lundi 21 mars 2022

Le brouillard de l'âme

 

    « L’avenir, toujours, nous est inconnu, mais parfois il s’enveloppe d’une brume particulière, comme si, s’ajoutant à la sournoiserie naturelle du destin, une autre puissance s’efforçait d’épaissir le mystère devant lequel s’effare notre pensée. »

                                                      Vladimir Nabokov, La défense Loujine

 

 

       Lui aussi, malgré son caractère difficile et ses habitudes de solitaire, il eut son grand amour !

       Quand le rêve s’estompa, il fut surpris de la facilité avec laquelle il referma la porte de l’appartement où il avait connu de brefs, mais intenses moments de bonheur. Les marches de l’escalier, les murs d’un jaune sale, pisseux, dansaient cependant devant ses yeux comme pour lui suggérer que cette impression de facilité n’était qu’une illusion.

 

       Il se jeta dans la débauche, comme on se jette à l’eau, non par goût du vice, par désespoir… Et lui, qui n’aimait rien tant que rester dans son appartement pour se livrer à des lectures choisies, il devint un habitué des lieux de perdition, qui sont nombreux.

 

       Titubant à travers toute une foule, en se frayant péniblement un passage, alors qu’il eût voulu aller tout droit selon une diagonale inflexible, il s’approcha de sa conquête d’un soir. Il ne se souvenait plus de son doux prénom et en s’appuyant sur le comptoir dégoulinant de bière, il dut faire un effort pour le retrouver. Oh ! il ne s’agissait certes pas de l’appeler par le prénom d’une autre ! L’ivresse n’excuse pas tout et ces dames, ces reines de quatre sous, enveloppées dans leurs fausses fourrures et leurs faux mystères, ont parfois de ces susceptibilités ! D’un coup, comme si la mémoire lui était revenue, il postillonna son prénom et sa conquête d’un soir, dont le visage était insignifiant, comme il en prit conscience en la regardant, lui sourit niaisement, avant de l’embrasser à pleine bouche, comme s’il convenait de fêter ces retrouvailles… Et, tout en retenant une violente nausée, il songea que cela finirait comme cela devait finir : par un échec lamentable, dans les draps de l’aube…

       On oublie ses fiascos et alors qu’il aurait dû se sentir humilié par certaines remarques cinglantes qui fusaient, sifflaient au matin, imperturbable comme une pièce de bois, une coquille vide, il continua de se perdre de naufrages en naufrages… Ce qui l’étonnait malgré tout, c’était que les partenaires ne manquaient jamais, comme l’étonnait au fond la facilité avec laquelle il les entraînait dans son jeu sans espoir, dont à l’entendre, à le voir, égaré, elles auraient dû soupçonner l’inévitable fin. Il y avait donc une telle solitude et un tel manque d’amour… On se donnait pour une nuit, un court frisson, avant de s’oublier.

 

La débauche est bête, comme l’a écrit un poète… Et le brouillard s’épaississait… Seul son corps, en sueur, protestait durement contre la virulence de ses excès. Son esprit était ailleurs, perdu… C’est à peine s’il percevait les regards narquois qui l’accueillaient, les ricanements dans son dos et comment les femmes emportant leurs manteaux se détournaient de lui, prévenues. C’est à peine s’il percevait combien son visage s’affaissait et combien sa démarche devenait lourde. Le corps ne ment pas, il découvrit sa vérité : douleur et merde…

Il se compromit à plusieurs reprises et insensiblement toutes les portes, même celles des bouges les plus sordides et des endroits les plus louches, se fermèrent devant lui. Il devint persona non grata : empâté, les mains tremblantes, il était un roi vaincu, figurine renversée sur un échiquier vide…

Pris dans les mouvements compliqués que lui inspirait son ivresse, perdu dans le brouillard, il eût pu retourner chez celle qu’inconsciemment il devait tenir pour seule responsable de son malheur et commettre quelque nouvel acte irréparable… Cela n’arriva pas et s’il y songea peut-être, s’il le désira sûrement, le crime passionnel n’eut pas lieu : il n’était pas destiné à la cour d’Assises…

 

Cette sombre période passée, comme tout homme peut-être, il se prit à rêver à un nouvel amour.

 

 

                                                      Le texte a été écrit en 2009. Frédéric Perrot

 

 

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