Lisa a disparu : c’est ce qu’annonce un
avis de recherche scotché sur la vitrine d’une boutique. L’affiche est d’un
petit format et ce n’est qu’une photocopie d’une page originelle où la
photographie devait être en couleur et le texte plus lisible. Lisa a disparu.
Elle a seize ans. Elle a disparu six mois auparavant. La photographie en noir
en blanc montre une adolescente aux cheveux sombres : c’est elle, Lisa, la
disparue…
La photographie ne la met pas vraiment à
son avantage : c’est comme si cette pauvre Lisa n’avait été photographiée
que contrainte et forcée, elle détourne légèrement la tête comme si son seul
désir était de quitter au plus vite le cadre, de sortir au plus vite du champ…
C’est à croire qu’on l’a mise assise sur le tabouret réglable du photomaton –
ce ne peut être qu’un cliché de photomaton –, qu’on lui a demandé de sourire et
qu’elle a essayé de sourire sans y parvenir…
Le texte est pathétique : le
désespoir insensé de ceux qui se sont trouvés dans l’obligation de le produire
est traduit en des tournures impersonnelles sans doute dictées par le format de
l’avis de recherche où en un minimum de mots l’essentiel doit être dit, et
chaque phrase est curieusement neutre et vertigineuse… Ainsi ses proches
espèrent son retour est une phrase sèche
de cinq mots mais qui dans la situation de ceux qui espèrent le retour d’une
fille, d’une sœur, d’une petite amie, est lourde de l’immensité de désespoir
indissolublement lié à cet espoir qui se trouve exprimé en cinq mots et de la
plus brutale des manières.
Le désespoir engoncé dans des formules de
politesse : voilà ce qu’est ce texte. Il le relit pour la cinquième fois
et songe qu’aux Etats-Unis l’on trouve de tels avis de recherche sur les
briques de lait ou de jus d’orange. Des statistiques rigoureuses ont établi le
nombre de telles disparitions en France, mais la formule simple par laquelle
étaient résumés les résultats des enquêtes – chaque jour en France, tant de
personnes disparaissent… – lui échappe : il ne se souvient plus du nombre
et la formule statistique censée frapper son imagination lui échappe et
cela est sans importance… Il se méfie d’ailleurs des statistiques et des
enquêtes d’opinion : il a toujours l’impression qu’on lui ment, qu’on le
trompe et que ces enquêtes, ces statistiques ne sont que les instruments les
plus visibles d’une entreprise de manipulation des esprits plus vaste et à
laquelle participent peu ou prou tous ceux qui ont quelque intérêt à ce que
cette détestable société se maintienne.
Il se sent d’un coup les mains sales, les
mains poisseuses, les mains moites. Il voudrait les passer sous l’eau claire,
les frotter vigoureusement au savon de Marseille. Sa peau ne supporte que le
savon de Marseille. Il n’utilise plus les produits en vente dans les
supermarchés, ces gels douche
industriels, auxquels, des tests l’ont révélé, il est devenu à force
allergique, son allergie se caractérisant par de violentes crises d’eczéma. Mais
en pleine rue, il doit se contenter du grand mouchoir en tissu qu’il sort de sa
poche, déplie avec soin avant de s’essuyer les mains avec application. La
sensation désagréable dans ses mains s’estompe sans disparaître. Il considère
d’un coup le mouchoir avec étonnement comme s’il avait oublié ce détail. Que
va-t-il en faire ? Il n’a plus envie de remettre le mouchoir dans sa poche
à présent qu’il a servi et il avise une poubelle publique dans laquelle en
prenant des airs dégagés, il le laisse tomber… En affectant la même
indifférence à ce qui l’entoure, il revient se planter devant l’avis de recherche,
se penche pour mieux voir et relit le texte une fois encore. Il s’imprègne de
chaque mot, il se le répète à voix basse, le laisse résonner en lui pour en
apprécier l’écho… Mais en lui comme en une grotte située dans les profondeurs
de l’océan, cet écho demeure étrangement faible et étouffé, les mots ne
l’atteignent qu’en des zones extrêmement éloignées de lui-même où ces mots sont
sans pouvoir, où ils se perdent et résonnent peut-être, mais dans le vide…
