Pacte de non-agression germano-soviétique, 1939 Staline et Ribbentropp |
Les
idéologies ne s’intéressent jamais au miracle de l’être.
Hannah Arendt, Le Système totalitaire
Il
est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir
illimité. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes
littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur
vie. Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres
ne doivent jamais cesser d’être soumis, tandis qu’à l’intérieur, des
groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l’expansion des
camps de concentration ou, quand les circonstances l’exigent, être liquidés
pour faire place à d’autres. Le problème de l’opposition est sans importance,
tant dans les affaires étrangères qu’intérieures. Toute neutralité, toute
amitié même, dès lors qu’elle est spontanément offerte, est, du point de vue de
la domination totalitaire, aussi dangereuse que l’hostilité déclarée : car
la spontanéité en tant que telle, avec son caractère difficile à apprécier, est
précisément le plus grand obstacle à l’exercice d’une domination totale sur l’homme.
Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à
Moscou, une amère expérience apprit qu’ils constituaient une menace pour l’Union
soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir
quelque réalité aujourd’hui, aussi ridicules et menaçants aux yeux du régime
russe que les nazis convaincus de la faction Röhm l’étaient par exemple aux
yeux des nazis.
Ce
qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans
la situation totalitaire, c’est que les régimes totalitaires tirent leur plus
grande fierté du fait qu’ils n’en ont pas besoin, non plus que d’aucune forme
de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction
animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les
régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur
les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir
total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes
conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité.
Justement parce qu’il possède en lui tant de ressources, l’homme ne peut être
pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale
homme.
C’est
pourquoi le caractère est un obstacle et même les règles légales les plus
iniques sont un obstacle ; mais l’individualité, comme tout ce qui, bien
sûr, distingue un homme d’un autre, est intolérable. Aussi longtemps qu’on n’a
pas rendu tous les hommes superflus – et c’est là ce qui ne s’est fait que dans
les camps de concentration – l’idéal de la domination totalitaire n’a pas été
pleinement réalisé. Les Etats totalitaires s’efforcent sans cesse, même s’ils n’y
réussissent pas toujours complètement, de démontrer que l’homme est superflu,
en pratiquant la sélection arbitraire des divers groupes à envoyer dans les
camps, en procédant constamment à des purges dans l’appareil dirigeant et à des
liquidations de masse. Le sens commun proteste désespérément que les masses
sont soumises et que tout ce gigantesque appareil de terreur est donc superflu ;
s’ils étaient capables de dire la vérité, les dirigeants totalitaires répliqueraient :
l’appareil ne vous semble superflu que parce qu’il sert à rendre les hommes
superflus.
Hannah
Arendt, Les Origines du totalitarisme, Le Système totalitaire
Traduit
de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy. Révisé par
Hélène Frappat.
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