Le voyageur traversa à grands pas la place
devant la gare. Déjà en retard à cause d’une absurde histoire de
correspondance, il avait hâte après ce long séjour à l’étranger de retrouver
son épouse et ses deux enfants ; et il fit signe à un taxi, qui démarra
aussitôt. Informé de l’adresse, le chauffeur ne semblait pas d’humeur à
converser et répondit de façon évasive à ses quelques questions : ce qui
lui passa l’envie d’en poser d’autres. Pourtant que la ville avait changé en
son absence ! Regardant par la vitre, il ne reconnaissait aucune des rues
encombrées par des files de véhicules à travers lesquelles le taxi se frayait
un passage et à un carrefour, où il aurait juré que se trouvait le monument au
pied duquel il avait donné son premier rendez-vous à sa future épouse, il dut
constater qu’il se trompait et que sa mémoire lui faisait singulièrement faux
bond. Le taxi avait quitté le centre de la ville et filait à toute allure à
travers des rues qu’il ne reconnaissait pas plus et dans lesquelles sous aucun
prétexte il n’aurait voulu s’égarer, tant tout lui semblait à l’abandon,
insalubre et délabré. Il n’eut pas le temps de s’en étonner. Le taxi avait
ralenti et s’arrêtait devant une petite maison basse. Comme le chauffeur s’était
retourné et lui annonçait le montant de la course, il n’osa lui demander s’il n’y
avait pas eu par hasard quelque malentendu, une légère incompréhension au
moment où il avait énoncé l’adresse ; et, ayant malgré tout payé, il se
retrouva debout sur le trottoir, sa valise à la main, le taxi disparaissant
déjà à l’angle de la rue.
La maison, non moins que la rue où elle
était située, ne lui inspiraient rien et il se sentait envahi par un sentiment
pénible : il devait y avoir eu une erreur, il n’y avait pas d’autre
explication possible… Il constata pourtant en s’approchant que son nom ainsi
que celui de son épouse et de ses deux enfants étaient bien inscrits sur la
boîte aux lettres ; et il songea que fatigué par le voyage, il se laissait
aller à des imaginations fantasques et qu’il n’avait en vérité besoin que d’une
bonne nuit de sommeil. La porte s’ouvrit : une femme était sur le seuil,
qui disait son nom et courait à sa rencontre. Dissimulant sa gêne, il la prit
dans ses bras, répéta qu’il avait fait bon voyage et s’enquit des enfants. Ils
étaient à l’école naturellement, ils ne tarderaient pas à revenir. Mais il
devait sûrement avoir faim, voulait-il boire quelque chose ou comptait-il
rester planté là sur le trottoir ? La femme avait souri et en le prenant
par la main, l’entraînait à l’intérieur. La porte à peine refermée, elle se
jeta sur lui, le poussa contre le mur, et en lui couvrant le visage de baisers,
répétait qu’il y avait si longtemps, si longtemps…
Tout en tentant de la repousser avec
douceur, il remarqua que la bretelle de sa robe avait glissé de son épaule et
laissait apparaître un sein blanc, immaculé et ferme qu’il ne reconnut pas.
Souvent au début de leur mariage, ils s’étaient amusés avec son épouse des
nombreux grains de beauté qui constellaient sa poitrine ; et ce sein était
blanc, immaculé, sans la moindre particularité. Jamais en outre son épouse ne se serait laissé aller comme se le permettait en cet instant cette femme. Sans qu’il
eût pu faire le moindre mouvement pour la retenir, elle s’était mise à genoux
sur le sol et avait fait tomber son pantalon sur ses chevilles ; et, avant
qu’il eût pu dire le moindre mot pour lui rappeler que les enfants allaient
rentrer, elle le prenait déjà dans sa bouche et ne s’interrompait que pour
prononcer d’une voix haletante et ravie des obscénités dont il était persuadé
que son épouse n’avait même pas l’idée. Tout cela était absurde. Il savait que
son épouse répugnait à ça, jugeant cela dégradant ; et avec le temps, ne
voulant pas se disputer avec elle pour des broutilles, il s’était fait une
raison, il y avait eu les enfants dont il fallait s’occuper, la fatigue, le
travail, ses nombreux voyages à l’étranger ; et tandis que cette femme à
genoux s’obstinait à provoquer un plaisir auquel il résistait, il prenait
soudainement conscience que cela faisait peut-être des années que sous différents
prétextes son épouse se refusait à lui et que cela faisait peut-être des années
que par lassitude, fatigue, oubli, il n’insistait plus ; et cette prise de
conscience devenant une certitude douloureuse, il ferma les yeux et se laissa
aller en gémissant, alors que cette femme sans plus s’interrompre, comme
enhardie par ses râles, précipitait ses mouvements…
Lorsqu’il les rouvrit, deux enfants, un
petit garçon et une petite fille se tenant par la main et dont il n’aurait su
dire s’ils étaient ses enfants, étaient debout au milieu de la pièce. Sans dire
un mot, comme s’ils craignaient de briser un charme mystérieux, ces deux
enfants les regardaient en souriant : lui, appuyé au mur le pantalon sur
les chevilles, et elle, la femme toujours à genoux, enserrant ses jambes de ses
deux bras, la tête légèrement baissée et ses cheveux lui tombant sur le visage.
