samedi 30 mars 2024

Une nuit, Myriad (pour Nicolas)


                            « Donnez-moi des nouvelles données… »

                                                       Alain Bashung

 


Une nuit, agacé de lui-même et ulcéré par le souvenir d’une conversation qu’il avait dû subir la veille, Myriad abandonna le roman qu’il lisait et quitta l’appartement.

« Nous ne sommes fous que la nuit, se disait-il en allant d’un bon pas, soucieux seulement de disperser son moi au hasard des rues, et c’est bien regrettable… Que ne pourrions-nous faire, si nous rêvions à toute heure du jour ? La vie sans doute serait toute différente et l’habitude ne nous ferait pas baisser la tête… Quand on cesse de ressentir, il faut se taire. Qui disait ça ? Parler, parler, quel ennui… Et quel affreux comédien, on devient alors… Moi, si j’avais un peu de courage, je me coudrais les lèvres avec des fils noirs et emmêlés, pour ne plus jamais parler. On nous réclame sans cesse des actes. Ce serait une manière bien nette de marquer mon désaccord, mon refus… Mais bien sûr, j’aurais peur que cela me fasse mal. J’ai peur de la douleur et l’on ne fait rien quand on a une telle peur… »

Son errance inconsciente l’avait conduit en périphérie de la ville, dans un quartier où il ne se serait jamais aventuré dans d’autres circonstances. Tout au long du trottoir, il y avait des carcasses de voitures brûlées et Myriad songeait qu’elles ressemblaient à de ridicules dépouilles d’animaux antédiluviens. Les bâtiments eux-mêmes étaient noirs de crasse et paraissaient tous plus ou moins sur le point de s’effondrer comme de misérables châteaux de cartes. Myriad pensait qu’il aurait sans doute suffi d’un bon coup de vent pour que ce sinistre quartier tombe en poussière. Cela n’aurait pas été un drame, il fallait parfois faire place nette, afin de repartir sur des bases différentes. Il n’y avait par ailleurs nulle trace d’une présence humaine et même les sempiternels vandales devaient être occupés à piller dans quelque autre endroit de la ville. Myriad n’avait pas d’opinion particulière au sujet de cette flambée de violence et de tous ces affrontements qui avaient éclaté partout dans le pays, il manquait d’informations vérifiables et comme à peu près quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses concitoyens, et même s’il travaillait pour elles, il ne croyait plus un mot de ce que racontaient les autorités. La défiance régnait, les pillards pillaient et les forces de l’ordre gazaient et matraquaient à qui mieux mieux : c’était à peu près tout ce que l’on pouvait en dire… Ce n’était pas très intéressant et cela se répétait à intervalles réguliers depuis des années selon un schéma toujours sensiblement identique. On s’étonnait seulement qu’il y eût encore quelque chose à brûler et à piller…

« Moi, je suis un privilégié, se disait-il, je ne suis ici que par hasard, j’ai un appartement dans ce que l’on continue de nommer par paresse intellectuelle le centre-ville, un appartement que je loue pour un loyer exorbitant et qui ressemble plutôt à une cellule tant il est hypersécurisé, un appartement dans lequel je devrais en fait me trouver à cette heure précise de la nuit, pour travailler, engranger encore des données sur mon Collab dix-septième génération… S’ils savaient qu’au lieu de cela, je passe mes nuits à lire des romans, j’aurais sans doute quelques soucis… Mais même le contrôle ne peut être absolu… Les autorités manquent de personnels compétents et les machines aussi sophistiquées soient-elles ne peuvent pas tout faire… Il faudra toujours des imbéciles diplômés dans mon genre pour vérifier que le système général ne dysfonctionne pas de façon trop colossale… Et s’il fallait encore vérifier le travail des vérificateurs, on n’en sortirait plus… »

