vendredi 22 juillet 2022

Une si belle histoire

 

Une mère un peu folle décida un jour de tuer sa petite fille. Cette mère, au physique, était une assez vilaine femme qui n’avait plus connu d’homme depuis que le père de la petite fille l’avait abandonnée au troisième mois de sa grossesse pour filer avec une espèce de pocharde aux cheveux gras. Les misères de son existence avaient peu à peu obscurci son esprit, et un soir, à considérer l’enfant, qui était vautrée sur le tapis et reniflait d’une façon exaspérante, elle se dit qu’elle n’éprouverait aucune tristesse particulière si d’aventure la petite fille venait à mourir… Cette enfant était bête et chétive et elle avait les yeux bleus de son père. Les soins que sa santé fragile nécessitait coûtaient cher et elle occupait dans leur minuscule appartement une place que la mère aurait préféré voir occupée par un homme… Car cette vilaine mère en était arrivée avec le temps à considérer que si sa vie sentimentale était un pareil désert, la faute en incombait à la petite fille. Il fallait toujours s’occuper d’elle, sans un instant penser à soi ! Le soir, au lieu de sortir, pour par exemple retourner dans le cabaret où elle avait un moment travaillé comme serveuse, elle devait soigner et veiller sur cette enfant qu’elle n’avait jamais aimée : puisque par sa seule existence, elle lui rappelait l’abandon du père, ses échecs passés, ses espoirs déçus… Pour une enfant qu’elle n’aimait pas, elle perdait ses plus belles années : c’était injuste, comme tout le reste… Et tandis qu’elle regardait la petite fille toujours vautrée sur le tapis, sa pensée insensiblement glissa… Elle était épuisée après sa journée de travail, elle avait mal à la tête… Et ce qui n’était encore qu’une impression assez vague, elle ne serait pas triste si l’enfant mourait, céda, peu à peu, la place dans son esprit obscurci à une vision beaucoup plus précise qu’elle ne comprit d’abord pas…

Il y avait du soleil, elle portait sa robe verte et debout sur un monceau d’ordures, elle regardait le corps mort de la petite fille qui gisait à ses pieds. La petite fille avait les lèvres et le visage barbouillés de rouge. Son corps était tordu dans une position curieuse. La vision était d’une clarté insoutenable et la mère se révolta un instant contre elle en secouant la tête. Effort inutile ! La vision revenait : elle ne disparaissait pas, devenait au contraire d’une clarté toujours plus aveuglante… Et au bout d’un moment, en se massant les tempes, la mère ordonna à la petite fille d’aller se coucher. Non, elle ne viendrait pas la mettre au lit : ce n’était pas la peine d’y penser… Elle avait mal à la tête et des affaires à régler.

  

Le lendemain, la mère demanda un congé pour le vendredi après-midi suivant. La petite fille n’irait pas à l’école le matin.  Cela semblerait naturel puisque ses problèmes de santé la faisaient manquer souvent et à la sortie de son travail, elle irait la chercher chez sa sœur. Elles partiraient en voiture, elle dirait à la petite fille qu’elles allaient faire une promenade en forêt… Et dès qu’elle aurait quitté la ville pour s’engager sur l’autoroute, tout deviendrait plus clair…

Le jeudi soir, elle fit donc venir la petite fille dans la cuisine afin de lui expliquer son projet. La petite fille que sa vie malheureuse avait rendue méfiante écouta attentivement sa mère. Déjà l’idée de rater l’école lui était désagréable. Elle aimait sa maîtresse et ce qu’elle apprenait, même avec difficulté… Et si les autres enfants avaient fait d’elle leur souffre-douleur, la petite fille préférait encore leur méchanceté à celle de sa tante. Ensuite, elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi sa mère avait pour cette promenade « spécialement » pris « un congé ». Elle ne savait pas ce que signifiait au juste ce mot, mais elle n’ignorait pas que sa mère devait beaucoup travailler afin de gagner de l’argent… Combien de fois par jour elle pouvait l’entendre ! Sa mère aimait à l’entretenir sans cesse de ses « problèmes financiers » comme elle disait et il semblait donc étrange à la petite fille que sa mère renonce à une après-midi de travail, afin de lui faire plaisir, à elle, qu’elle n’aimait pas… Mais ce qui étonnait surtout la petite fille, ce qui n’était absolument pas normal, c’était la voix de sa mère qui, en préparant le repas, debout près de la cuisinière, lui parlait gentiment et d’une voix douce : ce qui, pour autant que la petite fille pût s’en souvenir, n’était jamais arrivé auparavant… Tout cela troubla la petite fille, et ce dont elle pouvait être certaine, c’était qu’elle n’avait pas envie de faire cette promenade… Il y avait quelque chose dans ce projet qui lui déplaisait presque instinctivement : c’était par trop inattendu et surprenant, comme, lorsqu’à l’école, trois ou quatre enfants qu’elle n’avait pas remarqués, sortaient soudain de leur cachette pour se jeter sur elle, l’étourdir de leurs cris et la rouer de coups…

Le vendredi, vers treize heures trente, la mère récupéra la petite fille qui, au cours de la nuit, à force d’agiter toujours les mêmes angoisses au sujet de cette promenade imprévue, était pour de bon tombée malade… Elle avait passé sa matinée à pleurer tristement dans un coin du salon de sa tante. Elle avait oublié sa poupée dans son lit et ne levait les yeux que pour regarder avec inquiétude les aiguilles de l’horloge murale. Sa tante était occupée dans le garage et la petite fille était seule, absolument seule… Dehors, comme elle pouvait s’en rendre compte à travers les grandes baies vitrées du salon qui donnaient sur le jardin et les arbres en fleurs, c’était une belle journée d’été. Le soleil brillait, l’obligeant à cligner parfois des yeux. Parmi les branches, quelque part des oiseaux gazouillaient… Mais elle, elle était malade et elle avait peur… Imperturbablement, les grosses aiguilles de l’horloge remontaient vers midi et l’heure où sa mère, sortie de son travail, viendrait la chercher… Et leur bruit régulier dans le silence du salon était insupportable

