dimanche 28 février 2021

Intérieur (poème de Philippe Jaccottet)

 

Philippe Jaccottet


Il y a longtemps que je cherche à vivre ici,

dans cette chambre que je fais semblant d’aimer,

la table, les objets sans soucis, la fenêtre

ouvrant au bout de chaque nuit d’autres verdures,

et le cœur du merle bat dans le lierre sombre,

partout des lueurs achèvent l’ombre vieillie.

 

J’accepte moi aussi de croire qu’il fait doux,

que je suis chez moi, que la journée sera bonne.

Il y a juste, au pied du lit, cette araignée

(à cause du jardin), je ne l’ai pas assez

piétinée, on dirait qu’elle travaille encore

au piège qui attend mon fragile fantôme…

 

 

Outre son activité de poète, de critique, de passeur insatiable, Philippe Jaccottet (1925-2021) est le traducteur de l’un de mes romans préférés, L’homme sans qualités de Robert Musil.

 

Source image : printempsdespoètes.com

 

dimanche 21 février 2021

Jarvis Cocker, du groupe Pulp (portrait par Anthoni, merci à lui)

 

par Anthoni

Dominique A, Hôtel Congress

Fade dans les bas-fonds

 

Ils entament la parade

quelques verres et quelques tirades

le goût du danger les unit

et c’est la nuit

il reste avec elle trop longtemps

se fait coincer

elle n’a pourtant rien dit

c’est la chaleur en le freinant

qui l’a trahi

Hôtel Congress

110° Fahrenheit…

Dominique A, Hôtel Congress

 

 

Il fait fade dans les bas-fonds. Il y descend par habitude, dévale les escaliers, pressé de se perdre parmi ses semblables – toute une foule grouillante, des êtres aveugles stupéfiés, qui ne tiennent plus debout et se vautrent sur des matelas repoussants, dans les flaques et les autres saletés qui jonchent le sol. Il en est encore pour danser comme des automates sur des musiques absurdes, assourdissantes… La chaleur l’accable. Il étouffe dans ce hammam sordide. Il remarque qu’il n’y a pas une fille. Il essuie la sueur qui lui brûle les yeux, il hausse les épaules, il ne cherche plus rien depuis si longtemps. Même une étreinte, même une nuit : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il n’y a pas d’amour… Et ce sont toujours les mêmes mots, les mêmes gestes, la même désillusion au réveil. « Inutile de se laisser nos numéros, on ne se reverra pas… » Non, ce qu’il veut, c’est se perdre, s’oublier parmi d’autres garçons perdus, avaler tout ce qu’on lui tend, pour le vomir quelques heures plus tard, tituber au rythme de la musique jusqu’à s’épuiser et finir à l’aube, par rentrer chez lui, tombant tout habillé sur son canapé ou en travers de son lit.

 

Ainsi se passent ses nuits. Mais qu’y aurait-il d’autre à faire ?

 

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Il fait fade. Régional (Belgique) : lourd, étouffant.

L’expression « garçons perdus » est empruntée au même album de Dominique A, La Musique.

 

Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot


samedi 20 février 2021

Quand viendra le printemps (extrait d'un poème de Fernando Pessoa)

 



Quand viendra le printemps,

Si je suis déjà mort,

Les fleurs fleuriront de la même manière

Et les arbres n’en seront pas moins verts qu’au printemps dernier.

La réalité n’a pas besoin de moi.

 

Je sens une joie énorme

À la pensée que ma mort n’a aucune importance.

 

Si je savais que demain je vais mourir

Et que le printemps est pour après-demain,

Je mourrais content, de ce qu’il soit pour après-demain.

Si tel est son temps, quand devrait-il venir sinon en son temps ?

J’aime que tout soit réel et que tout soit exact ;

Et j’aime ça parce qu’il en serait ainsi, même si je n’aimais pas ça.

