lundi 30 juillet 2018

La Guerre et la Paix





« Autrefois, il suffisait de prendre deux ou trois dispositions, de prononcer deux ou trois phrases, les maréchaux, les aides de camp, le visage épanoui, apportaient leurs félicitations et annonçaient les trophées : des corps entiers de prisonniers, des faisceaux de drapeaux et d’aigles ennemis, et des canons, et des fourgons de bagages ; et Murat demandait l’autorisation de lancer la cavalerie pour s’emparer des convois. Il en avait été ainsi à Lodi, à Marengo, à Arcole, à Iéna, à Austerlitz, à Wagram, etc. Et maintenant, quelque chose d’étrange était arrivé à son armée.
En dépit de la nouvelle de la prise des flèches, Napoléon voyait que ce n’était pas ainsi, pas du tout ainsi que les choses se passaient dans les précédentes batailles ; il voyait que ceux qui l’entouraient et qui avaient tous l’expérience de la guerre partageaient son sentiment. Les visages étaient sombres, on évitait de se regarder. Seul Beausset était incapable de comprendre la situation. Napoléon, lui, savait fort bien, avec sa grande expérience, ce que signifiait une bataille où, après huit heures d’efforts, l’assaillant n’a pu obtenir la victoire, il savait que c’était une bataille presque perdue et que, maintenant, dans cette situation d’équilibre instable, le moindre incident pouvait lui être fatal, à lui et à son armée.
Lorsqu’il repassait en imagination cette étrange campagne de Russie au cours de laquelle il n’avait pas gagné une seule bataille, n’avait pris en deux mois ni drapeaux, ni canons, ni fait prisonniers des régiments entiers, lorsqu’il regardait les visages secrètement soucieux de son entourage et apprenait que les Russes continuaient de résister, une terreur le saisissait, pareille à celle que l’on éprouve en rêve, et tous les malheureux hasards qui pouvaient le perdre lui venaient à l’esprit. Les Russes pouvaient tomber sur son aile gauche, rompre son centre, un boulet perdu pouvait le tuer, lui. Tout cela était possible. Au cours de ses précédentes batailles, il n’envisageait que les incidents heureux, et maintenant il se représentait des éventualités malheureuses, en nombre incalculable, qui pouvaient se produire, et il les attendait toutes. Oui, c’était comme en rêve lorsque, voyant approcher un assassin, vous prenez votre élan pour le frapper dans un effort gigantesque qui devrait l’anéantir, et que vous sentez votre bras retomber mou comme une loque et la terreur d’une mort inéluctable vous envahir.
Cette terreur, Napoléon l’éprouva à la nouvelle que les Russes attaquaient le flanc gauche de l’armée française. Il était assis en silence sur un pliant au bas du mamelon, la tête baissée, les coudes aux genoux. S’étant approché de lui, Berthier lui proposa de parcourir les lignes afin de se rendre compte de la situation.
-          Comment ? Que dites-vous ? Oui, qu’on m’amène un cheval, dit Napoléon.
Il monta en selle et se dirigea vers Sémionovskoïé.
Tout au long du chemin qu’il suivait, au milieu de la fumée qui se dissipait lentement, gisaient dans des mares de sang des chevaux et des soldats morts, isolés ou en tas. Ni Napoléon ni aucun de ses généraux n’avaient encore contemplé un spectacle aussi horrible, une telle accumulation de cadavres sur un espace aussi réduit. Le grondement des canons, qui ne s’était pas arrêté un instant depuis près de dix heures et éprouvait douloureusement les oreilles, conférait à ce spectacle une solennité particulière (comme la musique aux tableaux vivants). Napoléon gagna la hauteur de Sémionovskoïé et aperçut à travers la fumée des rangées d’hommes vêtus d’uniformes dont la couleur ne lui était pas familière. C’était des Russes.
Les Russes se tenaient en rangs serrés au-delà de Sémionovskoïé et du mamelon, et leurs pièces ne cessaient de tonner et de fumer le long de leur ligne. Ce n’était plus une bataille. C’était une tuerie qui se poursuivait et qui ne pouvait plus mener à rien, ni les Russes ni les Français. Napoléon arrêta sa monture et retomba dans la songerie dont Berthier l’avait tiré. Il ne pouvait arrêter l’action qui s’accomplissait devant lui et autour de lui, qui passait pour dépendre de lui et qu’il était censé diriger ; et pour la première fois, du fait de son échec, cette action lui apparaissait inutile et atroce. »
                                               Tolstoï, La Guerre et la Paix, tome II, p.248-249
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vendredi 27 juillet 2018

tant d'arbres abattus

Hambourg


  
Tant d’arbres abattus
Ne nous contemplent plus

Pareils à ces géants déracinés
Du ciel que nous touchions
En silence
Nous avons chu

