Eric Doussin |
Et il marche, il erre, il va au hasard, il a l’impression de n’être
plus qu’un automate, une marionnette dont quelque part quelqu’un agite les
fils, il pourrait fermer les yeux, oublier où il se trouve, il n’a qu’à se
laisser porter, pour tituber jusqu’à son but, comme l’ivrogne qui peut
accomplir sans même s’en rendre compte le trajet du bar où il s’est abruti
jusqu’à la porte de chez lui ; mais lui ne rentre pas, il s’éloigne de
chez lui, il n’a plus de chez lui, ce qu’il appelle encore son chez lui est cet
appartement où il étouffe, où il a l’impression d’être enfermé comme dans une
cellule, dont il a l’impression que tremblent, bougent et se rapprochent les
quatre murs, dont il doit sortir au plus vite, enfilant sa veste, dévalant en
toute hâte les marches de l’escalier, pour dans un grand soupir de soulagement
se retrouver à l’air libre…
Il a dû s’appuyer un instant contre le mur ; de cela il se
souvient… Il a dû s’appuyer un instant contre le mur, pour reprendre son
souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, il a dû s’appuyer un
instant contre le mur pour, comme l’homme qui a cru se noyer sort enfin la tête
de l’eau, reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque,
calmer son cœur qui battait à tout rompre…
Il ne sait pas à quoi précisément il a échappé, il ne saurait nommer
précisément ce à quoi il a échappé en sortant de chez lui, en enfilant la
veste, en dévalant les marches : tout ce qu’il sait, c’est qu’il a échappé
à quelque chose de terrible, d’effrayant, quelque chose qui l’a vidé de toute
substance et qu’il ne veut plus connaître… Quelque chose qu’il doit fuir,
dont il sait que cela reviendra, dont il a eu entre les quatre murs de son
appartement comme le pressentiment, dont il a pu connaître certains signes
avant-coureurs alors qu’il était debout devant sa bibliothèque, ou penché
au-dessus de sa baignoire qu’il voulait nettoyer, récurer, faire briller… Une
soudaine vision : du sang s’écoulant du pommeau de douche, un flot noir de
sang qui à mesure qu’il s’écoulait, lentement, salissait et rendait compromettante
la blancheur de l’émail…
Et il n’a plus la force de faire quoi que ce soit contre ce genre de
visions, elles le prennent par surprise, au moment où il s’y attend le moins,
alors qu’il est tout occupé de classer ses livres ou de nettoyer sa
baignoire : il n’a plus la force de leur résister, leurs assauts sont
dévastateurs, leurs coups portent et le laissent pantelant, tout ce qu’il sait,
c’est qu’il doit les fuir d’une manière ou d’une autre, qu’à leurs assauts, à
leurs attaques répétées, à leurs attaques-éclairs, il ne saurait résister plus
longtemps, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, tout ce qu’il sait,
c’est qu’il ne doit pas se laisser envahir, annexer, tout ce qu’il sait, c’est
qu’il doit les fuir, même si pour cela il doit enjamber le parapet du pont,
même si pour cela il doit se laisser tomber dans les eaux noires et froides de
la rivière qui traverse et scinde en deux rives la petite ville où depuis
toujours il habite et que jusqu’à ce soir, il n’a jamais vraiment quittée
Le texte est un extrait de la nouvelle L'absence, écrite en 2005.
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