lundi 30 septembre 2019

Est-ce ainsi que les hommes vivent (Léo Ferré chante Aragon)

Louis Aragon (Poème à crier dans les ruines)

Louis Aragon 


Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j’imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d’inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
A la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l’Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d’un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c’est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c’est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Ecoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L’un d’eux est un cheval qui s’accoude à la terre
L’autre un mort agitant un linge l’autre
La trace de tes pas Je me souviens d’un village désert
A l’épaule d’une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d’une ville où il n’y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu’un cheval
Emporte devant moi comme ce jour dans la montagne
L’ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s’éveillait pourtant l’esprit du mystère pareil
Au cri d’un enfant aveugle dans une gare-frontière
Je me souviens
Je parle donc au passé Que l’on rie
Si le cœur vous en dit du son de mes paroles
Aima Fut Vint Caressa
Attendit Epia les escaliers qui craquèrent
Ô violences violences je suis un homme hanté
Attendit attendit puits profonds
J’ai cru mourir d’attendre
Le silence taillait des crayons dans la rue
Ce taxi qui toussait s’en va crever ailleurs
Attendit attendit les voix étouffées
Devant la porte le langage des portes
Hoquet des maisons attendit
Les objets familiers prenaient à tour de rôle
Attendit l’aspect fantomatique Attendit
Des forçats évadés Attendit
Attendit Nom de Dieu
D’un bagne de lueurs et soudain
Non Stupide Non
Idiot
La chaussure a foulé la laine du tapis
Je rentre à peine
Aima aima aima mais tu ne peux pas savoir combien
Aima c’est au passé
Aima aima aima aima aima
Ô violences
Ils en ont de bonnes ceux
Qui parlent de l’amour comme d’une histoire de cousine
Ah merde pour tout ce faux-semblant
Sais-tu quand cela devient vraiment une histoire
L’amour
Sais-tu
Quand toute respiration tourne à la tragédie
Quand les couleurs du jour sont ce que les fait un rire
Un air une ombre d’ombre un nom jeté
Que tout brûle et qu’on sait au fond
Que tout brûle
Et qu’on dit Que tout brûle
Et le ciel a le goût du sable dispersé
L’amour salauds l’amour pour vous
C’est d’arriver à coucher ensemble
D’arriver
Et après Ha ha tout l’amour est dans ce
Et après
Nous arrivons à parler de ce que c’est que de
Coucher ensemble pendant des années
Entendez-vous
Pendant des années
Pareilles à des voiles marines qui tombent
Sur le pont d’un navire chargé de pestiférés
Dans un film que j’ai vu récemment
Une à une
La rose blanche meurt comme la rose rouge
Qu’est-ce donc qui m’émeut à un pareil point
Dans ces derniers mots
Le mot dernier peut-être mot en qui
Tout est atroce atrocement irréparable
Et déchirant Mot panthère Mot électrique
Chaise
Le dernier mot d’amour imaginez-vous ça
Et le dernier baiser et la dernière
Nonchalance
Et le dernier sommeil Tiens c’est drôle
Je pensais simplement à la dernière nuit
Ah tout prend ce sens abominable
Je voulais dire les derniers instants
Les derniers adieux le dernier soupir
Le dernier regard
L’horreur l’horreur l’horreur
Pendant des années l’horreur
Crachons veux-tu bien
Sur ce que nous avons aimé ensemble

Crachons sur l’amour
Sur nos lits défaits
Sur notre silence et sur les mots balbutiés
Sur les étoiles fussent-elles
Tes yeux
Sur le soleil fût-il
Tes dents
Sur l’éternité fût-elle
Ta bouche
Et sur notre amour
Fût-il
TON amour

Crachons veux-tu bien

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Je connais mal Louis Aragon, mais j’ai découvert ce poème de dépit amoureux d’une rare violence, grâce à l'écrivain Philippe Forest qui a consacré plusieurs conférences à l’auteur de « Est-ce ainsi que les hommes vivent ».  Le poème appartient au recueil La grande gaîté (1929).

