Dmitri
est le plus humain des trois frères, le passionné, le jaloux. « L’humiliation,
partage de l’homme, voilà, frère, presque l’unique objet de ma pensée. »
(p.168)
C’est
lui qui déclare : « La beauté, c’est une chose terrible et affreuse.
Terrible, parce qu’indéfinissable, et on ne peut la définir, parce que Dieu n’a
créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent
accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais j’ai beaucoup songé à ces
choses. Que de mystères accablent l’homme ! Pénètre-les et reviens intact.
Par exemple la beauté. Je ne puis supporter qu’un homme de grand cœur et de
haute intelligence commence par l’idéal de la Madone, pour finir par celui de
Sodome. Mais le plus affreux, c’est, tout en portant dans son cœur l’idéal de
Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans
ses jeunes années d’innocence. Non, l’esprit humain est trop vaste, je voudrais
le restreindre. Comment diable s’y reconnaître ? Le cœur trouve la beauté
jusque dans la honte, dans l’idéal de Sodome, celui de l’immense majorité.
Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le cœur humain
étant le champ de bataille. Au reste, on parle de ce qui vous fait
souffrir. » (p.169-170)
La
réponse d’Aliocha – « L’échelle du vice est la même pour tous.» (p.171)
Le
roman raconte la plus hideuse des rivalités – celle d’un père et d’un fils, qui
désirent la même cocotte…
Le
père est haïssable – c’est un être vil, qui a tous les vices ; il est
grossièrement sensuel : c’est un ivrogne, un cabotin, « un bouffon ».
Il
est « méchant et sentimental ».
Il
aime l’argent, non comme un avare, mais parce que l’argent permet d’acheter les
corps et les âmes et il y a cet étonnant passage où il avoue qu’il lui faudra
de plus en plus d’argent, car en vieillissant, il sera de moins en moins appétissant…
Ce
qui étonne : la sincérité de son cynisme… Il prétend aimer Aliocha ; il
n’aime personne…
Une
odieuse pensée parcourt tout le roman – le père est un être si abject, qu’il mérite la mort… Mais Aliocha à Ivan : (p.213-214)
« Frère,
permets-moi encore une question. Se peut-il que chacun ait le droit de juger de
ses semblables, de décider qui est digne de vivre et qui en est indigne ?
-
Que vient faire ici l’appréciation des mérites ? Pour trancher cette
question, le cœur humain ne se préoccupe guère des mérites, mais d’autres
motifs bien plus naturels. Quant au droit, qui donc n’a pas le droit de
souhaiter ?
- Pas la mort d’autrui. »
Dans la plaidoirie de l’avocat de Dmitri : « Car, hélas, certains pères sont de vraies calamités.». Et : « … il ne suffit pas d’engendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre. » (p. 912-915)
Le
« quatrième » frère Karamazov – Smerdiakov,
« l’instrument » d’Ivan, dont on apprend qu’enfant, il aimait à
« pendre » des chats. Jusqu’à son nom est significatif de son abjection.
C’est lui qui suggère aussi au pauvre petit garçon « fier »
(Ilouchia) de mêler des aiguilles à la mie de pain, provoquant la mort de son
chien Scarabée et le désespoir du petit garçon…
Aliocha
à la bande de garçons après l’enterrement : « Sachez qu’il n’y a rien de
plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utile dans la vie qu’un bon
souvenir, surtout quand il provient du jeune âge, de la maison paternelle. On
vous parle beaucoup de votre éducation ; or, un souvenir saint, conservé depuis
l’enfance, est peut-être la meilleure des éducations : si l’on fait
provision de tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement. Et même
si nous ne gardons au cœur qu’un bon souvenir, cela peut servir un jour à nous
sauver. » (p.951)
La
folie d’Ivan – je pensais à cette phrase de Baudelaire : « … la plus
belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! ». Et
au film Usual Suspects, qui s’achève
par cette phrase du Joueur généreux. Mais
Ivan est seul dans sa chambre et en proie à l’hallucination – Ce n’est pas
l’épisode le plus convaincant du roman… (Livre XI, chapitre IX)
Plus
convaincant est le si beau et si sombre passage sur « la souffrance des
innocents » – Ivan est convaincant dans sa révolte (Livre V, chapitre IV). Sa démonstration est d’ailleurs irréfutable ; ce qu’admet Aliocha,
quand Ivan lui demande s’il doit s’arrêter : « Non, je veux souffrir, moi
aussi. Continue.» (p.340)
La
souffrance des innocents – elle n’est pas seulement la matière des sombres
spéculations d’Ivan ; elle est incarnée
dans le roman dans la figure du pauvre petit garçon (Ilouchia). Ilouchia
est innocent dans tous les sens du terme : l’idée mauvaise lui a été
soufflée par un adulte (Smerdiakov). Le pauvre petit garçon souffre
également de l’humiliation de son père.
Comme
Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov est un roman
policier.
Sur
la souffrance des innocents – selon Dostoïevski, ce chapitre est « le
point culminant » de l’œuvre : « Mon héros a choisi un thème,
selon moi, irrésistible, l’absurdité de la souffrance des enfants, et il en
déduit l’absurdité de toute la réalité historique… C’est un personnage
suprêmement réel… Tout ce qu’il dit est fondé sur des faits réels. »
(Pierre Pascal, Dostoïevski l’homme et
l’œuvre, p.290)
Les
« faits réels » sont empruntés à la chronique judiciaire. (Postface de Pierre Pascal, p.962)
Ces
quelques notes ont été prises en avril 2015. Frédéric Perrot.
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