Lorsqu’elle vit sa mère, la petite fille ne la reconnut pas tout de suite. Elle portait une robe verte qu’elle ne lui connaissait pas. Elle était bien coiffée et maquillée… Cette nouvelle étrangeté ne fit qu’aggraver les angoisses de la petite fille. Non seulement elle n’avait pas reconnu sa mère tout de suite, mais jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais même soupçonné que sa mère pût être jolie, comme l’étaient les autres mamans… Elle n’eut pas le temps de se livrer davantage à ses réflexions. Sa mère, en la prenant par la main, l’entraînait déjà vers la voiture où elle la fit monter, en l’exhortant à boucler sa ceinture de sécurité. La voiture démarra et quitta rapidement la ville pour s’engager sur l’autoroute. À l’arrière, la petite fille dissimulait tant bien que mal ses larmes… Elle n’aimait décidément pas tout ce qui se passait. Sa mère portait une robe qu’elle ne lui avait jamais vue et qui la rendait jolie. Elle roulait vite en ne tenant le volant que d’une main et chantonnait gaiement les paroles des chansons qui passaient à la radio. Sa mère ne mettait d’ailleurs jamais d’habitude la radio aussi fort, et la petite fille faisait une nouvelle découverte incroyable : sa mère était capable de chanter ! Elle ne chantait évidemment pas aussi bien que la maîtresse, mais cela était à ce point étonnant que la petite fille se recroquevilla encore, comme si elle eût aimé disparaître dans la banquette… À un moment, alors que la voiture qui avait déjà ralenti, quittait l’autoroute, en baissant la radio, sa mère lui posa soudainement une question, qui la glaça :  

« Tu as vu que je suis maquillée, tu ne voudrais pas l’être toi aussi ? Pour être jolie, comme ta maman…» 

La petite fille faillit éclater en sanglots. Pourquoi sa mère voulait-elle qu’elle se maquille ? Elle n’était pas une grande personne… Et puis c’était bizarre : elle n’avait pas envie… Mais que pouvait-elle dire ? Si elle refusait, sa mère allait se fâcher : la petite fille en était persuadée… Sa mère avait peut-être changé en quelques heures, mais sans doute pas à ce point… Sa mère n’acceptait pas que la petite fille pût lui dire non : c’était un mot qui lui était pour ainsi dire interdit, comme l’étaient ces « gros mots » qu’elle apprenait malgré elle à l’école et pour lesquels elle se faisait punir.

« Ce n’est pas grave, si tu as peur de le faire toi-même, c’est normal à ton âge de ne pas savoir, mais ne t’inquiète pas ma chérie, je te maquillerai dès que nous serons arrivées…»

La petite fille dut se convaincre qu’elle ne s’était pas assoupie un instant. Les paroles de sa mère avaient surgi de nulle part  pour tomber jusqu’à elle, comme parfois dans les rêves… La petite fille n’avait rien dit et sa mère ne s’en était même pas rendu compte… Elle avait de nouveau monté le volume de la radio, et elle s’était remise à chanter gaiement.

La voiture roulait toujours à vive allure. C’était une petite route de campagne, bordée des deux côtés par des prés, où la petite fille apercevait de loin en loin des vaches qui paissaient paisiblement… Pour se soulager de ses angoisses, la petite fille aurait aimé attirer l’attention de sa mère sur ces vaches. Cependant sa mère roulait vite, sans se soucier apparemment d’autre chose que d’augmenter le son de la radio. « À force, les vitres vont éclater comme mes tympans », songea à un moment la petite fille avec un sourire triste.

« Tu entends ce morceau, c’est incroyable, cria d’un coup sa mère en se retournant vers elle, c’est sur cette chanson que j’ai connu ton papa…»

La petite fille regarda sa mère, les yeux agrandis par l’horreur… C’était le détail de trop, aurait-elle pu se dire si elle avait été en mesure à cet instant de se dire quoi que ce soit… Elle était simplement bouleversée… Sa mère avait parlé de son papa, en l’appelant papa, et même avec gaieté, sans colère : c’était impossible… Si sa mère parlait de son papa, c’était toujours pour en dire du mal et lui souhaiter tout ce qui peut arriver de pire : elle ne pouvait avoir changé en quelques heures de sentiment à son égard, alors qu’elle le maudissait jour après jour depuis des années… C’était impossible, et c’était justement cette idée que tout cela était impossible qui terrorisait la petite fille…

À ce moment, la voiture s’arrêta à la lisière d’un bois. La petite fille n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Sa mère l’avait déjà attrapée, sortie de la voiture, et en la coinçant entre elle et la portière, lui barbouillait le visage de rouge à lèvres. La petite fille se débattait en hurlant : elle tentait de tirer les cheveux de sa mère qui, de son autre main, la repoussait contre la portière au point de lui faire mal… Sa mère d’un coup desserra son étreinte et la petite fille, folle de terreur, tituba jusqu’au talus… Elle aurait voulu s’enfuir et courir droit devant elle… Mais elle avait le vertige, elle allait tomber… Sa mère l’empoigna, et en lui écrasant sa main dans la sienne, la força à tenir sur ses jambes…« Redresse la tête, que je vois comme tu es belle…»

 La petite fille aurait simplement voulu que sa mère lui lâche la main : elle avait si mal qu’elle crut un moment qu’elle allait s’évanouir et dans l’espoir qu’en obéissant à sa mère, au moins la douleur cesserait, elle redressa la tête… « Tu es presque aussi jolie que ta maman…»

Sa mère mentait, sa mère était folle, sa mère lui voulait du mal… Mais au moins elle l’avait un peu lâchée…« Allons nous promener à présent…»

La petite fille, comme soudain rendue à elle-même, regarda tout autour.  

« Mais c’est sale ici, dit-elle au bout d’un moment d’une voix très faible, il y a des déchets partout, les gens sont dégoûtants, même les forêts, ils les salissent…

– Oui, ma chérie, tu as raison, les gens sont dégoûtants…»

 

Et cette vilaine mère un peu folle, en entraînant la petite fille, commença d’escalader péniblement les innombrables sacs d’ordures, qui à cet endroit du bois s’amoncelaient entre les arbres, jusqu’à former une sorte de butte… Arrivée en haut du tas d’immondices, elle souffla un instant. Puis, avec un mouvement brusque, elle saisit entre ses deux mains le cou blanc de la petite fille, qui se tenait appuyée contre sa jambe, pantelante… La petite fille eut au bout d’un moment une étrange convulsion et la mère, laissant son petit corps retomber parmi les sacs d’ordures, considéra en clignant un peu des yeux, les alentours que baignait un beau soleil d’été.

Elle portait sa robe verte. L’enfant gisait à ses pieds, comme une poupée cassée… Et elle avait follement envie de rire, d’étendre les bras vers le ciel et de chanter, en songeant que pour elle, une vie nouvelle commençait….

 

 

 

Cette belle histoire, ce conte, a été écrite, je crois, en 2004. C’est ici une version revue. Le texte est né de cette idée que les faits divers les plus sordides ressemblent souvent à des contes, dans leur mécanique implacable. La mauvaise mère, ou marâtre, est un personnage typique des contes. Il ne me semble pas par ailleurs inutile de rappeler que ce mythe quasi universel, l’amour maternel, est parfois, dans certaines circonstances, une pure fiction.  Frédéric Perrot.

 

mercredi 20 juillet 2022

Ton âme et ton cul

 

Eric Doussin

      pour Ana

 

 

J’aime ton âme et ton cul

Je ne suis pas

Pour la séparation

De l’un et de l’une

 

Après la messe

La foule se disperse

Retentissent

Les cloches

 

Et seul sur le parvis

Avec mon âme frustre

Je ne pense qu’à

Soulever ta robe

Faire tomber tes vêtements

Entendre tes serments

 

J’aime ton âme et ton cul

Je suis pour les noces

De l’un et de l’une

 

Le verbe s’est fait chair, paraît-il

Cela devrait en faire

Rougir plus d’un

Et plus d’une

 

Et au hasard des rues

Je traîne mon envie

Je rêve de ton corps

D’en dévaler les dunes

 

Tant j’aime ton âme et ton cul

Tant je ne suis pas

Pour la séparation

De l’un et de l’une

Tant je suis pour les noces

Du jour et de la lune !

 


 

Cette grivoiserie appartient au recueil Les heures captives (décembre 2012). La phrase « J’aime ton âme et ton cul » est de mon ami, Nicolas. Merci à lui. L’idée amusante selon laquelle l’affirmation de la Bible – « Et le Verbe s’est fait chair » – est un brin compromettante, voire scandaleuse, est de Witold Gombrowicz.  Frédéric Perrot.

dimanche 17 juillet 2022

Philip K. Dick, Substance Mort


 

Quatrième de couverture

 

Dans une Amérique imaginaire livrée à l’effacement des singularités et à la paranoïa technologique, les derniers survivants de la contre-culture des années 60 achèvent de brûler leur cerveau au moyen de la plus redoutable des drogues, la Substance Mort.

Dans cette Amérique plus vraie que nature, Fred, qui travaille incognito pour la brigade des stups, le corps dissimulé sous un « complet brouillé », est chargé par ses supérieurs d’espionner Bob Arctor, un toxicomane qui n’est autre que lui-même.

Un voyage sans retour au bout de la schizophrénie, une plongée glaçante dans l’enfer des paradis artificiels.

      

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Substance Mort est sans doute le plus personnel et le plus sombre des romans de Philip K. Dick Malgré cette invention du « complet brouillé » derrière lequel le personnage se dissimule et qui permet à l’intrigue de se développer selon une logique paranoïaque, comme Confessions d’un barjo, qui appartient pour le coup à cette fameuse « littérature générale » à laquelle aspirait tant l’auteur, c’est à peine un roman de science-fiction. C’est plutôt de la chronique sociale déjantée et la description du quotidien misérable de quatre losers drogués à mort qui partagent une maison dans une banlieue de Californie. Ils ne fichent strictement rien de leurs journées sinon des choses absurdes et leurs interminables conversations sont celles d’un groupe de drogués : elles ne volent pas haut et ne présentent aucun intérêt pour Fred, qui les visionne. On retrouve ici l’humour féroce de K. Dick : les « complets brouillés » qui sont nombreux et constituent la cheville ouvrière de cette société de la surveillance généralisée, doivent se farcir des heures de bandes vidéo ineptes, où ils n’apprennent évidemment rien qui justifierait leur activité, puisque ces drogués ne sont à aucun moment des éléments dangereux ou subversifs, ils sont juste cramés et « flippés ». Tous perdent pied au fur et à mesure du roman et en particulier ce Fred qui est chargé de se surveiller lui-même et dont on comprend vite qu’il finira très mal…  Un voyage au bout de l’enfer… Pour les personnages, K. Dick s’est inspiré de certains de ses amis :

«… pendant que j’écrivais ce roman, j’ai appris que la personne qui servit de modèle à Jerry Farbin s’était tuée. Celui de mes amis que j’ai utilisé pour construire le personnage d’Ernie Luckman était mort avant que j’entreprenne mon roman. »

Cette « Note de l’auteur » est d’une gravité unique dans l’œuvre de K. Dick et révèle le véritable projet du livre, qui est écrit en mémoire (« In memoriam ») des morts et des naufragés, dont la liste est longue, occupe une demi page.

 

« À Gaylene décédée

À Ray décédé

À Francy psychose permanente

À Kathy lésion cérébrale permanente

À Kim décédé

À Val lésion cérébrale massive et permanente… »

 

 

 

Philip K. Dick, Substance Mort

Traduit de l’américain par Robert Louit

mardi 12 juillet 2022

Sans cette peur

 

                                        « … la peur est la meilleure amie de l’homme. »

                                                                                     John Cale

 


Je n’ai pas peur de l’isolement

Ni de la solitude

Même si la solitude tend

Des pièges dans lesquels je tombe

Régulièrement…

 

Je n’ai pas peur de l’étouffement

J’ai peur pour les oiseaux

Et des avions dans le ciel

Dont on ne sait jamais

Quand ils tomberont

 

J’ai peur des trains

Qui filent vers nulle part

Et des chauffards qui fauchent

Les passants sur les trottoirs

Sous prétexte de rodéo

 

Je n’ai pas peur des peuples

J’ai peur de leurs gouvernants

Je n’ai pas peur de la foule

J’ai peur des forces de l’ordre 

De ces flics de science-fiction…

 

Par moments

Il m’arrive d’avoir peur

De moi-même

Mais sans cela 

Serais-je humain ?

 

Je n’ai pas peur des orages

Ni des déluges bibliques

La planète se passera bien de nous

J’ai peur des prédateurs prêts à tout sacrifier

Au nom de leurs profits…

 

Il m’arrive d’avoir peur

De moi-même

Quand je me penche sur le balcon

Mais sans cette peur

Serais-je humain ?

 

 

                                                      Frédéric Perrot

lundi 11 juillet 2022

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (un extrait)


 

                                                               Pour Michel,

 

 

Parfois, c’est comme un sursaut,

parfois, je m’agrippe encore, je deviens haineux,

haineux et enragé,

je fais les comptes, je me souviens.

Je mords, il m’arrive de mordre.

Ce que j’avais pardonné je le reprends,

un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je leur plonge la tête

dans la rivière,

je vous détruis sans regret avec férocité.

Je dis du mal.

Je suis dans mon lit, c’est la nuit, et parce que j’ai peur,

je ne saurais m’endormir,

je vomis la haine.

Elle m’apaise et m’épuise

et cet épuisement me laissera disparaître enfin.

Demain, je suis calme à nouveau, lent et pâle.

Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas

et je suis l’unique survivant,

je mourrai le dernier.

Je suis un meurtrier et les meurtriers ne meurent pas,

il faudra m’abattre.

Je pense du mal.

Je n’aime personne,

je ne vous ai jamais aimés, c’était des mensonges,

je n’aime personne et je suis solitaire,

et solitaire, je ne risque rien,

je décide de tout,

la Mort aussi, elle est ma décision

et mourir vous abîme et c’est vous abîmer que je veux.

Je meurs par dépit, je meurs par méchanceté et mesquinerie,

je me sacrifie.

Vous souffrirez plus longtemps et plus durement que moi

et je vous verrai, je vous devine, je vous regarderai

et je rirai de vous et haïrai vos douleurs.

Pourquoi la Mort devrait-elle me rendre bon ?

C’est une idée de vivant inquiet de mes possibles égarements.

Mauvais et médiocre, je n’ai plus que de minuscules

craintes et infimes soucis,

rien de pire :

que ferez-vous de moi et de toutes ces choses qui m’appartenaient ?

Ce n’est pas beau mais ne pas être beau me laissera moins

regrettable.

 

 

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde

Editions Les Solitaires Intempestifs, 1999

 

mardi 5 juillet 2022

Testament (un poème de Jean-Michel Maulpoix)

 



Ecrire et disparaître le savez-vous sont une même chose

C’est pourquoi à ce qui n’est plus j’aime adresser des lettres

Aux morts lancer des signes comme des brassées de fleurs

Aux morts jeter des mots car leurs lèvres fermées sont noires

Qui attendent toujours le baiser leurs os sont blancs et froids

Nous nous souvenons à peine de leurs rires et de leurs mouvements

Même s’ils nous ont tenus parfois serrés très fort entre leurs bras

 

Poème : cendre ou poussière sur quoi les mots tombent en pluie

Nul ne m’a présenté Dieu je ne connais que son nom vide

Son absence extrême de visage son silence obtus de vieux sourd

Et la plainte sur la croix du fils abandonné qui ne renaîtra pas

Je ne le cherche plus comme autrefois dans les églises ni dans les gares

Ni même sur le visage stupide des statues ou des filles de joie

Je n’aspire pas même à y croire mourir est une occupation qui me convient

 

C’est pourquoi sur le papier blanc je trace des signes noirs

Où me dire me dissoudre offrir déjà ma chair au rien qui la dévore

Quitter mon sang ma peau me défaire enfin de mon cœur

Comme d’une vieille guenille trouée d’amour où l’on a froid

Observer derrière le rideau ceux qui s’en vont dans la tiédeur

Et ne savent pas encore quelle pelle et quel trou les attendent

Les doigts déjà disjoints ils se sourient si fort les yeux si clairs déjà percés

 

Aimer et disparaître quoi qu’il arrive sont une même chose

Et tous ces gestes que vous faites dans la nuit l’un vers l’autre

Ces baisers les yeux clos ne disent que la séparation où vous vous accouplez

Moi je m’efforce pour un temps de faire tenir les mots ensemble

C’est mon métier ma douleur mon usure ma respiration de noyé

Je lie en bouquets ou en gerbes les preuves de ma disparition  

Et je projette sur vos cheveux des pétales de cerisiers blancs

Afin que se fortifie dans vos cœurs la pensée de l’amour.


lundi 4 juillet 2022

Tout sera oublié

 

« Un homme peut obéir à toutes les règles, et puis soudain il s’en fiche.»

                                                      Raymond Carver (traduction Gabrielle Rolin)

 

    Henri Labori allait bientôt avoir quarante-cinq ans. C’était un chef d’entreprise important à la tête d’une agence de publicité dont le chiffre d’affaires se révélait chaque année plus considérable. Sa femme ayant brutalement trouvé la mort trois ans auparavant dans un accident de voiture, il était veuf mais s’en accommodait sans grande difficulté. Il n’avait pas aimé sa femme et l’annonce de sa mort l’avait laissé relativement indifférent. Ainsi, il se souvenait que lorsque sa belle-sœur lui avait  téléphoné, il avait eu un moment l’impression en reposant le combiné que tout cela ne le concernait pas plus qu’une nouvelle qu’il aurait lue par hasard dans le journal à la page des faits divers. Ils s’étaient mariés trop jeunes et ce mariage prématuré n’avait été pour chacun d’eux qu’une interminable suite de désillusions. Elsa étant stérile, ils n’avaient pas eu d’enfants et Henri n’en avait jamais pour sa part conçu de regret particulier : au contraire, le fait de ne pas avoir été père était presque devenu pour lui avec le temps un motif de satisfaction. Il ne se sentait lié à personne, retenu de force par personne, et s’il souhaitait tout envoyer au diable, ce qui était justement le cas depuis le début du mois de janvier, il pourrait le faire sans rendre de comptes à personne. 

Henri avait décidé d’organiser méthodiquement sa disparition. Cela avait donc commencé au tout début du mois de janvier et cela était devenu par la suite un véritable projet qu’il entendait bien mettre en œuvre le jour de son quarante-cinquième anniversaire. C’était, il s’en souvenait, une matinée froide et grise  Il se sentait un peu fatigué et il avait dû prendre sur lui afin de se rendre à son travail, et une phrase étrange s’était emparée de son esprit alors qu’assis à son bureau, il écoutait d’une oreille distraite les inepties que son chargé de communication – un jeune imbécile qu’il méprisait – lui débitait de sa voix criarde et exaspérante. Comme il n’écoutait pas vraiment et avait même légèrement détourné la tête pour ne plus voir la bouche grande ouverte de son collaborateur, sa pensée vagabondait et à un moment, comme sans prévenir, la phrase s’était imposée :

 

Tout sera oublié. Et que restera-t-il de toi ? Rien.

      

Il ne sut jamais véritablement pourquoi cette courte sentence en trois temps s’était imposée à son esprit ce jour-là – et ce, précisément dans son bureau, ce bureau à l’atmosphère aseptisée, ce bureau idéal pensé et conçu par un architecte de renommée internationale et où ces quelques mots résonnaient d’une façon insolite – mais, ce qui d’emblée l’étonna le plus, c’était combien elle était claire et précise, comme une glaciale évidence.

Ce que disait la phrase était vrai : elle était vraie dans son cas particulier et en général, elle était vraie sans contestation possible… Henri qui était raisonnablement matérialiste jugeait stupides les croyances de la plupart des hommes en ce qui concernait la mort. Le discours des religions lui semblait ainsi un fatras de fables consolatrices… Et, il s’étonnait même parfois de leur absurde et dangereuse survivance alors que depuis le début du vingtième siècle les recherches scientifiques avaient chacune dans leur domaine privé les hommes d’à peu près toutes les illusions qu’ils avaient pu nourrir sur eux-mêmes et sur la vie en général, une vie dont ils ne seraient jamais qu’un court épisode dérisoire et « sans lendemain »… Telle était la seule vérité, la vérité nue : tout le reste n’était que superstition de bonnes femmes et contes pour enfants. Pour oublier cette vérité et ce qu’elle avait d’accablant, les hommes avaient d’ailleurs des comportements très variés. Le plus grand nombre d’entre eux faisaient des enfants, ce qui était peut-être la manifestation la plus banale du désir d’immortalité. D’autres comme lui accumulaient de l’argent, ne se montraient préoccupés que par les questions économiques et participaient à une véritable guerre planétaire dans le seul but avouable de pouvoir s’acheter une seconde maison, une troisième voiture, qui sait un premier voilier… D’autres encore, assez nombreux si l’on considérait l’ensemble des moyens d’expression et des pays concernés, se prétendaient artistes ou pire encore créateurs, écrivaient des livres, produisaient en quantité invraisemblable des objets culturels : et cette croyance rarement avouée en la postérité des œuvres était peut-être la manifestation la plus risible du désir d’immortalité.