Pour voir la conférence de Philippe Forest : https://youtu.be/t1QOMdLGqpM

Source image : La Croix.com

vendredi 27 septembre 2019

Indignité


         Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants.
                Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes


Il mène une vie infâme. Il mène une vie infâme et songe à une phrase de Balzac, selon laquelle une telle vie est une forme de protestation, une vengeance…

Il mène une vie infâme. Il mène une vie infâme et ne ment pas comme il respire, non, il ment plus librement, plus effrontément.

Il mène une vie infâme. Il mène une vie infâme et chacun se détourne à cause de son haleine fétide, chargée, à la mesure de ses pensées.

Ma vie a un goût de bière éventée, dit-il parfois d’une voix pathétique, en évoquant, plein de rancœur, les salauds qui l’ont brisé, l’usine et son retour à trente ans passés dans le giron maternel…

Il mène une vie infâme et se console à peu de frais de son indignité en songeant que son temps est celui des imposteurs, des traîtres, des Judas sans remords.

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         Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Il a été écrit en 2009, sous le règne d’un exécrable président. L’actuel ne vaut guère mieux !... Mais les imposteurs, les traîtres, les Judas me paraissaient alors légions et tenir le haut du pavé. Frédéric Perrot


Honoré de Balzac

Source image : Larousse.fr

mercredi 25 septembre 2019

Bret Easton Ellis à Strasbourg

Photographie prise un quart d'heure avant 

          
        L’écrivain américain Bret Easton Ellis – auteur de Moins que zéro, American Psycho et surtout de ce roman majeur et déjanté qu’est selon moi Lunar Park – était hier soir à la Cité de la Musique et de la Danse pour présenter son dernier livre, White. Nous y étions, avec François. Frédéric Perrot.

lundi 23 septembre 2019

poésie sonore avec Cyril (photo d'Elise Lander)

Le Local, 21 septembre 2019


Les cinq textes étaient extraits de mon recueil autoédité, Les heures captives (décembre 2012). Cyril a lu en ouverture le poème éponyme. J’ai lu pour ma part Le sosie, Carnages végétariens, Superstition, Rêverie clandestine. Un grand merci à Cyril ! Frédéric Perrot.  

dimanche 22 septembre 2019

les paroles sont de Rimbaud (concert de Cyril Noël au Local, le 21 septembre 2019)

Cyril Noël jouant Ophélie


I

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois de lointains hallalis...

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid d’où s’échappe un léger frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or...

II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;

C’est qu’un souffle du ciel, tordant ta chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur entendait le cœur de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

C’est que la voix des mers, comme un immense râle,
Brisait ton sein d’enfant trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou s’assit, muet, à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Un infini terrible égara ton œil bleu !

III

– Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher la nuit les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter comme un grand lys.


Arthur Rimbaud, mai 1870
Version de la lettre à Théodore de Banville du 24 mai 1870

samedi 14 septembre 2019

en réponse à un article de Frédéric Martel sur le Journal intégral de Julien Green

Julien Green, en 1930

Hier ou avant-hier, j’ai lu cette phrase remarquablement stupide dans un texte condescendant, malveillant, voire assassin, consacré à la publication du « Journal intégral » de Julien Green : « Rimbaud est de gauche, explicitement gay, anti-clérical et pauvre – tout le contraire de Green. »

Affirmer sur le ton de l’évidence que Rimbaud est de « gauche » est déjà assez réducteur et contestable – la révolte de Rimbaud est totale, métaphysique et nihiliste dans ses résultats – mais prétendre qu’il est « explicitement gay » (sic) relève du pur anachronisme.  
A ma connaissance, et c’est bien regrettable, Rimbaud n’a pas écrit une ligne sur la Gay Pride !...  Et on peut estimer la pertinence intellectuelle d’un texte à de tels raccourcis journalistiques…

L’auteur de cet article pénible, le dénommé Frédéric Martel, est un imbécile bien de notre temps, qui coche toutes les cases du modernisme éclairé et du bon goût !
Il est lui de « gauche », « ouvertement gay », bien-pensant au carré, au cube ; et je m’étonne qu’il consacre tant de pages et d’énergie à un écrivain, Green, qu’il juge finalement « poussiéreux » et secondaire et qui a tous les défauts : « vaniteux », « lâche », « antisémite », « raciste », « misogyne », « riche » !, etc.

