jeudi 8 août 2024

En New Wave (un texte de Dominique A, pour Valentine)

 


J’ai treize ans, et j’entends un jour une chanson qui suspend l’instant. Moi qui pensais que les disques de mes parents suffisaient, je découvre que j’attendais cette musique, ce son, traversé par une voix d’enfant perdu : j’ai l’impression de connaître cet enfant. Je pense à Meaulnes, dont je viens juste de lire le récit, qui avance sur le chemin le menant au château des Galais, vers la fête étrange qui changera sa vie.  

Un ami me donne le titre du morceau, le nom du groupe et celui du genre auquel il est rattaché : « new wave », « nouvelle vague » en français. J’aime aussitôt la sonorité de ces mots, leur liquidité phonétique épousant leur sens, avec ces « w » accolés qui évoquent un glissement, semblable à celui des nappes sonores de la chanson.

Je m’évertue dès lors à tout connaître de ce mouvement, que je découvre vieux de plusieurs années, découlant du punk : il lui a emprunté son rejet de la virtuosité, tout en se délestant de sa brutalité et de ses certitudes. Chez les groupes que je préfère, le son est diffus, comme en proie au doute, et une lumière spectrale en émane. Ils jouent une musique de refus, non exempte de tension, mais dépourvue de conscience sociale, avec la mélancolie en étendard, comme seule porte de sortie.

Mes parents sont athées, mais nous visitons parfois des églises ; j’en aime la solennité, la beauté froide. La new wave renvoie à cette imagerie, pâle et glacée comme le marbre, aussi mouvante et fragile que la flamme d’une bougie. Elle en appelle à un dieu dont elle déplore l’absence, en un lamento distant, qui ne quête pas l’adhésion, n’implique pas la communion. C’est une musique de confinement, à l’air rare, mais d’une substance précieuse. Repliée sur elle-même, elle invite pourtant à la hauteur. J’entre en new wave, comme dans les ordres.

Le monde se divise dès lors en deux : ceux qui adhèrent, et les autres. Les premiers se reconnaissent vite.

Nous formons une confrérie, minoritaire, mais soudée. Le nom d’un groupe est un sésame, le signe d’une fraternité. Il n’est pas exagéré de dire que nous nous sentons élus. Nous imaginons avoir accès à des beautés que les autres, par ignorance ou négligence, n’approcheront jamais. Nos vies seront exigeantes et nobles, détachées des plaisirs immédiats ; nous chercherons dans le passé des traces d’un monde idéal, dont la new wave se fera l’écho, à grand renfort d’accords mineurs : nous lui confierons notre inquiétude. Elle transfigurera nos faiblesses.

Les rangs en viennent pourtant vite à se disperser. Pour la plupart, cela n’est qu’une passade, une panoplie adolescente à remiser lorsqu’il faut travailler, lorsqu’un enfant naît. Le présent les accapare.

Pour les autres, l’inquiétude demeure, à peine atténuée avec les années, ravivée par des riens. Qu’on me fasse une réflexion, et je redeviens l’adolescent timoré et hautain raccroché à sa planche de survie : cette musique préservant du commun, de l’hostilité. Au point, risible, de diviser encore le monde en deux.

 

 

Le texte est extrait de Regarder l’océan, le livre de Dominique Ané, plus connu sous son nom d’artiste, Dominique A.   

 

Pour écouter Atmosphere de Joy Division :


https://youtu.be/KSYBW8JlijM?si=UlVuhwzr8iq2uE3S


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire