrinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel… »
Je notais en commençant que Char
était devenu « comme malgré lui » chef d’un petit groupe de
résistants. C’est selon moi toute la beauté des Feuillets d’Hypnos.
Le poète ignoré – car pour ses compagnons d’armes, il n’était que « le capitaine Alexandre » – témoigne
que les hommes ne sauraient être heureux au sein des convulsions
historiques ; tant « l’homme est un
être né pour des tensions et des températures moyennes », comme
l’écrivait Witold Gombrowicz.
Tout le reste est discours ou romantisme
guerrier frelaté. Dans des circonstances aussi dramatiques, où souvent la seule
alternative est tuer ou être tué, il ne s’agit pas de se payer de mots, la
lucidité même devenant une blessure : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.» (Note
169)
Et, ce sont les derniers mots, magnifique
conclusion ouverte : « Dans nos
ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » (Note 237)
Frédéric Perrot
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