Pour d’obscures raisons
À tant de merveilles
Ont succédé
Tant de jours inféconds

Et dans les lits froids
Aux rires d’antan
Les larmes orphelines…

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Tant d’arbres abattus
Ne nous contemplent plus

La lune ronde et pleine
Brille pour rien
Dans le soir imbécile

Et de tout le temps
Qu’il aura fallu
À la pousse fragile
Pour se hisser au ciel –

Nul ne se souvient plus




Le texte a été publié dans le numéro 7 de la revue  Lichen (octobre 2016) 
Pour aller voir la revue d'Elisée Bec 
http://lichen-poesie.blogspot.com/

lundi 23 juillet 2018

l'imprudence de Prométhée


                                                         Pour l’ami Etienne,


Prévoyant, comme pourrait l’indiquer son nom, ou imprudent, Prométhée fut-il ce héros qui apporta la connaissance aux hommes, ou ne fut-il qu’un vaniteux, dont l’arrogance provoqua la colère des dieux ? 

« Je suis pour tous les Jupiter contre tous les Prométhée », a, semble-t-il, écrit un jour ce pauvre Claudel. Mais qui se soucie encore de l’ambassadeur Paul Claudel ?

Exemplaire est le châtiment de Prométhée, qui nous force une fois de plus à admirer le raffinement dans la cruauté de l’imagination des Grecs !

Non sans panache, Rimbaud fut un poète prométhéen… Mais son « fardeau déposé », il jugea plus judicieux de se faire « négociant » et de maudire l’humanité entière, qui contrariait son petit commerce… Même un poète de génie ne saurait sauver les hommes malgré eux.

Parole d’un paresseux – « Je suis un Oblomov, pour qui sortir de son lit et s’arracher à l’emprise de ses rêves, est un acte prométhéen de tous les jours ! »
 
L’adjectif « prométhéen » peut simplement désigner l’effort de l’homme pour s’élever au-dessus de sa condition. Effort admirable, quoique désordonné… Ce que les Grecs nommaient « l’hybris » ou démesure. Nombre de philosophes de la deuxième moitié du vingtième siècle ont mis en garde l’humanité contre cette tentation prométhéenne : « Certes, l’homme peut voyager dans les airs ou parmi les étoiles… Mais il ravage sa planète, détruit son milieu de vie, fait disparaître toutes les autres espèces vivantes… Atteint de la folie des grandeurs, il construit de nouvelles tours de Babel, croit abolir les distances et même devenir immortel ! Pauvre homme, qui malgré ses efforts, demeurera enchaîné au rocher de sa finitude ! »

Ou : « Nous ne croyons plus aux dieux. La plus durable et la plus néfaste illusion née de l’imagination des hommes a vécu… Nul dieu n’interviendra pour mettre un frein à notre folie ! Et, nous sommes tous, même à notre tout petit niveau, un peu responsables du gâchis général… Pensée désagréable s’il en est… »


vendredi 20 juillet 2018

sur Deux frères de Sammy Sapin




    Une fois n’est pas coutume, je recommanderai un livre de poésie contemporaine que j’ai eu la chance de lire dans le sud de la France, grâce à l’ami Laurent Bouisset : Deux frères de Sammy Sapin.
C’est un récit moderne, qui me semble appartenir à ce genre du « biopic littéraire » inauguré à mon sens par Raymond Carver dans son admirable nouvelle consacrée à la mort d’Anton Tchekhov (Les trois roses jaunes).
Les deux frères en question sont le poète américain Charles Bukowski (1920-1994) et le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Si le rapprochement peut paraître incongru, Sammy Sapin parvient à lier entre elles ces deux destinées individuelles.
Sapin ne commente pas, il raconte et fait entendre ; mais il ne me semble pas anodin que ces deux frères imaginaires aient choisi chacun à leur manière de vivre en marge de la société.  