Il est conscient de l’immensité de
désespoir que trahit chacun des mots impersonnels imprimés sur cet avis de
recherche. Mais rien ne se passe en lui, il demeure insensible et froid, les
mots ne l’entraînent pas vers cet état d’abattement pénible qui lui est
familier dès qu’il commence bien malgré lui de s’imprégner de l’évidence qu’il
est d’autres consciences que la sienne, d’autres souffrances que ses
souffrances particulières… Non, il ne ressent rien de tel face à ces mots. Et
c’est comme si ces mots étaient jetés en l’air et qu’il en était réduit à
constater la manière dont ils se brisent sur le sol… C’est comme s’il ne devait
prendre conscience de la souffrance qui s’exprime de la façon la plus
élémentaire dans cet avis qu’avec l’une des parties les plus éloignées de son
corps : c’est comme s’il devait compatir
avec la pointe de ses cheveux, ses ongles ou ses orteils… Tout cela se
passe aux limites de lui-même, en des lieux infiniment reculés, comme aux confins
d’un immense empire… Et il ne peut, malgré l’impression pénible que lui laisse
toujours ce sentiment d’une distance irréductible entre lui et lui-même, il ne
peut que se répéter chaque mot à voix basse, sans rien éprouver d’autre que la
vague indifférence d’un acteur qui apprend un texte et le réduit à une suite de
phrases qu’il doit s’assimiler. Et il le sait, oui, il le sait déjà presque
entièrement, il pourrait le réciter et il a un court sourire en songeant qu’il
pourrait le déclamer à haute et distincte voix au milieu de ce trottoir et en
trouvant encore les accents les plus propres à susciter l’émotion…
Mais il n’aime pas se donner en spectacle
et cela serait sans aucun doute jugé de mauvais goût… Et déjà il imagine
l’indignation qu’il provoquerait parmi ses auditeurs de hasard lorsqu’ils
commenceraient de comprendre ce qu’à leur intention sur ce bout de trottoir, il
est occupé de leur réciter ; et déjà il imagine leurs cris et le mouvement
de colère qui les ferait se précipiter sur lui pour le faire taire ; et
déjà il s’imagine violemment jeté sur le sol pour être roué de coups, se
repliant sur lui-même pour éviter d’être frappé au visage… Provoquer la colère
aveugle d’un groupe de personnes, voire d’une foule, est une idée qui l’a
toujours séduit d’une façon mystérieuse, avec laquelle il aime à jouer, une
idée qui l’emporte et le plonge dans des rêveries profondes dont les variations
semblent presque infinies…
Il sait qu’il ne le supporterait pas. Il
sait qu’il perdrait simplement la tête si cela devait se produire : il ne
se connaît pas de terreur plus ancienne que celle d’être battu, il ne se
connaît pas de terreur plus ancienne que celle de la mêlée humaine où dans une promiscuité malsaine les corps, les
êtres se trouvent confondus et où il devient impossible de déterminer « ce
qui appartient à qui »… Dans tous les cas, et il sourit à cette pensée
comme à une conclusion malicieuse, il ferait un très mauvais martyr, un très
mauvais acteur pour une scène de lynchage…
Il considère encore un moment l’avis de
recherche et se souvient qu’il est chez lui attendu. Il ne doit pas oublier ses
obligations de maître de maison ! Il songe qu’il pourra relire l’avis de
recherche sur le chemin du retour et il s’éloigne à pas rapides,
empruntant le trajet qui lui semble le plus court jusqu’au centre commercial.
Il doit acheter de la ficelle, des ciseaux et une paire de gants en plastique.
Il doit également acheter du thé et du sucre en poudre : il conclut que
pour tous ces achats le supermarché généraliste situé au dernier étage du
centre commercial est le plus approprié. Il a néanmoins quelques doutes en ce
qui concerne la ficelle et comme s’il voulait repousser cette hypothèse avant
qu’elle n’ait le temps de se développer, il se précipite dans l’escalier
mécanique menant aux étages supérieurs, où il se fraye un passage, bouscule un
couple et gravit les marches les unes après les autres, et déjà il est en haut
et les portes automatiques du supermarché s’ouvrent devant lui.