Un bruit indistinct se fit entendre, l’arrachant à ses méditations sur l’ineptie de son activité professionnelle, et Myriad chercha à en déterminer la provenance et la nature exacte… Avec un sourire amer, il songeait que dans l’un de ces mauvais films d’anticipation comme on en tournait tant par le passé, à cet instant précis, à coup sûr aurait surgi des ténèbres quelque personnage incongru, une petite fille en guenilles par exemple, au visage noir de saleté, qui craintivement s’approcherait de l’anti-héros solitaire et désabusé : ce qui ne manquerait bien sûr pas de toucher au cœur le dit anti-héros, dont chacun pouvait soupçonner que sous sa rude carapace, il dissimulait au fond une âme sensible ! Comme ces films étaient tous d’un humanisme et d’un optimisme qui confinaient à la sottise, cette rencontre improbable, celle du cynisme froid et de l’innocence outragée, ne tarderait pas à provoquer dans la conscience de l’anti-héros un mouvement de révolte le conduisant à remettre en question tout son mode de vie et à se soulever contre l’ignoble système dont il avait été jusqu’alors un serviteur zélé. Cette soudaine illumination était en général accompagnée d’un tonnerre de musique larmoyante, au moment où l’anti-héros tendait la main à la petite fille ou la prenait simplement dans ses bras pour la porter à travers les ruines de l’ancienne civilisation...

Mais il n’y avait personne : ce n’était pas une attendrissante petite fille aux grands yeux clairs, seulement un énorme rat, que Myriad considéra avec autant de stupeur que de dégoût. Il y avait donc encore des rats, on ne les avait pas tous mangés… Il y avait donc encore des rats, et même en excellente santé, si on en jugeait par la taille et la corpulence de celui-ci… L’odieux animal avait surgi de quelque coin obscur et sans montrer le moindre signe de peur, fouillait dans un tas d’immondices, à quelques pas à peine de Myriad. 

« Tu as de la chance, mon ami ! Si je n’étais pas qu’un médiocre serviteur docile, un lecteur de romans, je te prie de croire que je te réglerais ton compte avec sauvagerie ! Empoignant cette bouteille vide que je vois là sur le sol, j’en briserais le cul sur un coin de mur et armé de ce redoutable tesson, je me ferais un plaisir de me jeter sur toi pour t’éventrer et faire jaillir de toi ton sang pestilentiel… Puis, en te saisissant par ton horrible queue comme le divin Maldoror saisissait ses victimes par leur chevelure, en tournant sur moi-même, je te lancerais au loin, hors de ma vue… Mais tu as de la chance, mon ami, tu as de la chance, crois-moi ! Il est bien évident hélas que je suis si peu habile de mes mains qu’en brisant le cul de la bouteille, je ne manquerais pas de me blesser et de m’ouvrir les paumes ! Ce n’est pas ton sang qui jaillirait, mais le mien, rouge sombre… Quant à t’attraper par la queue, il ne saurait en être question, je n’ai ni gants, ni gel désinfectant et je frissonne de dégoût à l’idée de ce seul contact… »

Une main sur le cœur, comme s’il déclamait un texte pour quelque public invisible, Myriad se sentit soudain ridicule. Le rat lui-même, sans doute lassé par cette harangue, avait disparu, sans demander son reste.

« Oui, la douleur et le ridicule, voilà ce que j’ai toujours redouté, se disait-il en s’éloignant d’un pas moins assuré, et c’est pour cela que je n’ai jamais rien osé, pour secouer mes chaînes, quel cliché de poètes, ou simplement accomplir un premier mouvement réel… Non, non, tu vas rentrer chez toi, dans ton appartement hypersécurisé, dormir un peu à coups de somnifères… Puis, en te réveillant nauséeux, inévitable effet secondaire, tu vas passer une journée de plus en visioconférence avec des imbéciles diplômés dans ton genre… Toujours les mêmes histoires, les mêmes petites mesquineries, les mêmes blagues salaces de célibataires excités devant leurs écrans, leur Collab dix-septième génération… Tu n’écouteras que d’une oreille distraite, tu feras ton possible pour ne pas te mêler à ce flot virtuel de stupidités… Tu ne diras rien, tu ne prononceras pas un mot, tu ne parleras pas… Et peut-être qu’à un moment ou à un autre, malgré tes maux de tête, tu te souviendras qu’une fois n’est pas coutume, tu as passé la nuit dehors… »

 

                                                         Frédéric Perrot

 

mardi 26 mars 2024

Chercheurs d'échos (pour Gilles)


 

Dans des systèmes éloignés

À des distances inconcevables

Ils cherchent des ombres et des échos

Sont en quête de la connaissance et de la beauté

 

Font tant de découvertes déconcertantes

Des mondes prodigieux

Et des planètes géantes

Insoupçonnées

 

Donnent à l’imaginaire

De plus vastes horizons

Et des objets nouveaux

À notre réflexion

 

Sous la surface glacée d’Encelade

Sixième lune de Saturne

Aux mystérieux anneaux

Il semble qu’il y ait un océan



Frédéric Perrot


jeudi 21 mars 2024

Le rêveur et ses créatures

 


Les monstres issus du délire de ses rêves siègent silencieusement autour de son lit, épient son sommeil, qui se trouble : il se réveille ! Les étranges créatures, toutes plus composites et infâmes les unes que les autres, commencent à remuer, comme prêtes à fondre ensemble pour l’étouffer, l’énucléer, l’émasculer, le dévorer Au loin, des cris épouvantables, des grognements, des halètements et des chuintements se font entendre, comme si sa chambre était devenue aussi vaste que la nuit et plus terrible qu’une jungle.