Henri n’avait pour sa part aucune raison de douter de l’oubli rapide qui l’attendait après sa mort et comme son matérialisme, même s’il était fondé en raison, ne pouvait en aucun cas le prémunir contre l’affreuse et désespérante vision de son cadavre rongé par la vermine, il s’évitait en général de penser à tout cela… La phrase entrée comme par effraction dans son bureau pour s’emparer de son esprit, perturbait donc violemment ses habitudes de pensée et faisait voler en éclats la confortable indifférence dans laquelle sans en avoir véritablement conscience, il s’était installé : c’était dans tous les sens du terme une pensée ruineuse

Et soudainement las, après avoir remercié son collaborateur pour son exposé – il se souvenait même de l’avoir un peu précipitamment raccompagné jusqu’à la porte en lui répétant qu’il allait y réfléchir –, il avait quitté son bureau en annonçant à sa secrétaire qu’il serait absent pour la journée… Il ne se souvenait plus du déroulement exact des heures qui avaient suivi… Il était allé lire son journal au Jardin du Luxembourg qui en raison du froid et de l’heure matinale était relativement désert. Ce calme, cette sérénité glacée lui avait fait du bien et à un moment il avait songé qu’il méritait après tout ce congé imprévu. Il avait mangé dans un petit restaurant, mais il ne savait plus lequel : il se rappelait seulement que la musique y était trop forte… Après le repas, il avait dû marcher un long moment sans but particulier en se serrant dans son manteau. A un moment, il était tombé quelques flocons de neige que le vent glacial faisait tourbillonner, mais il ne savait plus si cela s’était produit avant ou après le repas. Il était finalement rentré chez lui et dans les mois qui avaient suivi, lentement, il avait mis au point son projet. Il allait disparaître : il allait quitter cette vie qu’il n’avait jamais vraiment aimée, il allait quitter ce monde qu’il ne comprenait plus. Et il avait décidé que ce serait pour son quarante-cinquième anniversaire.

Tout cela lui semblait limpide et la date fatidique approchait : dans trois semaines, il ne serait plus de ce monde. Il avait en effet posé un petit mois de congé afin de pouvoir tout préparer tranquillement et dans la soirée du cinq octobre, il arriva dans sa luxueuse résidence secondaire dans le garage de laquelle il avait décidé qu’il mettrait fin à ses jours. Pendant la première semaine de son congé, il avait réglé quelques affaires dans la capitale. Il avait depuis longtemps déjà vidé son appartement parisien et il venait ici exactement dans le même but. L’important à ses yeux n’était pas tant de disparaître, ce qui arrivait tous les jours, mais d’effacer les traces de son passage dans le monde… Et dans sa luxueuse résidence secondaire située au bord d’un lac – dans « un cadre unique » comme le disait l’annonce de l’agence immobilière en légende d’une photographie de la vallée – se trouvait à peu près tout ce qui tendait à prouver qu’il avait eu dans le passé une sorte d’existence individuelle.

Il y avait par exemple les lettres qu’il avait écrites à Elsa avant leur mariage et n’ayant aucun désir de les relire, dès le lendemain il les jeta en tas dans le feu qu’il avait allumé dans la cheminée du salon. Il fit de même avec ses papiers personnels. Il alla même jusqu’à brûler le diplôme de secouriste qu’il avait obtenu dans sa dixième année et que sa mère, morte à présent, lui avait fait conserver. Il se rendit compte à cette occasion de la masse considérable de paperasse qu’un homme peut accumuler au cours de son existence, et soucieux de protéger l’environnement et de participer comme tout à chacun à son petit niveau individuel à la préservation de la planète, au lieu de tout brûler il jeta la considérable masse de paperasses au papier à recycler. C’était de sa part ce que l’on appelle « un réflexe citoyen » : vu qu’il avait décidé de mettre fin à ses jours et ne laissait derrière lui aucun enfant, il n’avait pas de raison particulière de se soucier de l’avenir de la planète et il pouvait donc se féliciter d’accomplir un geste parfaitement désintéressé.

Ensuite, il passa aux photographies. Elsa étant une fanatique de la pellicule, il y avait une bonne trentaine d’albums dans une malle de la chambre d’amis et lentement, il se mit au travail. Son but était de déchirer soigneusement toutes celles où il apparaissait, même à l’arrière-plan, même à moitié coupé par le cadre : ce qui arrivait souvent, puisque détestant les photographies, il avait plus d’une fois tenté de se soustraire à la prise de vue. Au bout du troisième album cependant, il comprit que cela allait lui prendre du temps : chaque album pouvait contenir deux cents clichés, il apparaissait sur une bonne moitié d’entre eux et s’il comptait bien, il lui restait encore à déchirer à peu près deux mille sept cents photographies. Il pouvait néanmoins assez raisonnablement concevoir que dans certains albums et en particulier dans ceux des dernières années le nombre de photographies sur lesquelles il apparaissait se révélerait moins important, voire diminuerait pour atteindre un score avoisinant le zéro… Elsa et lui faisaient chambre à part, ils ne se parlaient plus guère, sortaient peu et ne prenaient jamais par exemple leur repas ensemble… Ils avaient vécu leurs dernières années dans leur appartement parisien comme deux fantômes étrangers l’un à l’autre et il était douteux qu’Elsa ait voulu immortaliser ces tristes moments de solitude à deux…

Il ne se souvenait d’ailleurs pas d’Elsa occupée à prendre des photographies durant les deux années qui avaient précédé son accident. Il ne la voyait simplement pas occupée à cette activité… Il n’en prenait conscience qu’à présent alors qu’il était à genoux dans cette chambre d’amis et face à cette malle ouverte, mais pendant les deux dernières années il n’avait pas l’impression de l’avoir vue une seule fois avec son appareil à la main comme elle en avait l’habitude…Et curieux de savoir ce qui se trouvait dans l’album unique qui correspondait à ces deux ultimes années – il les avait tous sortis de la malle et dispersés sur le tapis – il l’ouvrit en songeant qu’il n’était de toute façon pas obligé de détruire les photographies selon un ordre strictement chronologique… Il avait pensé qu’il apparaîtrait moins fréquemment, voire plus du tout sur les photographies : c’était vrai, mais pour une raison différente et qu’il n’aurait jamais imaginée. Il n’y avait dans cet album presque aucune photographie prise par Elsa : c’étaient des photographies qu’on lui avait probablement données au fil des années et qui représentaient toutes des enfants ou des bébés… Henri n’avait jamais soupçonné qu’Elsa avait sans doute pendant de longues années demandé à ses amies, toutes mères d’une tribu innombrable et bruyante, des clichés de leur progéniture : c’était quelque chose qu’il ignorait, quelque chose dont il n’avait jamais rien su et il songea que pour une fois sa femme parvenait à le surprendre, même si cela arrivait un peu tard… Elsa qui ne pouvait avoir d’enfants collectionnait donc les photographies des enfants des autres : cela était à la fois pathétique et un peu répugnant… Et à un moment, en jetant l’album à toute volée à travers la pièce, il partit d’un grand rire mauvais et décida que pour fêter cette découverte il allait se vider un petit verre de cet excellent whisky irlandais qu’il avait dans son bar : oui, il allait boire à la mémoire de sa femme stérile qui collectionnait les photographies des enfants des autres… Cela était d’un comique indéniable.