Sammy Sapin, Deux frères, Polder 171, 64 pages


mardi 17 juillet 2018

quelques raisons d'aimer Jacques Brel





Nul panégyrique ici. Il n’y a que les esprits peu avertis pour croire que les artistes doivent en plus être des gens bien. Le personnage Brel, on s’en moque. Parfois Brel a joué à être Brel : mais qu’importe ? Car avec lui, on parle d’homme à homme ; et au vrai, comme disait le poète, quelle âme est sans défauts ?

Je tiens pour acquis que Brel a été très conscient de ses tares et qu’au lieu de vouloir les combattre – pourquoi ? – il en a joué, non sans un certain sens de l’autodérision (Jacky). Les dites tares sont connues, identifiées et ont toujours fait fuir les gens de goût avec horreur. C’est son sentimentalisme, son pathétisme, son côté ravi de la crèche des débuts. À cela qui est le plus évident, on pourrait ajouter sa misogynie ; et, en lui appliquant bêtement un concept contemporain, son homophobie.
Mais Brel en effet n’est que rarement du meilleur goût ; et c’est une première raison de l’aimer.

Brel est un homme déchiré ; et ses chansons sont le théâtre où il s’expose.
Chanteur entier s’il en est, rétif par nature à un système dont le vedettariat et l’éphémère, son écume, sont les vérités triviales, Brel ne tait pas plus ses enthousiasmes, ses rêves naïfs ou ses espoirs fous, que ses doutes, ses faiblesses, ses angoisses ou ses frustrations… Brel peut tout chanter ; ce qui n’est pas un mince compliment.
D’un mot, Brel est d’une terrible sincérité et d’une lucidité sans équivalent dans le microcosme futile de la musique de variété. Ainsi s’explique par exemple son silence.
Considérant qu’il n’avait plus rien à dire, pendant dix ans, Brel a préféré vivre. Il a voyagé, a emboîté le pas à Gauguin en partant pour les Marquises, s’est passionné pour l’aviation… Avant de revenir, cancéreux et le chantant, le temps d’un disque inconfortable, et qui, comme on dit, « déconcerta » ses admirateurs…
Brel demeure pour les amorphes que nous sommes un « grand vivant » Et c’est assurément une seconde raison de l’aimer.

Il y a de toute évidence, outre ses talents de comédien de la chanson et d’interprète, outre les remarquables orchestrations et cette « symphonie qui s’éloigne » à la fin de J’arrive, les mots de celui qui, ayant découvert tardivement Eluard ou Aragon, a eu la politesse de ne plus se rêver en poète, mais s’est affirmé chansonnier, amuseur, pitre…

Il y a de toute évidence son mépris des bourgeois, des médiocres, des bigots et des militaires, et sa tristesse sans âge. « Et plus le temps fait cortège/Et plus le temps fait tourment… » (La chanson des vieux amants)

Il y a de toute évidence le fait qu’il a joué Don Quichotte et que cela a donné une chanson comme La quête.

Et la preuve que même par la chanson, on peut atteindre aux limites absurdes du langage. Belge, donc surréaliste…
« De chrysanthèmes en chrysanthèmes/Les autres fleurs font ce qu’elles peuvent » (J’arrive)

Et ce « pressentiment de la mort » unique dans la chanson française et la chanson tout court.
Comme il y a ce frisson métaphysique dont témoignent les presque quatre minutes de son dernier morceau gravé, Les Marquises, sur l’album du même nom.

Il y a de toute évidence, et parmi combien d’autres, Amsterdam, Ces gens-là, Les vieux, Le dernier repas ou La valse à mille temps.


      Le texte a été écrit à l'été 2008. C'est ici une version corrigée. Fréderic Perrot

comme Luka Modric

Luka Modric


Au terme d’une coupe du monde où, en tant que français, j’ai été assez fier d’être un supporter fervent de l’équipe de Croatie

                                               Pour l’ami Rabah,


Ah si l’on pouvait être poète
Comme Luka Modric est footballeur
En artiste infatigable
Passeur décisif et tranchant
Avec une pénétration rare
De sa propre activité –

Jusque dans la défaite flamboyant !



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