 

« Vous n’existez pas, gémit le malheureux rêveur en se recroquevillant pour parer au moins les premiers coups de griffes, toutes autant que vous êtes, créatures venues des confins de l’univers comme dans un conte de Lovecraft, je vous ai inventées, vous ne pouvez exister en dehors de moi et des pages où pour m’amuser, j’ai consigné vos méfaits et vos impensables massacres ! C’est impossible, vous n’existez pas, vous ne pouvez exister, vous n’êtes que des créatures de papier, vous ne sauriez être dotées d’un corps et me menacer réellement… Reculez, reculez, créatures illusoires, nées de mon goût pour les récits d’épouvante ! Mais qui pousse la porte de ma chambre ? Non, non, ce n’est pas possible : l’homme au parapluie noir ! La pire de mes inventions… Qui m’a effrayé tant de fois dans mon sommeil ! Je te reconnais brute épaisse, je te reconnais Maudit ! Chassé de ta planète par un peuple sage qui répugnant à la peine de mort t’a condamné à l’exil éternel ! Le hasard contrevenant à la sagesse, le sarcophage où tu étais enfermé a dévié de sa route pour une raison inconnue et s’est écrasé au beau milieu d’un champ de Picardie à quelques kilomètres à peine de Crèvecœur, le 27 juillet 2027 ! Pas de chance pour la France, ce pauvre pays provincial déjà mal en point… De folles rumeurs ont couru sur ce bizarre accident, enflammant l’opinion publique, le gouvernement dont tous les membres n’en menaient pas large a voulu faire croire à une simple météorite, mais des images ont circulé, montrant une sorte de long cigare hyper-technologique, d’une technologie qui n’était pas de ce monde, et beaucoup savaient que lorsqu’il a été sorti de terre, le sarcophage, comme l’avait nommé un journaliste, était vide et que selon toute apparence quelque chose s’en était échappé… Je savais, mais je n’étais pas le seul, dès le 15 août, comme moi, des milliers, des millions de personnes ont commencé de faire chaque nuit des cauchemars aussi atroces qu’identiques – un phénomène inouï, qui devait relever de la manipulation psychique ou de l’hypnose collective –, comme des millions d’autres donc, je savais, je savais que tu étais en liberté… Dans les semaines, les mois qui ont suivi, la France et l’Europe entière ont compris combien cette liberté était effroyable et combien ton désir de vengeance après des siècles de demi-sommeil était tout bonnement inapaisable… Moi, qui n’avais jamais cru au Mal incarné, qui me semblait une absurdité philosophique, un relent de ténèbres, je devais, à la lecture des journaux, revoir mon jugement : la liste de tes victimes s’allongeait chaque jour, devenant vertigineuse, car comme un vulgaire psychopathe, tu avais soin de les marquer d’un signe étrange au milieu du front et il était certain que chacune d’entre elles était morte dans d’innommables souffrances… Dans ton sillage mortifère, revenaient les plus abjectes superstitions religieuses : on analysait sans fin ce signe mystérieux, on lui donnait même des significations toutes plus absurdes les unes que les autres, comme d’habitude face au péril l’humanité, ou du moins l’Europe bavardait, mais je savais que tu étais seulement un guerrier de la plus sombre espèce, un génocidaire brutal et insaisissable, qui jouissait de tuer… Tu échappais à toutes les poursuites, tu semblais pouvoir être à plusieurs endroits à la fois d’un bout à l’autre du vieux continent, ce n’était sans doute qu’une illusion, et pour les esprits faibles, tu paraissais une sorte de dieu, mais un dieu dément, la pire des combinaisons… Comme tu ne sévissais que sur le continent européen et semblais choisir tes victimes, les habituels imbéciles proclamaient que tu étais à coup sûr un djihadiste, une création d’un Islam conquérant, une arme de guerre conçue dans quelque laboratoire secret de Téhéran ou d’ailleurs ! Comme toujours face au péril l’humanité, ou du moins l’Europe retombait dans la bêtise et la sénilité… Ce n’était vraisemblablement qu’une question de température ou d’humidité. Tu étais déjà étranger à cette planète, et peut-être ne pouvais-tu t’étourdir que dans un climat relativement tempéré… Cependant, même ta pulsion de destruction avait ses limites, tu n’étais pas un dieu, mais un être de chair, qui mourrait un jour… Et te voilà dans ma chambre ! Quelle absurdité… Même si tu m’as terrorisé tant de fois dans mes rêves, je sais que tu n’existes pas. Tu n’es qu’une projection de mon cerveau fatigué et de mes angoisses… Je t’ai inventé, j’ai inventé ton histoire, les crimes effroyables que tu as commis sur ta planète et sur combien d’autres… Et ta condamnation et ton masque de fer, qui doit couvrir l’atroce plaie mouvante qu’est devenu ton visage… Même ton parapluie, qui semble si incongru, est le souvenir d’un roman, un roman russe si tu veux savoir… Tu n’existes pas, je t’ai inventé. Maintenant va-t’en ! Disparais… Mais non, non, ne t’approche pas ! »

