Dans l’embouteillage
Aux abords de la ville, il se trouve
pris dans un embouteillage, il freine, ralentit progressivement son allure
jusqu’à s’arrêter et bientôt coupe le moteur, les véhicules devant lui
n’avançant plus et ayant coupé le leur.
Pour tromper son attente, il cherche
une fréquence sur l’autoradio dont les chiffres lumineux défilent à mesure
qu’il appuie nerveusement sur le bouton qui commande la recherche ; et au
bout d’un moment, comme surgissant des grésillements, il entend une voix lointaine
qui n’est pas celle du présentateur de l’émission qu’il a l’habitude d’écouter
à cette heure et sur cette fréquence, et le mot assassin ayant retenu son attention, il monte le volume.
La voix qui n’est décidément pas celle
du présentateur et n’est qu’à peine perceptible alors qu’il a monté le volume à
son maximum, annonce qu’un assassin activement recherché par la police aurait
été aperçu par des automobilistes pris dans un embouteillage aux abords de la
ville : l’assassin est un homme âgé d’environ soixante ans, il a de longs
cheveux blancs et porte un imperméable beige d’une coupe démodée, l’individu
est considéré comme extrêmement dangereux et il faut à tout prix éviter de
croiser son regard.
Cette dernière information lui semble d’une absurdité obscure, il
n’est pas certain d’avoir compris, la voix s’étant à nouveau perdue dans le
grésillement dont elle avait surgi ; mais en proie à un sentiment pénible,
retirant sa ceinture, ouvrant sa portière, il sort de sa voiture, comme
pourrait le faire toute personne désireuse de savoir où en est un
embouteillage… Il doit retenir une exclamation. A une cinquantaine de mètres,
entre deux véhicules immobilisés, il aperçoit un homme, un homme qui correspond
à la description faite par la voix lointaine de la radio et il comprend que des
automobilistes, comme lui sortis de leurs véhicules, tombent sur le sol sans un
cri à mesure que le vieil homme aux cheveux blancs qui avance d’une démarche
alerte entre les véhicules les regarde et cligne
des yeux, comme si ce simple clignement suffisait à les faire tomber sans un
cri sur le sol.
Et, un à un, tombent les automobilistes… Et leur façon de tomber est
étrange, ils tombent comme tombe un chiffon… Ils ne semblent même pas avoir le
temps de souffrir ou de comprendre ce qui leur arrive : ils tombent les uns
après les autres, c’est un véritable massacre… Et le vieil homme dont les longs
cheveux blancs ondoient dans le vent glacé de la nuit, avance d’une démarche
alerte : tout dans son allure suggère une satisfaction insolente, la
certitude qu’il a de sa puissance et l’amusement profond qu’il éprouve à tuer
de si simple façon…
Et pris d’une épouvantable terreur, il se jette dans sa voiture dont
il enclenche le système de fermeture automatique.
Un instant, la pensée le traverse alors qu’il entend le bruit du
système automatique qu’il se prend lui-même au piège et, en se désarticulant,
il tente de se cacher entre les pédales et le siège qu’avec un geste de panique
il a fait reculer… Il sait qu’au moment où l’homme aux cheveux blancs posera
son regard sur lui et clignera des yeux, il se produira ce qu’il a vu se
produire et il a envie de hurler, tant cela est à la fois injuste et
incompréhensible, et en s’enfonçant la main dans la bouche pour se retenir de crier, il se recroqueville encore…
Et rien ne se passe…
Il tremble de tout son corps, sa pensée s’égare. Le vieil homme aux
cheveux blancs est peut-être passé à côté de sa voiture sans rien remarquer et
osant un mouvement, il sort la tête de ses mains et lève les yeux vers la vitre
passager. Plié en deux, l’homme aux cheveux blancs le regarde à travers la
vitre, comme on regarde un insignifiant petit cobaye enfermé dans un aquarium
et que dans un moment on empoignera pour une expérience mortelle.
(2004 - texte revu mai 2017)
Frédéric Perrot
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