dimanche 26 mai 2019

Le voyageur


Le voyageur traversa à grands pas la place devant la gare. Déjà en retard à cause d’une absurde histoire de correspondance, il avait hâte après ce long séjour à l’étranger de retrouver son épouse et ses deux enfants ; et il fit signe à un taxi, qui démarra aussitôt. Informé de l’adresse, le chauffeur ne semblait pas d’humeur à converser et répondit de façon évasive à ses quelques questions : ce qui lui passa l’envie d’en poser d’autres. Pourtant que la ville avait changé en son absence ! Regardant par la vitre, il ne reconnaissait aucune des rues encombrées par des files de véhicules à travers lesquelles le taxi se frayait un passage et à un carrefour, où il aurait juré que se trouvait le monument au pied duquel il avait donné son premier rendez-vous à sa future épouse, il dut constater qu’il se trompait et que sa mémoire lui faisait singulièrement faux bond. Le taxi avait quitté le centre de la ville et filait à toute allure à travers des rues qu’il ne reconnaissait pas plus et dans lesquelles sous aucun prétexte il n’aurait voulu s’égarer, tant tout lui semblait à l’abandon, insalubre et délabré. Il n’eut pas le temps de s’en étonner. Le taxi avait ralenti et s’arrêtait devant une petite maison basse. Comme le chauffeur s’était retourné et lui annonçait le montant de la course, il n’osa lui demander s’il n’y avait pas eu par hasard quelque malentendu, une légère incompréhension au moment où il avait énoncé l’adresse ; et, ayant malgré tout payé, il se retrouva debout sur le trottoir, sa valise à la main, le taxi disparaissant déjà à l’angle de la rue.
La maison, non moins que la rue où elle était située, ne lui inspiraient rien et il se sentait envahi par un sentiment pénible : il devait y avoir eu une erreur, il n’y avait pas d’autre explication possible… Il constata pourtant en s’approchant que son nom ainsi que celui de son épouse et de ses deux enfants étaient bien inscrits sur la boîte aux lettres ; et il songea que fatigué par le voyage, il se laissait aller à des imaginations fantasques et qu’il n’avait en vérité besoin que d’une bonne nuit de sommeil. La porte s’ouvrit : une femme était sur le seuil, qui disait son nom et courait à sa rencontre. Dissimulant sa gêne, il la prit dans ses bras, répéta qu’il avait fait bon voyage et s’enquit des enfants. Ils étaient à l’école naturellement, ils ne tarderaient pas à revenir. Mais il devait sûrement avoir faim, voulait-il boire quelque chose ou comptait-il rester planté là sur le trottoir ? La femme avait souri et en le prenant par la main, l’entraînait à l’intérieur. La porte à peine refermée, elle se jeta sur lui, le poussa contre le mur, et en lui couvrant le visage de baisers, répétait qu’il y avait si longtemps, si longtemps…
Tout en tentant de la repousser avec douceur, il remarqua que la bretelle de sa robe avait glissé de son épaule et laissait apparaître un sein blanc, immaculé et ferme qu’il ne reconnut pas. Souvent au début de leur mariage, ils s’étaient amusés avec son épouse des nombreux grains de beauté qui constellaient sa poitrine ; et ce sein était blanc, immaculé, sans la moindre particularité. Jamais en outre son épouse ne se serait laissé aller comme se le permettait en cet instant cette femme. Sans qu’il eût pu faire le moindre mouvement pour la retenir, elle s’était mise à genoux sur le sol et avait fait tomber son pantalon sur ses chevilles ; et, avant qu’il eût pu dire le moindre mot pour lui rappeler que les enfants allaient rentrer, elle le prenait déjà dans sa bouche et ne s’interrompait que pour prononcer d’une voix haletante et ravie des obscénités dont il était persuadé que son épouse n’avait même pas l’idée. Tout cela était absurde. Il savait que son épouse répugnait à ça, jugeant cela dégradant ; et avec le temps, ne voulant pas se disputer avec elle pour des broutilles, il s’était fait une raison, il y avait eu les enfants dont il fallait s’occuper, la fatigue, le travail, ses nombreux voyages à l’étranger ; et tandis que cette femme à genoux s’obstinait à provoquer un plaisir auquel il résistait, il prenait soudainement conscience que cela faisait peut-être des années que sous différents prétextes son épouse se refusait à lui et que cela faisait peut-être des années que par lassitude, fatigue, oubli, il n’insistait plus ; et cette prise de conscience devenant une certitude douloureuse, il ferma les yeux et se laissa aller en gémissant, alors que cette femme sans plus s’interrompre, comme enhardie par ses râles, précipitait ses mouvements…