 

                                                         Frédéric Perrot


vendredi 15 mars 2024

Louisa, pauvre Louisa

    


Non, non, tu n’avais pas le droit de faire ça, tu n’avais pas le droit de faire ça à Louisa, pauvre Louisa ! Dois-je te rappeler que Louisa est mon amie, qu’elle avait confiance en moi ? Comment vais-je pouvoir la regarder à présent ? Non, non, tu n’avais pas le droit, je n’en reviens pas… Pauvre Louisa ! Malgré son intelligence, ce n’est encore qu’une enfant naïve : elle a la moitié de ton âge, elle pourrait être ta fille… Non, non, je ne suis pas comme toi, je ne fantasme pas sur des gamines qui ont la moitié de mon âge, qui pourraient être ma fille, je sais me tenir, moi ! Et ne va surtout pas me dire qu’elle l’a voulu ! C’est impossible ! Je suis au regret de te le dire, mais tu n’es pas son genre, tu ne peux absolument pas être son genre, regarde-toi, regarde-toi un instant ! Raisonnablement, tu ne peux faire envie à personne, et tu l’as entortillée, dans tes filets, dans tes discours, tu as profité de sa naïveté et du fait qu’elle t’admire… Si, si, elle t’admire, pauvre Louisa ! Elle t’admire parce qu’il y a au moins dix ans, tu as écrit quelques articles prétentieux que trois ou quatre personnes, et elle, ont lus… Et ne va surtout pas me dire qu’elle l’a voulu ! C’est impossible ! Je parie que tu l’as fait boire : c’est bien ton style ça ! Tu es comme l’un de ces ignobles serpents que nous avons vus à l’aquarium, tu t’enroules autour de tes proies pour les étouffer… Jamais aucun scrupule, jamais aucun remords. Comment un boa pourrait-il avoir des remords ? Quoi ? Non, non, je ne délire pas ! Je sais que tu l’as fait boire… Comme l’autre écervelée… Comment s’appelait-elle déjà ? Belinda, oui, c’est ça, Belinda, la blonde vénitienne stupide comme une tête de gondole : ce qui prouve, soit dit entre nous, que tu n’as aucun goût et que tu te jettes sur tout ce qui bouge… Tu n’étais pas son genre non plus et tu as dû la droguer, dissoudre un truc dans son verre… La sempiternelle histoire, de tes amours clandestines… Mais tu as eu chaud sur ce coup-là ! Aussi bête soit-elle, une fille qui se réveille à poil dans un lit, avec un affreux mal de tête, ne se souvient de rien, mais se sent sale, salie, aussi bête soit-elle, elle soupçonne qu’il s’est passé quelque chose de louche, tu as eu chaud sur ce coup-là, elle aurait pu porter plainte, elle aurait dû porter plainte, nous n’en serions pas là aujourd’hui, d’autres auraient parlé, la liste se serait révélée longue et tu aurais fini de nuire… Oh, Louisa, pauvre Louisa !

