Primo Levi |
Croyez-m’en, le marathon n’est rien,
Ni le marteau, ni le poids : aucune
épreuve particulière
Ne saurait se comparer à notre peine.
J’ai gagné, oui : je suis plus
célèbre qu’hier,
Mais bien plus vieux, aussi, plus usé.
J’ai couru le quatre cents mètres à la
vitesse d’un
épervier,
Sans pitié pour celui qui courait près de
moi.
Qui était-ce ? Un gars quelconque, un
novice,
Un type jamais vu auparavant,
Un pauvre bougre du tiers-monde,
Mais celui qui te tient tête est toujours
un affreux.
Je lui ai brisé les reins, comme et quand
je l’ai voulu ;
En jouissant de son effort, j’ai oublié le
mien.
À la perche, ç’a été moins
facile,
Mais les juges, par bonheur,
N’ont pas vu mon astuce :
Ils m’ont crédité de cinq mètres.
Quant au javelot, j’ai un secret ;
Il ne faut pas le lancer vers le ciel.
Le ciel est vide, à quoi bon le
trouer ?
Il suffit d’imaginer, au bout de la
pelouse,
L’homme ou la femme que l’on voudrait
tuer.
Le javelot, alors, devient sagaie,
Flaire le sang et vole plus loin.
Du mille cinq cents mètres, je ne sais que
dire ;
Je l’ai couru en proie au vertige
Et aux crampes, têtu, désespéré,
Terrifié
Par le tambour convulsif de mon cœur.
Je l’ai remporté, mais à quel prix :
Le disque, ensuite, était aussi lourd que
du plomb
Et m’échappait des doigts, rendus visqueux
Par ma sueur de vétéran fourbu.
Dans les tribunes, vous m’avez sifflé,
Je l’ai très bien entendu.
Mais qu’attendez-vous donc de nous ?
Que nous demanderiez-vous encore ?
De prendre notre envol ?
De composer un poème en sanscrit ?
D’arriver au bout du pi grec ?
De consoler les affligés ?
De mettre en œuvre la pitié ?
4
septembre 1984
Primo Levi, À une heure incertaine
Traduit de
l’italien par Louis Bonalumi
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