Eric Doussin |
« L’histoire, dans les régimes
totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage
d’audace que n’en requièrent les timides tentatives de
« désinformation » dénoncées de nos jours par des polémistes
libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès
1924, de faire disparaître Trotski des photos où il figurait aux côtés de
Lénine et, en règle générale, de toute l’épopée révolutionnaire. On sait moins,
peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du parti recevaient chaque
mois de nouveaux fascicules comportait encore une notice longue et louangeuse
concernant cet ardent ami du prolétariat ; dans le mois qui suivit sa
disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les
priant de découper à l’aide d’une lame de rasoir la notice sur Béria et de la
remplacer par une autre notice, incluse dans l’enveloppe, qui concernait le
détroit de Behring.»
Ces lignes sont extraites de l’essai d’Emmanuel
Carrère, Le Détroit de Behring, qui
se présente comme une Introduction à l’uchronie. Sur le même thème – les personnages devenus indésirables,
que le régime fait disparaître – on peut se souvenir du terrible début du roman
de Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli :
« En février 1948, le dirigeant
communiste Klement Gottwald se mit au balcon d’un palais baroque de Prague pour
haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la
Vieille Ville. Ce fut un grand tournant dans l’histoire de la Bohême. Un moment
fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Gottwald était flanqué de ses camarades,
et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid
et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude, a enlevé sa toque
de fourrure et l’a posée sur la tête de Gottwald.
La section de propagande a reproduit à des
centaines de milliers d’exemplaires la photographie du balcon d’où Gottwald,
coiffé d’une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C’est
sur ce balcon qu’a commencé l’histoire de la Bohême communiste. Tous les enfants
connaissaient cette photographie pour l’avoir vue sur les affiches, dans les
manuels ou dans les musées.
Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé
de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître
de l’Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald
est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il n’y a plus que le mur vide
du palais. De Clementis, il n’est resté que la toque de fourrure sur la tête de
Gottwald. »
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