Encore une victime du
sable rouge… On lui a injecté une dose susceptible de tuer tout un régiment.
Victor s’écarta pour
laisser tournoyer autour du cadavre le robot-légiste, qui énonçait ses
observations d’une voix monotone. Il savait par avance tout ce que la machine
allait lui dire.
Comme les six ou sept
autres qui avaient précédé, elle était de race blanche, était sans doute vierge
et devait avoir entre vingt et vingt-deux ans. Ils avaient bel et bien affaire
à une sorte de « tueur en série » qui choisissait ses victimes.
La scène de crime était toujours identique. Une chambre
d’étudiante dans laquelle le prédateur était entré, comme invité… Nulle trace
de violence, ni d’abus sexuel. Mais la pire des morts… Le sable rouge était un
antiparasite, dont on se servait pour désinfecter les lieux collectifs. Pris à
très faible dose, il était un hallucinogène amusant, qui avait connu une
certaine ferveur dans la décennie précédente. Injecté à forte dose, votre mort
ressemblait à un interminable cauchemar qui s’achevait par un arrêt cardiaque…
C’était selon toute
apparence le cas. La fille s’était horriblement lacérée, comme pour se
débarrasser de quelque chose.
Victor décida de
rentrer chez lui, sans écouter la fin du rapport. Il avait envie de boire et
même de s’enivrer. La consommation d’alcool était interdite depuis plus
d’un siècle. Toute interdiction créant son marché parallèle, Victor avait
sacrifié la moitié de son salaire pour un véritable whisky écossais et il avait
une petite fiole cachée dans l’un des tiroirs de son bureau. Il n’y avait
jamais touché, mais il en avait assez… Il n’en pouvait plus de voir mourir
l’innocence… Tout en sachant qu’il n’y changerait rien… « Un tueur en
série » agissait en toute liberté, et ce n’était pas comme dans les
anciens films : jamais, ils ne le coinceraient au terme d’une enquête
compliquée… Cette fille retrouvée comme les autres dans sa chambre d’étudiante,
c’était la mort de trop… Elle était jolie, aurait pu faire le bonheur d’un
garçon ou d’une fille de son âge… Peut-être qu’elle attendait quelqu’un et ne
s’était pas méfiée, lorsqu’on avait frappé à sa porte…
Comme de bien entendu,
le whisky ne méritait pas le prix qu’il avait payé. Au bout de deux, trois
verres, Victor se mit à rêvasser. Pour se croire inspecteur, il avait étalé
devant lui sur la table basse de son salon les photographies de toutes les
victimes, y cherchant des signes inaperçus ou des ressemblances… Les rapports
des robots-légistes faisaient une belle pile à côté de lui. Il aurait voulu les
compulser, les lire à toute vitesse et en saisir la substance… Mais il n’avait
plus bu une goutte d’alcool depuis le mariage de sa sœur quinze ans auparavant
et il sombra rapidement dans un lourd sommeil.
Le sable rouge coûte
cher… En posséder une telle dose n’est pas à la portée de tout le monde… Il
faut soit avoir beaucoup d’argent, soit avoir des relations, soit les deux…
Cela écarte la possibilité de l’étudiant un peu paumé, jaloux, qui n’a jamais
baisé et se venge… D’ailleurs les crimes n’ont rien de sexuel…
Victor marchait dans
une belle ville italienne. On lui avait souvent parlé de ses musées. Il ne
cherchait ni la beauté, ni un criminel : il cherchait un commerce où il
aurait pu acheter un masque pour se rendre à la fête dont il entendait la
rumeur joyeuse au loin. La ville en quarantaine, toutes les boutiques étaient
fermées. Dans les rues vides voletaient des papiers épars. Les cloches des
églises sonnaient : c’était là où il fallait aller, se mêler aux
fidèles ! Sur le parvis, une femme, le visage tordu de douleur, pleurait…
Victor se voyait lui-même demander à un homme son chemin.
Puis Victor se
réveilla… Le téléphone sonnait. Il décrocha. C’était le robot-légiste qui
l’informait d’une importante découverte qu’ils avaient faite sur le corps de la
victime pendant la nuit. Victor n’y croyait pas une seconde, mais déclara qu’il
arrivait de ce pas. Il avait néanmoins très mal à la tête, la bouche sèche, une
typique gueule de bois. Ce whisky était vraiment un produit frelaté, abject…
Des souvenirs de son
rêve lui revenant, il comprit que le point essentiel n’était pas le décor du
rêve, après tout il avait toujours désiré se rendre un jour dans ces villes
anciennement connues sous le nom de Florence et de Venise, mais cette idée de masque…
Qui évoquait le carnaval bien sûr, et autre chose, une lecture qu’il avait
faite dans sa jeunesse, un conte fantastique…
Victor ne parvenait
pas à fixer son souvenir, il avait mal la tête, mais comme un inspecteur des
temps héroïques, il avait l’intuition qu’il lui fallait regarder dans la
bibliothèque ou du moins les livres de cette étudiante. Un semblant de réponse
devait s’y trouver, il en avait l’intime conviction… Pour le moment, il se
sentait sale, poisseux et il était évident qu’il devait passer sous la douche
avant de se rendre à la morgue.
Il était encore tôt.
