C’est
un incident bien ordinaire de voir sa carte bancaire avalée par un
distributeur automatique de billets suite à une fausse manœuvre. Cela en est un
tout autre, après que la dite carte a été avalée, de voir s’inscrire sur l’écran
en lettres scintillantes le message suivant : votre carte a été avalée,
veuillez introduire votre main. Et que faire d’autre qu’obtempérer et
obéir, alors que derrière vous gronde toute une foule avide de liquidités ?
Mais comment faire ? Alors qu’il semble difficile de passer plus qu’un
ongle dans l’espace fort étroit par lequel votre carte a disparu ?
Cependant
la foule continue de gronder et comme vous ne voulez pas être la cause de
quelque scandale public, en hésitant vous approchez vos doigts… À ce moment, avec un petit sifflement, s’écarte
à côté de l’écran un pan métallique qui laisse apparaître un orifice dans
lequel il est évident que vous n’auriez aucune peine à glisser non seulement
votre main, mais une bonne partie de votre avant-bras. Tout cela est
remarquablement pensé, songez-vous en vous penchant pour regarder à l’intérieur
de l’orifice, ce doit être un nouveau système de sécurité. Il est si fréquent
que le débiteur commette une erreur en composant son code confidentiel que l’on
a voulu y remédier en offrant cette nouvelle possibilité de récupérer sa carte.
Il se peut même que cela soit connu, qu’on en ait parlé aux informations et que
ce qui vous surprend présentement n’étonnerait personne. Vos collègues de
travail ne vous le disent-ils pas sans cesse ? Vous avez le tort de ne pas
suffisamment vous tenir au courant. Vous avez le tort de ne pas suffisamment
vous informer. Il faut être de son temps et utiliser à bon escient toutes les
innovations technologiques mises à disposition par la société : leur but
ultime n’est-il pas de simplifier l’existence de tout à chacun ? Et comme
cela vous ennuie tout de même un peu d’avoir vu disparaître votre carte à l’intérieur
de la machine, comme derrière vous gronde toute une foule impatiente, sans plus
hésiter, vous glissez dans l’orifice non seulement votre main, mais une partie
de votre avant-bras.
Vous êtes surpris de constater que contrairement à ce
que vous auriez pensé l’intérieur de la machine n’est pas une surface dure et
froide, mais quelque chose de chaud et de mou où il est agréable de mettre la
main et d’agiter les doigts. Ce qui vous étonne non moins, c’est qu’au moment
où vous avez glissé votre main, avec un petit sifflement, l’orifice s’est resserré
autour de votre bras et qu’il vous est dorénavant impossible de l’en retirer. Ce
doit être la procédure, songez-vous, la machine libèrera votre main, lorsque l’opération
sera finie. Cependant, alors que vous agitez les doigts à l’intérieur de la
machine, en attendant que sur l’écran apparaisse un message qui vous indiquera
la démarche à suivre, vous entendez comme un gémissement qui, en tout autre
lieu, dans une chambre par exemple, serait assez excitant, mais qui en l’occurrence
sur un trottoir, alors que derrière vous il y a du monde, est passablement gênant.
D’autant qu’il semble évident que le gémissement provient de la machine et
correspond aux mouvements de vos doigts dans ce quelque chose de mou et de
chaud qui, à mesure que vos doigts s’agitent, devient humide… Assurément cela n’est
pas ordinaire ! Et effrayé, vous tentez de retirer votre bras. Cela se révèle
impossible et le gémissement de la machine devient un râle continu de plaisir,
alors que vous vous démenez pour retirer votre bras. Désespérément, tandis que
la machine commence de vibrer en poussant de véritables cris, comme aucune femme
sans doute n’en pousserait, même au comble du plaisir, vous tournez la tête,
tendez votre autre bras de façon suppliante vers la personne qui se trouve
derrière vous…
C’est une jeune femme à la chevelure claire qui vous
considère avec dégoût et a reculé de quelques pas, comme pour n’avoir aucune
espèce de rapport avec vous et comme si vous étiez responsable de tout cela.
Vous tendez votre bras vers elle, l’appelez, en lui répétant que vous n’y êtes
pour rien… Mais les cris de la machine couvrent votre voix et la jeune femme
recule encore en pressant contre sa poitrine son sac à main, comme si elle
craignait que vous vouliez la voler… Et à l’instant où vous songez que tout
cela est risible, que chacun à commencer par cette jeune femme est incapable de
se figurer la souffrance d’un autre, passera son chemin plutôt que d’y être
mêlé, fermera les yeux et accélérera le pas s’il le faut, irrésistiblement vous
vous sentez aspiré par la machine qui après avoir avalé votre carte, vous avale
à présent.
Le texte a été écrit au début des années 2000.
Frédéric Perrot
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