C’est pourquoi, si je meurs à présent, je meurs content,

Parce que tout est réel, parce que tout est exact…


mardi 16 février 2021

Bonheur tardif (avec une encre d'Eric Doussin)

Eric Doussin 

 

Le bonheur est arrivé trop tard
 
Perclus d’habitudes
On ne l’attendait plus
Et il n’a pas été accueilli
Comme il l’aurait dû
 
Mais comme l’étranger
Qui venu de loin
Se présente un soir
– Qui frappe à cette heure ? –
 
Et que l’on chasse
Tant l’hospitalité
Est une idée
Douteuse
 
Le bonheur hélas
Arrivait trop tard
  

Ce court poème a été écrit en 2011. Frédéric Perrot

lundi 8 février 2021

Si vous saviez (pour Samuel Paty)

 

Si vous saviez tous les discours pompeux

Auxquels votre ignoble mort a donné lieu,

 

Combien nombreux se sont réjouis

Arguant que vous l’aviez bien cherché,

 

Si vous saviez que vous avez eu droit

Aux hommages de la nation reconnaissante

 

Et combien ces hommages ont été bâclés,

 

Que votre nom est devenu pour les uns un totem

Et un sujet de querelles sur les funestes réseaux

 

Où d’autres déjà sont menacés –

 

Si vous saviez tout cela,

Que pourriez-vous dire ?

 

Je n’aurai pas l’indécence de parler à votre place.

 

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Je n’ajouterai rien, seulement que la récupération en cours de la mort de Samuel Paty par la droite conservatrice (Le Figaro, où un éditorialiste déplorait récemment « la lâcheté » du corps enseignant) et l’extrême-droite (Valeurs actuelles), est nauséabonde…

 

                                                                  Frédéric Perrot

L'esprit d'initiative (titre pour un dessin de Vittorio Minighetti)

 

Vittorio Minighetti

mercredi 3 février 2021

Maurice Blanchot, L'instant de ma mort (pour Fatiha)

 


Je me souviens d’un jeune homme – un homme encore jeune – empêché de mourir par la mort même – et peut-être l’erreur de l’injustice.

Les Alliés avaient réussi à prendre pied sur le sol français. Les Allemands, déjà vaincus, luttaient en vain avec une inutile férocité.

Dans une grande maison (le Château disait-on), on frappa à la porte plutôt timidement. Je sais que le jeune homme vint ouvrir à des hôtes qui sans doute demandaient secours.

Cette fois, hurlement : « Tous dehors. »

Un lieutenant nazi, dans un français honteusement normal, fit sortir d’abord les personnes les plus âgées, puis deux jeunes femmes.

« Dehors, dehors. » Cette fois, il hurlait. Le jeune homme ne cherchait pourtant pas à fuir, mais avançait lentement, d’une manière presque sacerdotale. Le lieutenant le secoua, lui montra des douilles, des balles, il y avait eu manifestement combat, le sol était un sol guerrier.

Le lieutenant s’étrangla dans un langage bizarre, et mettant sous le nez de l’homme déjà moins jeune (on vieillit vite) les douilles, les balles, une grenade, cria distinctement : « Voilà à quoi vous êtes parvenu. »

Le nazi mit en rang ses hommes pour atteindre, selon les règles, la cible humaine. Le jeune homme dit : « Faites au moins rentrer ma famille. » Soit : la tante (94 ans), sa mère plus jeune, sa sœur et sa belle-sœur, un long et lent cortège, silencieux, comme si tout était déjà accompli.

Je sais – le sais-je – que celui que visaient déjà les Allemands, n’attendant plus que l’ordre final, éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant), – allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ?

À sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté. Il était peut-être tout à coup invincible. Mort – immortel. Peut-être l’extase. Plutôt le sentiment de compassion pour l’humanité souffrante, le bonheur de n’être pas immortel ni éternel. Désormais, il fut lié à la mort, par une amitié subreptice.