Sur la lâcheté – Selon cet imbécile, Green a été « lâche » parce qu’il n’a pas su assumer au grand jour, librement, son homosexualité, a mené une « double vie » hypocrite, fréquentant autant les salons bourgeois, les églises que les « pissotières ». Il est vrai qu’il est très courageux de s’en prendre à un mort et d’extraire systématiquement de ces centaines de pages « non-expurgées » tout ce qui peut être à charge
Je ne sais pour qui se prend ce Frédéric Martel, un ange ou un saint sans doute… Mais dans une cour d’Assises, tremblant et porté par le sentiment exaltant qu’il est dans le sens de l’Histoire, être lumineux luttant contre les ténèbres, il ferait un excellent procureur. Qu’il songe à sa reconversion !

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Julien Green, que j’aime pour ma part beaucoup, est un écrivain, auteur de nombreux romans d’un sombre réalisme hérité du dix-neuvième siècle – Maupassant –, mais qui versent parfois dans le fantastique, le surnaturel…  Léviathan, Si j’étais vous, Le malfaiteur, Adrienne Mesurat, Minuit, Le mauvais lieu, L’autre

                                                                                               Frédéric Perrot

mardi 10 septembre 2019

Au temps de l'innocence (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Qu’ils sont doux
Les premiers baisers volés

On s’écarte du chemin
Lors de la promenade

On s’aventure entre les arbres
On s’arrête on se regarde

On est un peu gêné
Les silences sont longs

Mais depuis la nuit des temps
Les gestes suppléent les mots 

Et timide miracle
Les mains se saisissent

Les têtes se penchent
Les lèvres s’approchent

Comme ils sont malhabiles
Et tremblent d’être vus

Et comme cela est bon
Et fait battre leur cœur !

Qu’ils sont doux
Les premiers baisers sauvages

Et comme ils les regretteront
Quand plus tard avec l’âge

Ces jeux auront perdu
Leur charme leur nouveauté


                                                        
                                                                         Frédéric Perrot

mercredi 4 septembre 2019

Mort à crédit (Louis-Ferdinand Céline)


Hambourg, août 2019


Mort à crédit est le second roman de Louis-Ferdinand Céline, publié en 1936. Ce sont ici les premières lignes.

Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents, chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s’élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C’était une douce et gentille et fidèle amie. Demain on l’enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà… Et puis tant pis…
Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu’elle est morte Madame Bérenge à ceux qui m’ont connu, qui l’ont connue. Où sont-ils ?...
Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.
Elle savait Madame Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire. Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d’autre chose…
Vieille Madame Bérenge, son chien qui louche on le prendra, on l’emmènera…
Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s’est arrêté chez elle. Il est là dans l'odeur de la mort récente, l’incroyable aigre goût… Il vient d’éclore… Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s’en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n'ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil des morts…  pour parler après ça plus doucement aux choses… Courage pour soi tout seul !
Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait elle me retenait par la main… Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit hoquet. C'est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont repartis loin, très loin dans l’oubli, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.


Pour écouter le début de Mort à crédit interprété par Fabrice Luchini :
https://youtu.be/ARIA7geiwgk

dimanche 1 septembre 2019

Confession d'un mécontent (publié dans le numéro 40 de la revue Lichen, septembre 2019)


« Mécontent de tous et mécontent de moi… »
               Charles Baudelaire (À une heure du matin)


Dans le fond puritain,
Je ne désire nullement
Me mêler au tapage,
Etre du goût du jour la putain ;

Et j’enrage en silence
Quand je lis, vois ou entends
Ce dont s’étourdissent tant
De mes contemporains !

« Efforce-toi de ne pas être de ton temps »,
Comme l’écrivait un philosophe allemand.
Oh je ne peux pas, l’époque hurle en moi !
Seule s’accroît la distance…


Pour aller lire la revue d’Elisée Bec :
https://lichen-poesie.blogspot.com/