J’ai
treize ans, et j’entends un jour une chanson qui suspend l’instant. Moi qui
pensais que les disques de mes parents suffisaient, je découvre que j’attendais
cette musique, ce son, traversé par une voix d’enfant perdu : j’ai l’impression
de connaître cet enfant. Je pense à Meaulnes, dont je viens juste de lire le
récit, qui avance sur le chemin le menant au château des Galais, vers la fête
étrange qui changera sa vie.
Un
ami me donne le titre du morceau, le nom du groupe et celui du genre auquel il
est rattaché : « new wave », « nouvelle vague »
en français. J’aime aussitôt la sonorité de ces mots, leur liquidité phonétique
épousant leur sens, avec ces « w » accolés qui évoquent un glissement,
semblable à celui des nappes sonores de la chanson.
Je
m’évertue dès lors à tout connaître de ce mouvement, que je découvre vieux de
plusieurs années, découlant du punk : il lui a emprunté son rejet de la virtuosité,
tout en se délestant de sa brutalité et de ses certitudes. Chez les groupes que
je préfère, le son est diffus, comme en proie au doute, et une lumière
spectrale en émane. Ils jouent une musique de refus, non exempte de tension, mais
dépourvue de conscience sociale, avec la mélancolie en étendard, comme seule
porte de sortie.
Mes
parents sont athées, mais nous visitons parfois des églises ; j’en aime la
solennité, la beauté froide. La new wave renvoie à cette imagerie, pâle et
glacée comme le marbre, aussi mouvante et fragile que la flamme d’une bougie.
Elle en appelle à un dieu dont elle déplore l’absence, en un lamento distant,
qui ne quête pas l’adhésion, n’implique pas la communion. C’est une musique de
confinement, à l’air rare, mais d’une substance précieuse. Repliée sur
elle-même, elle invite pourtant à la hauteur. J’entre en new wave, comme dans
les ordres.
Le
monde se divise dès lors en deux : ceux qui adhèrent, et les autres. Les
premiers se reconnaissent vite.
Nous
formons une confrérie, minoritaire, mais soudée. Le nom d’un groupe est un
sésame, le signe d’une fraternité. Il n’est pas exagéré de dire que nous nous
sentons élus. Nous imaginons avoir accès à des beautés que les autres, par ignorance
ou négligence, n’approcheront jamais. Nos vies seront exigeantes et nobles,
détachées des plaisirs immédiats ; nous chercherons dans le passé des
traces d’un monde idéal, dont la new wave se fera l’écho, à grand renfort d’accords
mineurs : nous lui confierons notre inquiétude. Elle transfigurera nos
faiblesses.
Les
rangs en viennent pourtant vite à se disperser. Pour la plupart, cela n’est qu’une
passade, une panoplie adolescente à remiser lorsqu’il faut travailler, lorsqu’un
enfant naît. Le présent les accapare.
Pour
les autres, l’inquiétude demeure, à peine atténuée avec les années, ravivée par
des riens. Qu’on me fasse une réflexion, et je redeviens l’adolescent timoré et
hautain raccroché à sa planche de survie : cette musique préservant du
commun, de l’hostilité. Au point, risible, de diviser encore le monde en deux.
Le
texte est extrait de Regarder l’océan, le livre de Dominique Ané, plus
connu sous son nom d’artiste, Dominique A.
Pour
écouter Atmosphere de Joy Division :
https://youtu.be/KSYBW8JlijM?si=UlVuhwzr8iq2uE3S
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