 

 

                                   Février – mars 2024. Frédéric Perrot

jeudi 14 mars 2024

Alain Bashung, La nuit je mens


 

                        Pour écouter la chanson d’Alain Bashung :

                        https://youtu.be/rDyT-zbkpLA?si=CRocyJ-_tyKXRdHr

mercredi 13 mars 2024

Arthur Rimbaud, Ville (pour Pierre Louis)

 

    Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, – notre ombre des bois, notre nuit d’été ! – des Erinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, – la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.

 

……………………..

 

      « Aussi comme » : « de la même façon », locution adverbiale ancienne exprimant l’analogie. Rimbaud, Œuvres complètes, Edition établie par André Guyaux, avec la collaboration d’Aurélia Cervoni.

mercredi 6 mars 2024

L'enfant qu'on était, l'enfant qu'on demeure

Hambourg

Touché par un poème de Louis-René des Forêts qui raconte comment un enfant, « celui qu’on disait un garçon intraitable », revient dans les rêves et l’insomnie de l’adulte pour le juger sévèrement, j’ai proposé à quelques camarades d’écriture de s’emparer de cette idée, de ce thème, pour en proposer leur propre version. Voici avec la mienne les cinq contributions. Merci à Olivier Saint-Eve, Michel Meyer, Martine Colledani et Sylvia Undata. Frédéric Perrot

 

Pour lire le poème de Louis-René des Forêts :

https://beldemai.blogspot.com/2024/02/celui-quon-disait-un-garcon-intraitable.html

 

 

Coupable

 

Tu veux dormir ?

Mais sans moi

Tu ne te réveillerais pas

 

As-tu oublié

Les courses endiablées

Les révoltes puériles

Et les rêves fantastiques ?

 

Comme les gens étaient grands

Autour de toi

Comme ils étaient vieux

Parents, famille, étrangers

 

Le goût des fruits

Nouveau, subtil

La beauté des filles

Le mystère des mots

 

La délicatesse

D’une fleur

D’un sourire

En toi

Partout

 

Maintenant te voilà

Es-tu digne de tout cela ?

Laisse-moi au moins

Cette nuit

Misérable statue

Je devrais être toi

 

Olivier Saint-Eve – Mercredi 21 février

 

Il y a plusieurs façons de mal comprendre les choses

 

Les asymptotes, la figure mathématique des asymptotes, c’est ce qui me vient immédiatement à l’esprit quand je pense à la rencontre de ces deux moments de la personne humaine, cette courbe de la vie, dont je ne saurais dire si elle est ascendante ou descendante. C’est une histoire où la réalité rencontre l’idéal.

L’adulte cajolerait beaucoup l’enfant, l’harnacherait terriblement aussi, regarderait souvent ailleurs pour ne pas laisser voir dans ses yeux la honte, la peur et l’ignorance dans laquelle il vit. L’enfant le regarderait de ses grands et beaux yeux admiratifs, comprendrait mal ce qu’il pressent de faux dans le discours qu’il entend, n’imaginerait pas qu’il soit d’ailleurs possible qu’il y ait la moindre fausseté dans ce qu’il entend, n’en tiendrait sans doute pas compte, commencerait à se dissocier.

L’enfant poserait sans relâche des questions, renverrait à l’adulte des reflets idéalisés de lui-même, serait tellement fier d'être l’enfant de ce qu’il deviendrait par la suite. L’adulte le protégerait, lui achèterait une Playstation pour voir briller la joie dans ses yeux, pour s’en défaire un peu aussi, aurait parfois un peu de mal à supporter l’exigence d’idéalité de l’enfant qu’il était.

Mettons qu’ils se rencontrent dans un endroit où le lien qui les unit n'existe pas, ils seraient tous deux des êtres complets et autonomes, se retrouveraient en présence dans un train. L'enfant fixerait l'adulte qui, préoccupé par une quelconque vicissitude, aurait les yeux tournés vers l’intérieur. L’enfant serait très grave, car pour lui la vie est très sérieuse, il n’aurait aucun humour, juste de grands yeux qui observent et enregistrent le monde dans lequel il a été invité. Au détour d’un virage l’adulte rencontrerait les yeux de l’enfant, lui sourirait, l’enfant serait gêné, détournerait les yeux et fermerait la bouche, se replierait dans son être d’enfant. Le train contenant les deux stades d’un même être traverserait un paysage, et disparaîtrait dans une portion différente du paysage. Quelqu’un d’autre, depuis ce même paysage, regarderait le train s'enfoncer dans le lointain, se souviendrait.