 

Le lendemain, un peu vaseux –  il avait vidé dans la soirée les trois quarts de la bouteille – il se remit sans grand plaisir à son entreprise de destruction. Avec un mouvement de dégoût, il avait jeté l’album dans la cheminée. Cela avait brûlé longuement malgré l’essence dont il avait arrosé la plupart des pages… Puis, sans plus y penser, il était retourné à l’étage pour s’occuper des autres albums.

A détruire soigneusement chacune des photographies où il apparaissait, il ne ressentait plus ce qu’il avait ressenti la veille… Il n’était plus porté par cette sorte de noire exaltation qui lui avait fait pousser par moments de brefs cris de plaisir animal… Et fatigué, il jugeait cela long et fastidieux, son plaisir se délitait dans le caractère répétitif de sa tâche : c’était encore du travail… Pour autant, il ne voulait pas s’écarter de son projet initial : il voulait méthodiquement déchirer ces photographies les unes après les autres, il voulait une à une les réduire en morceaux, et ce ne serait évidemment pas la même chose s’il enfournait d’un coup les albums dans un grand sac poubelle. Cela allait lui prendre du temps : et alors ? Ce n’était pas plus mal. Il redoutait en effet un peu les heures et les jours de désœuvrement qui suivraient la fin de sa vaste entreprise d’effacement... Il n’avait pas peur de renoncer, il avait peur de s’apitoyer sur lui-même : ce qu’il détestait et avait toujours détesté. Car que peut faire un homme seul au monde et qui a décidé d’en finir sinon s’apitoyer sur lui-même ? C’était dégoûtant et pour chasser cette idée, il se remit au travail.

Le vingt-deux octobre dans la soirée, il considéra qu’il s’était convenablement acquitté de la tâche qu’il s’était fixée et qu’il pouvait y mettre un terme… Il ne restait plus rien qui méritât d’être détruit et quatre longs jours le séparaient encore de sa date d’anniversaire. Ce soir-là, il s’occupa en regardant pour une énième fois l’un de ses films préférés : It’s a wonderful life de Frank Capra. C’était un film qu’il avait vu un soir de Noël lorsqu’il était enfant et qui ne l’avait pas déçu lorsqu’il l’avait revu par la suite à l’âge adulte. C’était une comédie comme les cinéastes américains savaient en faire à l’époque : enlevée et légère… Il ne croyait évidemment pas aux anges, mais dans le film, même les anges étaient présentés avec une certaine désinvolture : celui qui était chargé de sauver le personnage principal du suicide ressemblait ainsi à un vieil ivrogne goguenard ayant quelques soucis avec ses ailes… Le film dans l’ensemble était optimiste, mais cela ne lui posait aucun problème : il ne cherchait qu’à se détendre et à passer agréablement les quelques heures qui le séparaient du sommeil. En allant se coucher, il songea sans émotion particulière que selon toute vraisemblance il avait vu ce soir-là pour la dernière fois le film de Capra.

Cette nuit-là, il rêva d’une jeune fille qu’il avait aimée d’un amour platonique lorsqu’il était au lycée. Il ne savait pas ce qu’elle était devenue, ils s’étaient comme on dit perdus de vue et à vrai dire il ne se souvenait même plus de son prénom, mais les visions de son rêve étaient d’une grande clarté et au détour d’un couloir de ce qui devait être une sorte de vaste aéroport, elle lui apparaissait telle qu’elle était à l’époque. Elle était d’abord enchantée de le voir et comme dans l’une des publicités dont il avait assuré le scénario pour une chaîne de télévision spécialisée dans le tourisme, elle courait, elle courait vers lui en un long et interminable ralenti… Elle s’arrêtait cependant à un pas à peine de lui et détournait légèrement la tête comme gênée. Dans un miroir, le miroir de son salon encastré dans le mur du couloir, il se voyait tel qu’il était : vieux et bedonnant et sans charme pour une jeune fille qui n’avait pas dix-sept ans… Et il s’était réveillé à ce moment-là.

En regardant l’heure, il songea avec amertume qu’il était encore tôt et qu’il ne se rendormirait pas et qu’il allait devoir réfléchir à la manière d’occuper sa journée, à la manière dont il pourrait tromper le temps pendant ces interminables heures qui allaient passer sans lui… Comme cela aurait été plus simple s’il avait dormi jusqu’à midi et avait fait la grasse matinée – Non, il fallait qu’il fût réveillé par un rêve d’un sens clair et désespérant dès les premières heures du jour : cela était dans l’ordre des choses. Il s’occupa vaguement tout le jour. Il marcha sans but dans les forêts des environs. S’étant avisé au retour de l’état de son jardin, il tondit la pelouse. Cela lui prit moins d’une heure et il s’en étonna : il aurait cru que son jardin était plus vaste… Le soir, il vida le reste de la  bouteille de whisky et s’endormit dans son fauteuil.

