mardi 31 octobre 2023

Charles Baudelaire, Le joueur généreux

 

Charles Baudelaire (portrait par Jimmy Poussière)

Hier, à travers la foule du boulevard, je me sentis frôlé par un Être mystérieux que j’avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l’eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d’œil significatif auquel je me hâtai d’obéir.

Je le suivis attentivement, et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine, éblouissante, où éclatait un luxe dont aucune des habitations supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j’eusse pu passer si souvent à côté de ce prestigieux repaire sans en deviner l’entrée. Là régnait une atmosphère exquise, quoique capiteuse, qui faisait oublier presque instantanément toutes les fastidieuses horreurs de la vie ; on y respirait une béatitude sombre, analogue à celle que durent éprouver les mangeurs de lotus quand, débarquant dans une île enchantée, éclairée des lueurs d’une éternelle après-midi, ils sentirent naître en eux, aux sons assoupissants des mélodieuses cascades, le désir de ne jamais revoir leurs pénates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer.

Il y avait là des visages étranges d’hommes et de femmes, marqués d’une beauté fatale, qu’il me semblait avoir vus déjà à des époques et dans des pays dont il m’était impossible de me souvenir exactement, et qui m’inspiraient plutôt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naît ordinairement à l’aspect de l’inconnu. Si je voulais essayer de définir d’une manière quelconque l’expression singulière de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d’yeux brillant plus énergiquement de l’horreur de l’ennui et du désir immortel de se sentir vivre.

Mon hôte et moi, nous étions déjà, en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, après plusieurs heures, que je n’étais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupé à divers intervalles nos fréquentes libations, et je dois dire que j’avais joué et perdu mon âme, en partie liée, avec une insouciance et une légèreté héroïques. L’âme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n’éprouvai, quant à cette perte, qu’un peu moins d’émotion que si j’avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite.

Nous fumâmes longuement quelques cigares dont la saveur et le parfum incomparables donnaient à l’âme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivré de toutes ces délices, j’osai, dans un accès de familiarité qui ne parut pas lui déplaire, m’écrier, en m’emparant d’une coupe pleine jusqu’au bord : « A votre immortelle santé, vieux Bouc! »

Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. Sur ce sujet-là, Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries légères et irréfutables, et elle s’exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je n’ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l’humanité. Elle m’expliqua l’absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu’à présent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m’assura qu’elle était, elle-même, la personne la plus intéressée à la destruction de la superstition, et m’avoua qu’elle n’avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu’une seule fois, c’était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s’écrier en chaire : « Mes chers frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »

Le souvenir de ce célèbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des académies, et mon étrange convive m’affirma qu’il ne dédaignait pas, en beaucoup de cas, d’inspirer la plume, la parole et la conscience des pédagogues, et qu’il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les séances académiques.

Encouragé par tant de bontés, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s’il l’avait vu récemment. Il me répondit, avec une insouciance nuancée d’une certaine tristesse : « Nous nous saluons quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innée ne saurait éteindre tout à fait le souvenir d'anciennes rancunes. »

Il est douteux que Son Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple mortel, et je craignais d'abuser. Enfin, comme l’aube frissonnante blanchissait les vitres, ce célèbre personnage, chanté par tant de poètes et servi par tant de philosophes qui travaillent à sa gloire sans le savoir, me dit : « Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me servir d’une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser la perte irrémédiable que vous avez faite de votre âme, je vous donne l’enjeu que vous auriez gagné si le sort avait été pour vous, c’est-à-dire la possibilité de soulager et de vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de l’Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misérables progrès. Jamais un désir ne sera formé par vous, que je ne vous aide à le réaliser ; vous régnerez sur vos vulgaires semblables ; vous serez fourni de flatteries et même d’adorations ; l’argent, l’or, les diamants, les palais féeriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner ; vous changerez de patrie et de contrée aussi souvent que votre fantaisie vous l’ordonnera ; vous vous soûlerez de voluptés, sans lassitude, dans des pays charmants où il fait toujours chaud et où les femmes sentent aussi bon que les fleurs,   et cætera, et cætera...», ajouta-t-il en se levant et en me congédiant avec un bon sourire.

Si ce n’eût été la crainte de m’humilier devant une aussi grande assemblée, je serais volontiers tombé aux pieds de ce joueur généreux, pour le remercier de son inouïe munificence. Mais peu à peu, après que je l’eus quitté, l’incurable défiance rentra dans mon sein ; je n’osais plus croire à un si prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma prière par un reste d’habitude imbécile, je répétais dans un demi-sommeil : « Mon Dieu ! Seigneur, mon Dieu ! faites que le diable me tienne sa parole ! »

 

mercredi 25 octobre 2023

Une si grande lassitude

 

Las si las

De la laideur des images

De la bêtise des discours

Des interventions en temps réel du premier crétin venu sur son réseau social

Du rire imbécile de l’animateur chargé à la coke

Du clinquant des lumières des musiques 

Du n’importe quoi

Du n’importe quoi

 

