Hambourg, août 2019 |
Mort à crédit est le second roman de Louis-Ferdinand Céline, publié en 1936. Ce sont ici les premières lignes.
Nous
voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je
serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre.
Ils ont dit des choses. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils
sont devenus vieux, misérables et lents, chacun dans un coin du monde.
Hier
à huit heures Madame Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s’élève
de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C’était une douce
et gentille et fidèle amie. Demain on l’enterre rue des Saules. Elle était
vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier
jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas surtout !... Restez
assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà… Et puis tant pis…
Je
n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu’elle
est morte Madame Bérenge à ceux qui m’ont connu, qui l’ont connue. Où sont-ils
?...
Je
voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent,
que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.
Elle
savait Madame Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne
sais plus à qui écrire. Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d’âme pour
mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d’autre chose…
Vieille
Madame Bérenge, son chien qui louche on le prendra, on l’emmènera…
Tout
le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s’est arrêté chez elle. Il
est là dans l'odeur de la mort récente, l’incroyable aigre goût… Il vient d’éclore…
Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s’en
ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ?
Je n'ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil
des morts… pour parler après ça plus
doucement aux choses… Courage pour soi tout seul !
Sur
la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait elle
me retenait par la main… Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit
hoquet. C'est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me
demander. Ils sont repartis loin, très loin dans l’oubli, se chercher une âme.
Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le
ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires.
J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre
coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.
https://youtu.be/ARIA7geiwgk
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