dimanche 20 mars 2022

Technique de l'amollissement

 

Les hommes et les choses sont susceptibles de s’amollir. Il serait plus juste de dire qu’il faut les y contraindre. De prime abord, cela semble difficile, mais à force de volonté, en ne mésestimant pas ses capacités, cela ne manque pas d’arriver ; et ce qui n’était encore un instant auparavant qu’un encombrant camion-citerne arrêté sous votre fenêtre et vous empêchant de raser les murs à votre guise, s’écoule dès lors jusqu’au caniveau pour y disparaître. Rien à vrai dire ne résiste à l’amollissement, et il suffit par exemple de se convaincre qu’une cathédrale n’est qu’un assemblage de sable et de pierre prétentieusement élevé vers le ciel, pour que cette gêneuse commence à trembler et frémir comme une crème anglaise dans un plat malencontreusement posé par des domestiques imprudents sur le pli d’une nappe ou le coin d’une table.

Ce qui est possible avec les choses l’est non moins avec les hommes, même si ces derniers, pour on ne sait quelle raison de dignité, y sont plus rétifs. Les hommes font toujours des histoires. Le même destin liquide les attend pourtant. De façon générale, lorsqu’on ne s’est pas encore avisé de les amollir, il est plus difficile de se séparer d’une accaparante canaille que d’un canapé. Car il est notoirement connu qu’un canapé on peut toujours le passer par la fenêtre, alors qu’une accaparante canaille, si on entend lui faire suivre le même trajet, ne manquera pas de rouspéter et de faire valoir ses droits. Rien ne vaut dans ces conditions l’amollissement. Ainsi, sans misanthropie aucune, amollir un architecte ou un huissier-expulseur est un plaisir rare dont on ne se lasse pas ; et tordre au-dessus de l’évier la serpillière avec laquelle on vient d’essuyer leur désolante petite trace baveuse est un délice qui ne peut être comparé qu’à celui que l’on éprouve à voir un enfant pleurer ou un animal blessé…

 

Evidemment, il serait tentant d’abuser de ces belles et bonnes choses. Après tout, les « empêcheurs de vivre » sont légions. Mais il faut savoir raison garder et ne recourir à l’amollissement que lorsqu’on s’est par trop heurté aux dures arêtes du monde et qu’une riposte même formelle à tant de souffrances devient une nécessaire compensation.

 

 

Le texte a été écrit au début des années 2000. Frédéric Perrot.

 

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