Las si las

De la laideur des images

De la bêtise des discours

Des philosophes d’opérette qui jouent aux grands sages

Des authentiques salauds qui portent leur haine sur leur gueule

comme une étiquette

Des demi-penseurs qui arguent d’un vague diplôme pour exprimer

vingt-quatre heures sur vingt-quatre !

leur mépris de classe

De la vulgarité publicitaire

Du bavardage infini

Des commentaires de commentaires

Du n’importe quoi

Du n’importe quoi

 

Las si las

De l’horreur des images

De l’ignominie des discours

Du cœur pourri des hommes ces singes mal dégrossis

Des assassins qui ont toujours au moins une bonne raison de tuer

Des amis de la mort qui veulent planter partout leur drapeau de ténèbres

 

Las si las

D’être un témoin impuissant

De la sauvagerie

De la bestialité

De l’oubli des principes

De la souffrance des innocents

 

Las si las

Des minutes de silence

De la compassion qui ne coûte rien

Des hymnes des larmes

Des dessins des bougies

Des bouquets de fleurs


Mais veille, veille encore !

Dans la mesure de tes faibles forces

A ce que ta fatigue ta lassitude

Ne deviennent pas

Désespoir passif

Dégoût définitif…

 


                   Frédéric Perrot

mardi 24 octobre 2023

Fernando Pessoa, Les autres n'existent pas (pour Rosanne)


 

L’une de mes constantes préoccupations est de comprendre comment d’autres gens peuvent exister, comment il peut y avoir des âmes autres que la mienne, des consciences étrangères à la mienne, laquelle, étant elle-même conscience, me semble par là même être la seule. Je conçois que l’homme qui se trouve devant moi, qui me parle avec des mots identiques aux miens, et qui fait des gestes semblables à ceux que je pourrais faire – je conçois qu’il puisse, en quelque façon, être mon semblable. Il en est de même, cependant, des images que je rêve à partir des illustrations, des héros que je vois à partir des romans, des personnages dramatiques qui passent sur la scène, à travers les acteurs qui les représentent.

Il n’est personne, me semble-t-il, qui admette véritablement l’existence réelle de quelqu’un d’autre. On pourra admettre qu’une autre personne soit vivante, qu’elle sente et pense comme nous-mêmes ; mais il subsistera toujours un facteur anonyme de différence, un désavantage matérialisé. Il est des figures des temps passés, des images-esprits contenues dans les livres, qui sont pour nous plus réelles que ces indifférences incarnées qui nous parlent par-dessus le comptoir, ou nous regardent par hasard dans le tram, ou qui nous frôlent en passant, au hasard mort des rues. Ces autres-là ne sont pour nous que paysage, et presque toujours invisible paysage, comme une rue trop bien connue.

Je considère comme m’appartenant davantage, comme plus proches par la parenté et l’intimité, certains personnages décrits dans les livres, certaines images que j’ai connues sous forme de gravures, que bien des personnes que l’on dit réelles, et qui relèvent de cette inutilité métaphysique que l’on appelle de chair et d’os. Et ce « de chair et d’os », en fait, les décrit fort bien : on dirait des choses découpées, posées sur l’étal marmoréen de quelque boucherie, morts qui saignent comme des vies, côtelettes et gigots du destin.

Je n’ai pas honte d’envisager les choses de cette façon, car je me suis aperçu que tout le monde en fait autant. Ce qui peut sembler du dédain de l’homme pour l’homme, de l’indifférence permettant de tuer des gens sans bien sentir que l’on tue, comme chez les assassins, ou sans penser que l’on tue, comme chez les soldats, provient de ce que personne ne prête l’attention nécessaire au fait – sans doute trop abscons – que les autres sont des âmes, eux aussi.

Certains jours, en certains instants que m’apporte je ne sais quelle brise, qu’ouvre en moi l’ouverture de je ne sais quelle porte, je sens subitement que l’épicier du coin est un être spirituel, que le commis qui se penche en ce moment à la porte, sur un sac de pommes de terre, est, véritablement, une âme capable de souffrir.

Lorsqu’on m’a annoncé hier que le caissier du tabac s’était suicidé, j’ai eu l’impression d’un mensonge. Le pauvre, il existait donc, lui aussi ! Nous l’avions oublié, nous tous qui le connaissions de la même manière que les gens qui ne le connaissaient pas. Nous ne l’en oublierons que mieux demain. Mais qu’il y eût en lui une âme – sans doute, puisqu’il s’est tué. Passions ? Soucis ? Certes… Mais il ne me reste, à moi comme à l’humanité entière, que le souvenir d’un sourire niais flottant au-dessus d’un veston bon marché, sale et de guingois aux épaules. C’est tout ce qui me reste, à moi, d’un homme qui a senti si fortement qu’il s’est tué de trop sentir, parce qu’enfin, on ne se tue certainement pas pour autre chose… Je me suis dit un jour, en lui achetant des cigarettes, qu’il serait bientôt chauve. En fin de compte, il n’a même pas eu le temps de le devenir. C’est l’un des souvenirs qui me restent de lui. Quel autre pourrais-je garder, au reste, dès lors que ce souvenir ne se rapporte pas réellement à lui, mais à une pensée que j’ai eue ?