 

Michel Meyer – février 2024

 

D’un épais linceul de silence

 

D’un épais linceul de silence

Surgit une voix de commandement

Je voudrais répondre avec insolence

Mais je tremble comme pris en faute

La peur m’empoisonne l’existence

 

Raide dans son uniforme de soldat

Le petit fantôme apparaît

Le visage crispé par la haine

Il marche de long en large 

En aboyant des ordres

Dans une langue étrange

Que je ne reconnais pas

 

Qu’est-ce que cette mascarade ?

Je sais qui il est

Je n’ai aucun doute à ce sujet

Mais cela me déplaît

 

En me redressant dans mon lit

Ironique camarade

Je me mets à siffloter

Afin qu’il mesure bien

Le peu de cas que je fais

De sa ridicule parade

 

Sa colère est immense immédiate

En sautillant sur place

Il commence à parler comme un livre

D’une voix précipitée et pédante

Réel tir de mitraillette

Et soudain je le comprends !

 

C’est un long réquisitoire

Un interminable procès à charge

Il me rappelle mes hontes et mes échecs

Il n’en oublie aucun

Et il semble certain qu’il exigera ma tête !

 

Un instant j’ai envie de me jeter sur lui

Pour lui infliger la correction qu’il mérite

Fesser le petit dictateur serait un vrai plaisir

Mais je baille bruyamment

Tant tout cela m’ennuie…

 

Sa colère retombe et comme un enfant

Brisé par le chagrin éclate en sanglots

Cela devrait me le rendre proche

 

Hélas je suis trop vieux et trop cynique

Je dois me lever tôt et ne veux que dormir

Et d’une voix douce lui demande de partir

 

Frédéric Perrot

 

 

Si

 

Si l’enfant au fond de moi mourait,

je ne serais plus rien que larve pourrissante.

Sur les lignes ondulantes des cahiers à carreaux,

je n’irais plus me promener vers ces claires fontaines

où le temps déclinait marelles et feux follets

dans les allées sableuses du voisin cimetière.

Allègre, j’y faisais courir fantômes et fantasmes

et mille lapins blancs arrachés de mes mains

aux tenailles de la mort.

 

Si l’enfant au fond de moi mourait

les montagnes magiques et leurs sommets tout bleus

fondraient, fondraient profond aux entrailles de la terre.

Et il n’y aurait plus d’arnica ni fougère

ni cette odeur subtile à la fois âcre et miel

que chaque été engrange au creux de ses aisselles.

Un été blond de foin dans lequel se rouler à cœur joie, à corps nu,

les genoux, yeux et bras léchés par le soleil.

 

Si l’enfant au fond de moi mourait,

toute la neige des pages fondrait sans avoir eu

l’aval d’un printemps tout fleuri, vraiment doux très vert.

 

Et ce grand lit de plumes d’où émanent tous mes rêves

rendrait l’âme bien avant de faire lire ces histoires,

ces histoires de ma vie, qu’elle soit douce ou cruelle

qu’un vent rieur et fou a, avec très grand soin,

écrit sans une rature à l’encre de ses ailes.

 

Martine Colledani

 

L’enfant n’était pas encore…

Il dormait dans l’origine des sources

Les yeux clos sur l’infini des possibles

Pas de regard sur le monde

Pas les clous du réel

Sa beauté éclairait l’eau et l’arbre

La paix lissait son visage

Les vents libres psalmodiaient

 

Le Loup l’appela…

Ses yeux s’ouvrirent

Le chemin se traça dès lors

Ardu et long

Pentu et rempli de hautes marches

Il marcha

Malgré les zébrures de la haine sur la peau du monde

Malgré le nombre incroyablement clairsemé des sourires

Il grava sa foi dans les pierres

 

Puis…

L’enfant posa son incrédulité sur les dorures

Il écrivit les mélodies de sa tristesse

Il chanta les mélopées de ses incompréhensions

Il dansa ses jeux innocents si vite faussés

Dans ses sourcils toujours plus froncés

Il ancra les points de ses interrogations

Il fixa vos certitudes nourries de craintes

Vous offrit la larme de sa déception

 

Enfin…

Il grandit

Et sa silhouette d’ange disparut

Dans les paupières agitées des rêves

Laissant derrière lui un vague trouble

La brume de ce qui aurait pu être

 

 

Sylvia Undata (extrait de « Danses Incertaines » autoédition reliée main)