Il y a la foule de tous les jours et il
est un peu décontenancé par le bruit… Il a l’impression désagréable d’entrer
dans une épaisseur de bruit et les
lumières au néon, non moins que les trop nombreuses couleurs vives, irritent
son regard : il se sent pris d’un léger vertige, un vertige qui lui est
familier et qu’il ressent à chaque fois dans ce genre d’endroit… Car en passant
les portes automatiques, il est sans transition entré dans le royaume enchanté de
l’abondance, de la consommation heureuse et de la laideur décomplexée… Et il
importe peu que la plupart des clients semblent comme lui-même plus fatigués
qu’enthousiastes, il est entré dans un autre espace-temps : celui très
artificiel d’un supermarché noir de monde, surpeuplé et où au sens propre on se
marche sur les pieds… Ici comme ailleurs, c’est toujours la mêlée humaine, les
mouvements au coude à coude et les gestes empêchés, une proximité malsaine et
de tous les instants…
Il a un soupir las et d’un pas peu assuré
tente de s’orienter. Il doit aller lentement sans donner à ceux qui pourraient
l’observer la sensation de la lenteur. Il doit aller lentement, mais comme si
cela lui était naturel. Il a l’impression d’évoluer sur une surface légèrement
mouvante. Le bruit l’étourdit. Il peine à fixer son attention, il peine à
savoir dans quelle mesure il peut se fier à ses perceptions que troublent
tant de sollicitations contradictoires et agressives… Et comme un marin en
pleine mer, il a l’impression de naviguer
à vue : oui, c’est cela, il navigue à vue dans les dédales du
supermarché, il est comme un marin dont le regard tente de percer les
mouvements imperceptibles de la brume sans y parvenir, il avance au hasard et
c’est comme si un voile était tombé devant ses yeux et dansait devant ses yeux.
Mais que lui arrive-t-il ? Il se
laisse aller… Tout cela n’est pas : ce ne sont que des impressions
illusoires, des hallucinations comme les mirages dans le désert. Oui, tout cela
n’a pas plus de consistance qu’un mirage dans le désert. Il doit se ressaisir
et prendre sur lui malgré la promiscuité, malgré les lumières intermittentes,
malgré le bruit… Et le sol du royaume enchanté n’est sans doute pas un sable
mouvant ! Il a dû avoir une soudaine baisse de tension, ce n’est qu’un
moment de faiblesse, ce doit être la fatigue ou un effet secondaire des
médicaments dont il a récemment augmenté les doses : oui, voilà, comment
a-t-il pu ne pas y penser tout de suite ? Il a augmenté les doses, il les
a pour ainsi dire doublées et il s’étonne dans un tel lieu, avec toute cette
foule écœurante, d’avoir un léger malaise, un moment de faiblesse !
Oui, ce doit être à cause des
médicaments, ce doit l’un de ces effets que l’on dit « indésirables » et dont la liste occupe en général
une bonne moitié de la notice… Un instant, il repense au médecin qui les lui a
prescrits quinze jours auparavant : comme ce vieil imbécile avait fait des
histoires pour lui remplir l’ordonnance ! Il déteste insister et il avait
dû insister et même menacer de faire un scandale. Il s’était levé de son siège,
avait crié qu’il se rendait de ce pas dans la salle d’attente dont il allait
faire fuir toute la clientèle ! Et puis soudainement conscient du ridicule
de ses menaces et du tremblement irrépressible de ses poings serrés, il s’était
rassis… Le médecin l’avait dévisagé un moment avec une expression impénétrable
comme s’il réfléchissait à tout à fait autre chose, puis, finalement, lui avait
rédigé l’ordonnance en le prévenant seulement que c’était la première et la
dernière fois…
Cela passe, cela passe doucement… Il
souffle un grand coup, il se passe la main dans les cheveux… Mais il retire sa
main presque aussitôt : il a senti que sous sa main ses cheveux étaient
sales, poisseux, moites .Et il regarde sa main avec dégoût, il a envie de
l’agiter, de faire disparaître la sensation… Il a envie de l’agiter, comme s’il
pouvait par ce seul geste faire disparaître de sa main la désagréable sensation
de saleté moite. Il ne peut supporter d’avoir les cheveux sales ! Il
voudrait immédiatement les passer sous l’eau claire et les brosser longuement,
les coiffer interminablement : comme une jeune fille à son miroir,
l’ondine à genoux au bord de l’étang dans lequel elle cherche son reflet pour avec
des mouvements précis, coiffer ses longs et fins cheveux de déesse au peigne
d’or… Il se laisse un instant bercer par cette évocation, sa douceur enfantine