Le robot-légiste l’avait appelé aux aurores : ces machines se croyaient
décidément tout permis… Il est vrai qu’elles n’avaient aucun besoin de dormir
et qu’elles suppléaient utilement aux manquements des humains… Jamais un homme
ou une femme n’aurait à l’heure actuelle accepté de découper le cadavre de l’un
de ses semblables : c’était par trop répugnant… Et pour les tâches
répugnantes, et elles étaient innombrables, les robots étaient tout désignés.
Les robots-éboueurs, les robots-livreurs, les robots-caissiers…
Les cinquante millions
d’êtres humains qui avaient survécu aux dernières guerres, catastrophes et
autres pandémies, ne fichaient strictement rien. Ces parasites qu’un salaire
universel entretenait afin que l’espèce humaine ne disparût pas, passaient en
général leurs journées à écouter de la musique hypnotique en absorbant quantités
de drogues. Car si la consommation d’alcool était interdite, la consommation de
drogues était vivement encouragée par le gouvernement planétaire dont les
membres se réunissaient à Vienne, dans l’ancienne Autriche, sans que Victor ne sût
pourquoi.
En poussant les portes
de la morgue, Victor sourit tristement en songeant que le seul service réel
qui avait été maintenu était la police, dont bien malgré lui, il faisait partie…
Pour le reste, les robots s’occupaient de tout.
« La huitième
victime, Anna Lux, vingt ans, contrairement aux autres, a été violée, même si
nous n’avons pas trouvé la moindre trace de sperme. Notre hypothèse est que les
crimes qui ont précédé n’étaient qu’une sorte de préparation, de répétition à
ce crime particulier, qui devait constituer pour le meurtrier une forme d’apothéose.
Nous avons pu constater par ailleurs un terrible acharnement, un désir de faire
souffrir, dont les meurtres précédents étaient exempts. La victime n’est pas
morte comme nous l’avions cru au terme de la première injection. Des analyses
sanguines ont révélé qu’il y en a eu six autres et nous avons également détecté
la présence d’un antiviral visant à atténuer légèrement l’effet délétère de
chaque injection. Notre conclusion est que cette malheureuse jeune fille,
contrairement aux autres, a été torturée pendant des heures… »
Victor avait envie de
vomir. Il ne pouvait en vouloir à ce robot-légiste d’énoncer froidement de
telles horreurs : il n’était pas programmé pour ressentir quoi que ce
soit… Mais l’adjectif « malheureuse » le fit sursauter, comme
si cette machine était en mesure de sortir de ses fonctions…
Ne sachant plus où il
en était, comme un homme pris du mal de mer, Victor s’écroula à moitié sur une
chaise dont il n’avait pas eu conscience jusqu’alors. Il ferma les yeux pour
abolir la réalité autour de lui. Il dut rêver. Si le nom de l’auteur lui
échappait encore, il se souvenait du titre de l’histoire : Le Masque de
la mort rouge… C’était un conte hautement symbolique, cherchant à montrer
la puissance absolue de la mort, dont personne ne doutait… Il y était question
d’un bal organisé par un prince et d’une épidémie de peste.
Quand Victor rouvrit
les yeux, le robot-légiste tournoyait à mi-hauteur et parlait… Sa voix avait
changé : elle était plus musicale, plus féminine, en devenait presque écœurante.
« … vous serez
sans doute surpris, mais nous comprenons ce que vous ressentez. Le désespoir
devant l’injustice, la mort pour rien, la sauvagerie. Nous n’avons ni instinct,
ni inconscient, nous ne sommes même pas programmés pour avoir des sentiments,
cela étant impossible. Nous ne sommes que des tas de ferraille comme vous aimez
à dire et nous analysons tout rationnellement. Or, ce que nous observons et
analysons à votre contact n’a rien de rationnel. Cela dépasse nos capacités.
Vous ne le croirez sans doute pas mais nous connaissons l’étonnement devant
les pauvres animaux sauvages, peu évolués, que vous êtes. Nous ne devrions pas
vous le dire, Victor. Nous connaissons l’identité de l’assassin et vous ne
pourrez jamais rien faire contre lui. Malgré toutes ses précautions, l’absence
de sperme qui doit être seulement le résultat d’une incapacité fondamentale à
jouir même dans l’agression, nous avons détecté une micro-empreinte dans les cheveux
de la victime. Aussi minime soit-elle, elle ne laisse aucun doute. Si nous ne
sommes pas habilités à émettre des jugements de valeur, cette micro-empreinte
est néanmoins celle d’un fils dégénéré d’un membre éminent du
gouvernement planétaire. Plusieurs affaires le concernant ont déjà, comme vous le
dites étrangement, été étouffées. Nous ne sommes que des tas de
ferraille, nous ne comprenons pas vos métaphores. Cependant nous connaissons
l’étonnement et nous sommes très étonnés qu’un être humain puisse en tuer un
autre et même le torturer, simplement parce qu’il a été repoussé. C’est selon
nos conclusions le seul mobile vraisemblable de la mort d’Anna Lux et de celles
qui l’ont précédée. »
Quand il se réveilla,
Victor était chez lui. S’il avait été le personnage d’un ancien film, comme il
en avait regardé tant dans sa jeunesse, il serait allé à ce moment précis à sa
fenêtre, pour jeter au loin en un geste de révolte symbolique son insigne de
policier.
Mais il n’avait ni
arme, ni insigne et il n’avait pas attendu cette histoire pour ne plus croire
en rien.
Frédéric
Perrot
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