L’imbécile
fonde son existence sur ce qui est. Il n’a pas découvert le possible,
cette fenêtre sur le Rien…
L’acte
de triomphe suprême sur le monde, aussi distant des extrémités de la joie que
de celles de la tristesse, est une indifférence rêveuse qui oriente notre
pensée vers des êtres inconnus, étrangers au soleil comme à la nuit, et que
nous ne rencontrerions qu’ailleurs, dans une contrée neutre de notre
imaginaire.
L’incompréhensible
effort réalisé pour transformer au plus vite une quelconque femme en idole,
afin de mieux piétiner ensuite l’autel de ce leurre, cette alternance de culte
et d’écœurement, le besoin d’illusion et l’impossibilité de ne souscrire à
aucune d’entre elles te transforment en un Don Quichotte cynique.
Lorsque
tu te relis, tu es surpris par la sincérité de toutes ces pages, si nombreuses
et si mal écrites. Le style est un masque et une fuite.
Aucune
herbe anesthésiante n’est assez puissante pour émousser durablement ma veille.
Le véritable somnifère, c’est la mort.
Après
avoir dépensé tant de forces à construire des cauchemars, il n’est pas étonnant
que nous soyons incapables, durant la journée, d’ajouter à la fadeur des
instants la moindre énergie, le moindre souffle. Notre vitalité est consumée
par nos rêves nocturnes ; son absence nous place devant le monde pur, sans
la moindre transformation qui serait due à notre imagination.
Vagabonds
sublimes dans notre sommeil, nous devons, une fois réveillés, nous réduire à
des ratés ; nous payons notre vaillance nocturne par notre lâcheté diurne.
Aux ennemis que nous avons assassinés en rêve, nous tendons la main, dans la
rue, avec un sourire.
Tant
de poètes où la tristesse abonde à cause d’un génie insuffisant… La distance
qui les sépare de l’expression absolue, ils la remplissent par de vibrantes
déficiences. Ainsi deviennent-ils de
grands poètes grâce à la tristesse qui cache leur impuissance. Les poètes
mineurs sont plus sombres que ceux qui ont été pleinement dotés. C’est que la
tristesse est plus facile que le génie : elle exige seulement un
peu de maladie et un semblant de talent.
Les
grands de ce monde ne savent que trop l’impossibilité de diriger les foules
sans la fausse nourriture des croyances. Leur occupation consiste à les gaver
de mystifications passées au vernis de la vérité. Une fois prises au jeu,
désormais incapables de douter, elles acceptent les lois, l’oppression et la
guerre. L’Histoire ? L’excitation des meutes humaines au moyen
d’idéaux.
Décembre 2023
Cioran,
Fenêtre sur le Rien
Traduit
du roumain par Nicolas Cavaillès
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