et rêveuse, mais cela ne retire rien au fait qu’il a eu la sensation
désagréable d’avoir les cheveux sales… Et il sent monter en lui une colère
sourde, une envie de crier, de crier horriblement pour les plonger tous autant
qu’ils sont dans la stupeur et l’effroi… Et comme dans un cauchemar ils
seraient contraints de se retourner vers lui et à l’apercevoir les bras tendus
vers le plafond et hurlant de tout son corps, leurs visages se décomposeraient
d’angoisse à mesure que retentirait dans le supermarché devenu plus silencieux
qu’un mausolée son terrible et interminable cri…
Il doit absolument se calmer, il ne doit
surtout pas perdre le contrôle ici…
Il doit se défendre de lui-même et ne pas se laisser glisser, entraîner sur
cette pente dangereuse au terme de laquelle il risquerait de commettre des
actes tout à fait inconsidérés : comme celui de hurler au milieu de tous
ces gens et de braquer sur lui-même le terrible projecteur de la désapprobation
publique…
Non, surtout pas ici, surtout pas dans un
tel lieu – un lieu dont il ne pourrait plus s’échapper, un lieu où il serait
cerné de toutes parts, un lieu où il ne pourrait rien faire pour empêcher qu’on
le saisisse et qu’on le traîne devant quelque policier qui lui mettrait
peut-être les menottes avant de procéder à son interrogatoire dans quelque
bureau insonorisé où il lui serait aisé et loisible de le passer à tabac… Et ce
n’est justement pas le moment de se faire pincer, non, ce n’est justement pas
le moment de tomber entre les sales pattes de la police… Le pire est qu’il ne
parvient qu’en de rares instants à établir la juste distance avec
lui-même : soit il se trouve infiniment éloigné de lui-même et rien alors
ne peut l’atteindre et entamer la sorte d’armure vide qu’il devient, soit il se
trouve d’un coup aspiré vers ce point infime qu’il est pour lui-même et il est
alors sans défense contre toutes les puissances hostiles du dehors… Et dans
tous les cas, il ne parvient que rarement à l’équilibre : il a plutôt
l’impression d’être un pendule qui oscille sans cesse entre ces deux extrêmes,
les oscillations pouvant être soudaines, brutales… Mais il va s’acheter une
bouteille d’eau de source et dès qu’il sera sorti de cet abject supermarché, il
ira dans les toilettes du centre commercial pour se mouiller les cheveux et
s’asperger le visage : cela lui fera du bien… Il se calme un peu à cette
pensée. Il a l’impression de respirer plus librement, et comme si se dissipait
un enchantement, le monde qui l’entoure retrouve des apparences plus
vraisemblables et dans leur laide banalité plus paisibles… Les apparences ne
tremblent plus, même imperceptiblement, à la manière d’un voile léger agité par
le vent, le sol est stable : il n’a aucune raison de sentir cette sorte de
mal de mer… Il ne va pas s’enfoncer lentement dans le sol, il ne va pas y
disparaître… Non, il n’y a vraiment aucun risque en ce sens… Seul le bruit
demeure irritant, et dans son désarroi, il hésite un instant à acheter une
serviette éponge pour parfaire ce brin de toilette sans lequel il risque de se
trouver mal, mais il craint que les serviettes en éponge vendues dans le
supermarché soient de mauvaise qualité, irritent sa peau et tout bien considéré,
il renonce à cette idée…
Il doit au plus vite accomplir ses
quelques achats et quitter ce lieu de perdition ordinaire qu’est un supermarché noir de monde… Il doit se
concentrer sur ce seul but et tenter de faire abstraction de la sensation
désagréable laissée dans sa main par ses cheveux, il doit s’efforcer de chasser
l’idée qu’il a les cheveux sales, la maintenir dans quelque zone éloignée de
son esprit : et évidemment il doit vaincre sa profonde répugnance pour lui-même et tout ce qui
l’entoure, le temps d’accomplir ses quelques achats…
Et comme un automate de bois soudain doté
d’un semblant de vie humaine, tel un robot qui peut mécaniquement accomplir
tous les mouvements et les gestes que l’on prête à un homme, mais qui ne sera
jamais qu’une sorte d’armure vide et stupide, une pâle copie d’homme, un
ersatz, une machine conçue sur quelque chaîne de fabrication, une reproduction
qui demeurera à jamais ignorante des sentiments humains les plus élémentaires
et à jamais privée de cette brève et chétive étincelle que l’on appelle la
pensée et qui plus sûrement que ses gènes distingue l’homme du rat ou du chien,
il met son corps raide et empêché en mouvement, il se met en mouvement.