Le vingt-cinq octobre au soir, ayant fait un effort pour s’habiller – il ne voulait pas prendre son dernier repas sans obéir à un certain cérémonial et il était habillé comme s’il allait se rendre d’une minute à l’autre dans une réception en ville –, après avoir pris un apéritif et fumé l’un des excellents cigares qu’un collègue de travail lui avait ramenés de La Havane, il se mit à table. Il avait téléphoné deux jours auparavant à un traiteur de la région et deux jeunes assistants du cuisinier étaient venus en début de soirée pour lui livrer son repas. Les deux jeunes assistants avaient longuement préparé la table du salon, s’étaient occupés de tout et pour les remercier il leur avait offert à chacun un verre et un cigare. L’un avait décliné l’offre : il ne fumait pas, c’était mauvais pour la santé… Et avec un sérieux imperturbable, tout en buvant prudemment et comme du bout des lèvres, il avait même cité de mémoire le nombre de cancers que provoquait chaque année le tabac. L’autre par contre avait non seulement fumé le cigare, mais sans se faire particulièrement prier il avait aussi repris plusieurs fois du whisky ! Et il titubait légèrement et tenait des propos inconséquents lorsqu’ils étaient tous les deux repartis. En voyant leur camionnette s’éloigner sur le chemin de terre, il songea que ces deux jeunes gens –  l’un insouciant et ivre au point de lui adresser par la vitre de grands saluts, l’autre sobre et capable de citer le nombre des cancers provoqués chaque année par le tabac – étaient selon toute vraisemblance les deux derniers êtres humains avec lesquels il avait parlé et ri. 

A présent, il était à table et tout en mangeant, il songeait que ce genre de repas, seul devant une excellente table, avait été pour lui le seul plaisir incontestable et sans cesse renouvelé qu’il avait connu au cours de son existence. L’important était le fait d’être seul. Les repas familiaux et professionnels l’assommaient pareillement et manger en y prenant du plaisir signifiait pour lui manger seul et sans avoir à parler à personne. « Les gens lorsqu’ils sont à table ne parlent que de nourriture », songea-t-il en repoussant son assiette. C’était dégoûtant comme tout le reste.

Il était un peu ivre et titubait à travers le salon en tentant de suivre péniblement le rythme d’une chanson qu’il avait aimée dans sa jeunesse. Il était un peu ivre et tout en tournant sur lui-même avec des mouvements empesés, tout en murmurant pour lui-même les quelques paroles dont il se souvenait, il songeait que cela n’avait strictement aucune importance… Plus tard dans la soirée, soucieux d’être lucide pour ses toutes dernières heures, il s’arrêta de boire et confortablement installé dans son fauteuil, il laissait sa pensée vagabonder. Des images de sa vie passée lui apparaissaient parfois, mais elles n’avaient pas plus de consistance que les visions d’un rêve qui à peine conçues, s’évanouissent… Et il songea un moment au spectacle d’ombres chinoises auquel il avait assisté en compagnie d’Elsa dans une petite ville d’Espagne. Ainsi lui apparaissaient les événements de sa vie passée : comme une suite de gesticulations dénuées de sens dans un spectacle d’ombres… Et cela ne comptait pas plus que tout le reste. Il n’avait plus de passé vraisemblable et l’avenir pour lui s’était singulièrement rabougri : l’avenir pour lui était devenu « exact » et ne s’étendait pas au-delà de quelques heures… Ce qui se passerait ensuite, il ne s’en souciait nullement : et pour cause… Le destin de son agence de publicité lui était par exemple indifférent. Il savait à peu près comment cela se passerait : il y aurait une guerre des chefs, un moment les actionnaires seraient déstabilisés, il y aurait « une période de flottement » comme on disait dans le milieu… Puis un nouveau dirigeant serait désigné – sans doute cet anglais qu’il n’aimait pas – et tout rentrerait dans l’ordre. Son nom qui apparaissait relativement souvent dans la presse économique en disparaîtrait bien vite. Il serait oublié par ses pairs et ce serait simplement comme s’il n’avait jamais existé… Fidèle à son patronyme comme l’avait écrit un journaliste dans un article d’un enthousiasme absurde, il avait tout sacrifié à son travail, il était monsieur Travail… Et son travail occupait une bonne part dans l’échec retentissant de son mariage, son travail lui avait fait perdre des amis qu’il estimait, son travail et l’acharnement à être le meilleur qu’il y mettait avaient sans doute contribué à briser quelques vies… Et tout cela pourquoi ? Pour un travail qu’au fond il méprisait. Il se souvenait pourtant très bien que lorsqu’il était au lycée, il était un grand lecteur de poésie, il avait même tenté d’écrire quelques vers, mais les jugeant mauvais, il les avait détruits… Et ayant renoncé à ses rêves, quelques années après, il s’était tourné vers le langage beaucoup plus rudimentaire de la publicité : domaine médiocre dans lequel il avait excellé… Il soupira. Voilà ce qu’il aurait fallu écrire sur sa tombe, en guise d’épitaphe – A été fidèle à son patronyme. Il eut un vague sourire amer. Cela n’avait plus d’importance.

Le lendemain, un peu avant midi, sa mère lui ayant toujours dit qu’il était né à cette heure-là, il irait dans le garage et s’installerait au volant de la voiture. Il voulait leur faire ce dernier pied de nez à tous, qu’ils ne comprendraient sans doute pas, il s’installerait à son volant, comme s’il allait partir, il s’installerait à son volant, comme si pour la première fois il allait partir. A un moment ou à un autre, il appuierait sur la commande automatique des vitres et lorsqu’il verrait s’afficher midi sur le cadran électronique, il mettrait le moteur en marche et attendrait que les gaz d’échappement lui règlent enfin son compte.  

 

 

 

                Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot