mardi 3 août 2021

L'étranger (poème de Rainer Maria Rilke)


 

Insoucieux de l’opinion des autres

qu’il priait de cesser leurs questions,

il repartait ; perdait, abandonnait –.

Car il tenait à ces nuits de voyage

 

bien autrement qu’à toute nuit d’amour.

Il en avait vécu de merveilleuses

qui, tendues de puissantes étoiles,

écartaient les étroits horizons

et se déroulaient comme une bataille ;

 

d’autres qui, avec leurs villages dispersés

dans la lune, tels des butins qu’elles offraient,

se rendaient, ou bien montraient, derrière

des parcs soignés, des châteaux gris qu’il se plaisait

à habiter un moment dans sa tête

courbée, sachant de science plus profonde

que l’on ne reste nulle part ;

déjà il retrouvait, au prochain coude de la route,

des chemins, des ponts, des pays

jusqu’à des villes qu’on amplifie.

 

Et laisser tout cela de côté sans désir

lui était plus que tout plaisir,

que toute possession ou gloire.

Mais parfois, en des lieux étrangers,

il lui semblait que la marche d’une fontaine

que les pas creusent chaque jour

lui appartenait.

 

 

Rainer Maria Rilke, Nouveaux poèmes

Traduction : Lorand Gaspar.

 

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