Il quitte le centre commercial. Il
s’éloigne et ses pas le ramènent dans la rue où il a aperçu un peu plus d’une
heure auparavant l’avis de recherche. Son sac plastique aux couleurs de la
chaîne de distribution à la main, en se penchant pour mieux voir, il relit pour
une énième fois les quelques lignes, il ferme un instant les yeux, il se les
récite pour lui-même, il se les répète en détachant chaque mot, avant de
rouvrir les yeux, un sourire ravi aux lèvres. Après les frayeurs au
supermarché, il se sent de si excellente humeur qu’il aurait envie d’arrêter un
passant pour lui dire en lui montrant l’avis, vous voyez ce texte, je l’ai lu
je ne sais combien de fois cet après-midi et à présent je le sais si bien que
je pourrais même vous le réciter à l’envers, en commençant par la fin… Il joue
un moment avec cette idée, tente d’imaginer cet hypothétique passant, lui donne
toutes sortes de caractéristiques plus ou moins vraisemblables, s’amuse à
forcer les traits, imagine un touriste étranger dont il serait simplement
impossible de se faire comprendre, juge la situation cocasse, songe, cela ne
lui ayant pas effleuré l’esprit, que le passant pourrait être une femme…
Et cela interrompt presque aussitôt le
flot de ses pensées dont les images se perdent et s’estompent comme des ronds à
la surface de l’eau : une femme ! Quelle idée… Le simple fait
d’adresser spontanément la parole à une femme rend l’hypothèse invraisemblable,
impossible. Il ne s’adresse jamais spontanément à une femme, il ne parle à une
femme que contraint par les circonstances, il n’a jamais eu de conversation
véritable avec une femme… Il n’a d’ailleurs de façon générale que des rapports
extrêmement limités avec les femmes et il s’évite volontiers de tels rapports –
seulement le strict nécessaire,
l’inévitable –, et s’il doit imaginer une femme, à considérer qu’il en ait le
désir, l’envie, ce ne pourra être qu’une femme stéréotypée, une femme telle qu’on en présente dans les pages
société des hebdomadaires, les émissions et les jeux télévisés, une femme qui
ne sera jamais qu’un concept tel qu’en établissent les instituts de sondage et
les enquêtes d’opinion… Plus de soixante pour cent des mères de famille de plus quarante ans se déclarent favorables à
l’installation de caméras de surveillance dans les écoles, les salles de cours
et les rues adjacentes et ce afin de prévenir les agressions et en particulier
les agressions à caractère sexuel… Et il se laisse aller à penser à cette pure
vue de l’esprit qu’est pour lui une femme… Ce pourrait être, ce serait une de
ces femmes entre deux âges et déjà passablement usée par la vie, une femme
seule, une de ces femmes qui semblent être nées pour être secrétaire, qui
couche parfois avec son patron bien sûr marié et père de famille et dont elle
accueille sans plus y croire les vagues promesses concernant leur avenir
commun… Elle peut le croire, il est sincère, il va divorcer, il va se séparer
de sa femme et il va recommencer sa vie avec elle, mais il faut attendre encore
et qu’elle soit patiente, ce n’est pas si simple, un divorce prend du temps et
sa femme le harcèle et lui mène une guerre de tous les instants, lui fait vivre un enfer… Enfin un vrai scénario
de mélodrame, bon pour un téléfilm de l’après-midi comme il en regarde parfois
lorsqu’il gît affalé dans son divan, écrasé par l’évidence de son désœuvrement,
le vide que lui inspire toute chose ou parce qu’il est trop abruti par les
médicaments pour entreprendre quoi que ce soit d’autre… Mais heureusement il ne
vit plus seul ! Oui, il ne vit plus seul, il a à domicile une autre
personne à qui penser, dont s’occuper et qui l’accapare tout entier ! Il
est grand temps d’ailleurs d’aller la retrouver, il l’a déjà laissée seule plus
d’une heure ! Il songe que cet avis de recherche l’a suffisamment amusé,
l’a assez mis en joie pour aujourd’hui : il doit retrouver son sérieux et
rentrer chez lui au plus vite.
Et d’un pas alerte, d’excellente humeur, il
rentre chez lui et joue avec l’idée qu’il aura des nouvelles fraîches à annoncer à sa pauvre petite victime, à sa
pauvre petite Lisa si peu à son avantage sur la photographie et qui, menottée
au lit de fer et bâillonnée dans l’obscurité, lui appartient depuis qu’il l’a
fait monter six mois auparavant dans sa voiture à la sortie de son lycée.
Il rentre chez lui et joue avec l’idée qu’il
va lui annoncer en ouvrant d’un geste large la dernière porte des pièces en
enfilade de son appartement qu’elle ne devinera jamais ce qu’il a appris
d’amusant dans l’après-midi : au bout de six mois, alors que l’enquête de
police n’a mené à rien et qu’ils en sont réduits à faire afficher des avis de
recherche à la vitrine des magasins, ses parents espèrent encore, ses parents
et ses proches espèrent encore son retour, c’est assez drôle, non, tu ne
trouves pas ?
Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot.
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