Lorsqu’il les rouvrit, deux enfants, un petit garçon et une petite fille se tenant par la main et dont il n’aurait su dire s’ils étaient ses enfants, étaient debout au milieu de la pièce. Sans dire un mot, comme s’ils craignaient de briser un charme mystérieux, ces deux enfants les regardaient en souriant : lui, appuyé au mur le pantalon sur les chevilles, et elle, la femme toujours à genoux, enserrant ses jambes de ses deux bras, la tête légèrement baissée et ses cheveux lui tombant sur le visage. Il eut un petit mouvement pour attirer son attention ; et la femme, s’étant aperçue en relevant doucement la tête de la présence des enfants, se redressait déjà avec une promptitude étonnante, remettait de l’ordre dans ses cheveux et ses vêtements, s’inquiétait de leur journée à l’école, passait dans la cuisine pour leur préparer un goûter, revenait le temps de demander à l’aîné s’il préférait la confiture de fraise ou la confiture d’abricot, retraversait la pièce pour s’emparer de sa valise, leur demandant au passage de dire bonjour à leur père et de lui raconter tout ce qu’ils avaient à lui raconter.
Comme s’ils n’avaient attendu que cela, les deux enfants se précipitèrent sur lui – qui n’avait eu que le temps de remettre son pantalon – et commencèrent de babiller de la plus charmante des façons. Ils voulaient tout savoir de son voyage, mais en même temps lui racontaient tous les tracas que leur causait l’école, lui répétaient ce que leur institutrice leur avait dit, cherchaient à savoir ce qu’il en pensait, revenaient à son voyage, lui demandaient s’il était vrai que dans le pays qu’il avait visité on faisait ceci ou cela, n’attendaient pas la réponse, se lançaient dans l’énumération des bonnes notes qu’ils avaient obtenues depuis le début de l’année ; et comme ils parlaient tous les deux à la fois, s’interrompant l’un l’autre, en se pressant contre ses jambes et en lui tournant autour à la manière de deux feux follets, il se sentit pris d’un léger étourdissement et leur demanda d’une voix douce d’aller s’asseoir à table pour attendre leur goûter ; ce qu’ils firent avec une promptitude et un sérieux non moins étonnants que celui de leur mère qui, revenue de la cuisine en portant un plateau, les servait.
Reprenant ses esprits, il s’attarda à la considérer. Elle s’acquittait de sa tâche avec une application extraordinaire, servant l’un, invitant l’autre à faire attention s’il ne voulait pas se salir ; et, la bretelle de sa robe glissant à tout moment de son épaule, son sein nu, blanc et immaculé apparaissant un instant au-dessus des têtes penchées des enfants avant qu’elle ne remît sa bretelle avec un petit geste, elle ne se redressait que pour le regarder de ses grands yeux clairs et avides dans lesquels, néanmoins, il percevait un léger soupçon d’inquiétude émouvant, tandis que, furtivement et avant de revenir aux enfants, elle se passait la langue sur les lèvres et se caressait la jambe à travers l’étoffe fine de sa robe.
S’approchant en silence il se plaça derrière elle, passa ses mains autour de sa taille, déposa dans son cou un rapide baiser qu’elle accueillit avec un petit cri… Et, tout en expliquant aux enfants qui les regardaient en souriant ce qu’il avait vu lors de son long voyage, il froissait de ses deux mains serrées l’étoffe fine de sa robe, la pressait contre lui et se réjouissait de ses courts gémissements étouffés et de ses lents mouvements pour s’accorder à ses caresses. Il semblait bien qu’une vie nouvelle commençait.


                                                                                  2002 – Mai 2019. Frédéric Perrot

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