À cet instant, brusque retour au monde, éclata le bruit considérable d’une proche bataille. Les camarades du maquis voulaient porter secours à celui qu’ils savaient en danger. Le lieutenant s’éloigna pour se rendre compte. Les Allemands restaient en ordre, prêts à demeurer ainsi dans une immobilité qui arrêtait le temps.

Mais voici que l’un d’eux s’approcha et dit d’une voix ferme : « Nous, pas allemands, russes », et, dans une sorte de rire : « armée Vlassov », et il lui fit signe de disparaître.

Je crois qu’il s’éloigna, toujours dans le sentiment de légèreté, au point qu’il se retrouva dans un bois éloigné, nommé « Bois des bruyères », où il demeura abrité par les arbres qu’il connaissait bien. C’est dans le bois épais que tout à coup, et après combien de temps, il retrouva le sens du réel. Partout, des incendies, une suite de feu continu, toutes les fermes brûlaient. Un peu plus tard, il apprit que trois jeunes gens, fils de fermiers, bien étrangers à tout combat, et qui n’avaient pour tort que leur jeunesse, avaient été abattus.

Même les chevaux gonflés, sur la route, dans les champs, attestaient une guerre qui avait duré. En réalité, combien de temps s’était-il écoulé ? Quand le lieutenant était revenu et qu’il s’était rendu compte de la disparition du jeune châtelain, pourquoi la colère, la rage, ne l’avaient-elles pas poussé à brûler le Château (immobile et majestueux) ? C’est que c’était le Château. Sur la façade était inscrite, comme un souvenir indestructible, la date de 1807. Était-il assez cultivé pour savoir que c’était l’année fameuse de Iéna, lorsque Napoléon, sur son petit cheval gris, passait sous les fenêtres de Hegel qui reconnut en lui « l’âme du monde », ainsi qu’il l’écrivit à un ami ? Mensonge et vérité, car, comme Hegel l’écrivit à un autre ami, les Français pillèrent et saccagèrent sa demeure. Mais Hegel savait distinguer l’empirique et l’essentiel. En cette année 1944, le nazi eut pour le Château le respect ou la considération que les fermes ne suscitaient pas. Pourtant on fouilla partout. On prit quelque argent ; dans une pièce séparée, « la chambre haute », le lieutenant trouva des papiers et une sorte d’épais manuscrit – qui contenait peut-être des plans de guerre. Enfin il partit. Tout brûlait, sauf le Château. Les Seigneurs avaient été épargnés.

Alors commença sans doute pour le jeune homme le tourment de l’injustice. Plus d’extase ; le sentiment qu’il n’était vivant que parce que, même aux yeux des Russes, il appartenait à une classe noble.

C’était cela, la guerre : la vie pour les uns, pour les autres, la cruauté de l’assassinat.

Demeurait cependant, au moment où la fusillade n’était plus qu’en attente, le sentiment de légèreté que je ne saurais traduire : libéré de la vie ? l’infini qui s’ouvre ? Ni bonheur, ni malheur. Ni l’absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j’imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d’existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. « Je suis vivant. Non, tu es mort. »

 

Plus tard, revenu à Paris, il rencontra Malraux. Celui-ci lui raconta qu’il avait été fait prisonnier (sans être reconnu), qu’il avait réussi à s’échapper, tout en perdant un manuscrit. « Ce n’étaient que des réflexions sur l’art, faciles à reconstituer, tandis qu’un manuscrit ne saurait l’être. » Avec Paulhan, il fit faire des recherches qui ne pouvaient que rester vaines.

 

Qu’importe. Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même, ou, pour le dire plus précisément, l’instant de ma mort désormais toujours en instance.

 

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Ce court texte de Maurice Blanchot que l’on ne dira pas testamentaire – « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » (René Char) – a été publié aux éditions Fata Morgana en 1994.

 

Maurice Blanchot, L’instant de ma mort. Editions Gallimard, 2002.