Il eut un petit mouvement pour attirer son attention ; et la femme, s’étant
aperçue en relevant doucement la tête de la présence des enfants, se redressait
déjà avec une promptitude étonnante, remettait de l’ordre dans ses cheveux et
ses vêtements, s’inquiétait de leur journée à l’école, passait dans la cuisine
pour leur préparer un goûter, revenait le temps de demander à l’aîné s’il
préférait la confiture de fraise ou la confiture d’abricot, retraversait la
pièce pour s’emparer de sa valise, leur demandant au passage de dire bonjour à
leur père et de lui raconter tout ce qu’ils avaient à lui raconter.
Comme s’ils n’avaient attendu que cela,
les deux enfants se précipitèrent sur lui – qui n’avait eu que le temps de
remettre son pantalon – et commencèrent de babiller de la plus charmante des
façons. Ils voulaient tout savoir de son voyage, mais en même temps lui
racontaient tous les tracas que leur causait l’école, lui répétaient ce que
leur institutrice leur avait dit, cherchaient à savoir ce qu’il en pensait,
revenaient à son voyage, lui demandaient s’il était vrai que dans le pays qu’il
avait visité on faisait ceci ou cela, n’attendaient pas la réponse, se
lançaient dans l’énumération des bonnes notes qu’ils avaient obtenues depuis le
début de l’année ; et comme ils parlaient tous les deux à la fois, s’interrompant
l’un l’autre, en se pressant contre ses jambes et en lui tournant autour à la
manière de deux feux follets, il se sentit pris d’un léger étourdissement et
leur demanda d’une voix douce d’aller s’asseoir à table pour attendre leur
goûter ; ce qu’ils firent avec une promptitude et un sérieux non moins
étonnants que celui de leur mère qui, revenue de la cuisine en portant un
plateau, les servait.
Reprenant ses esprits, il s’attarda à la
considérer. Elle s’acquittait de sa tâche avec une application extraordinaire,
servant l’un, invitant l’autre à faire attention s’il ne voulait pas se salir ;
et, la bretelle de sa robe glissant à tout moment de son épaule, son sein nu,
blanc et immaculé apparaissant un instant au-dessus des têtes penchées des
enfants avant qu’elle ne remît sa bretelle avec un petit geste, elle ne se
redressait que pour le regarder de ses grands yeux clairs et avides dans
lesquels, néanmoins, il percevait un léger soupçon d’inquiétude émouvant,
tandis que, furtivement et avant de revenir aux enfants, elle se passait la
langue sur les lèvres et se caressait la jambe à travers l’étoffe fine de sa
robe.
S’approchant en silence il se plaça
derrière elle, passa ses mains autour de sa taille, déposa dans son cou un
rapide baiser qu’elle accueillit avec un petit cri… Et, tout en expliquant aux
enfants qui les regardaient en souriant ce qu’il avait vu lors de son long
voyage, il froissait de ses deux mains serrées l’étoffe fine de sa robe, la
pressait contre lui et se réjouissait de ses courts gémissements étouffés et de
ses lents mouvements pour s’accorder à ses caresses. Il semblait bien qu’une
vie nouvelle commençait.
2002 – Mai 2019. Frédéric Perrot
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