J’ai soudain la vision du cadavre, du cercueil où on l’a placé, de la tombe, totalement anonyme, où on l’a probablement déposé. Et je vois soudain que le caissier du tabac était, d’une certaine façon, avec son veston de travers et son front chauve, l’humanité tout entière.

Ce ne fut qu’un moment. Aujourd’hui, maintenant, je vois clairement et en tant qu’homme, qu’il est mort. Rien d’autre.

Non, les autres n’existent pas… C’est pour moi que se fige ce soleil couchant, aux ailes lourdes, aux teintes dures et embrumées. Pour moi frémit sous ce couchant, sans que je le voie couler, le vaste fleuve. C’est pour moi qu’a été faite cette large place, s’ouvrant sur le fleuve où la marée vient refluer. On a enterré aujourd’hui le caissier du tabac dans la fosse commune ? Aujourd’hui, le couchant n’est pas pour lui. Mais, à cette seule pensée, et bien malgré moi, il a cessé aussi d’être pour moi…

 

 

Le texte est extrait du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa. Je l’ai lu dimanche soir lors de l’apéro-littéraire organisé chez lui par Michel. Ont été également lus des extraits d’Une saison en enfer, d’Edouard Levé, de Christophe Tarkos, de Boris Wolowiec… Frédéric Perrot.

   

vendredi 20 octobre 2023

Une saison en enfer a cent-cinquante ans


 

    « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

      Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.

      Je me suis armé contre la justice.

Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !

    Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.

     J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.

      Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot.

Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clé du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.

      La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !

      « Tu resteras hyène, etc…, » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »

      Ah ! j’en ai trop pris : – Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

 

 

J’ai lu hier cette ouverture d’Une saison en enfer lors de la soirée poésie du Divanoo. Frédéric Perrot

 

 

      Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

      Edition anniversaire

Poésie Gallimard, 2023

      Préface de Yannick Haenel

      Postface de Grégoire Beurier  


mercredi 18 octobre 2023

Le cauchemar continue (texte de Yannick Haenel)

Charlie Hebdo, 18 octobre 2023

 

Ma chronique de la semaine passée interrogeait la marche du monde et s’intitulait « Chronique d’un cauchemar ». Je l’avais écrite juste avant l’attaque du Hamas en Israël, et j’écris celle-ci au lendemain de l’assassinat de Dominique Bernard, professeur de français au collège-lycée Gambetta d’Arras. Cela fera bientôt trois ans que Samuel Paty a été assassiné, et je pense toujours à lui avec émotion, et depuis hier je pense aussi à Dominique Bernard, à qui je voudrais rendre hommage par ces pauvres mots.

Pour le moment, je n’ai pas le cœur à en trouver d’autres. La solitude des professeurs relève du malheur : eux qui se dévouent tous les jours pour les enfants et les adolescents sont non seulement abandonnés, mais sont devenus des cibles.

Je n’arrive plus à écrire : penser à l’innocence bafouée des professeurs de collège et lycée me bouleverse.

Alors je vais recopier le morceau de chronique que j’avais commencé à écrire avant la mort de Dominique Bernard. Il concerne Israël et la Palestine. On n’en sort plus, de ce cauchemar.

Comment dire l’abomination commise par le Hamas ? Comment qualifier l’infamie qui a lieu à Gaza ? Comment trouver les mots justes dès lors que la tuerie, en passant d’un camp politique à l’autre, ne fait qu’agrandir le domaine de l’iniquité ? Cette nuit, dans l’insomnie de trois heures, j’ai ouvert l’Ancien Testament pour chasser de ma tête cette idée insupportable des enfants assassinés du kibboutz de Kfar Aza, dont certains témoins disent qu’ils auraient été décapités, et je suis tombé sur le Livre d’Esther.

J’ai pensé : quand un événement excède toute mesure, les coordonnées politico-historiques sont peut-être insuffisantes ; il se passe alors quelque chose d’autre. Car ce qu’il y a de plus terrible est toujours secrètement spirituel. La vraie terreur gît dans l’esprit. Le mal, en se déchaînant, libère des puissances qu’aucune négociation territoriale ne justifie. En l’occurrence, surgi du Livre d’Esther, le nom d’Haman est apparu dans mon insomnie, et avec lui Amalek et ce peuple des Amalécites qui, dans l’histoire sacrée, cherche à détruire Israël, à anéantir les Juifs, à rendre impossible la louange et donc la paix, à propager l’esprit viral de l’extermination, laquelle ne fait que s’étendre, multipliant la haine de part et d’autre, et faisant du mal la pire des contagions.

Comment interrompre le virus de la tuerie ? Comment vivre et penser sans qu’Amalek ne revienne infecter sans cesse les esprits ? Comment les Israéliens et les Palestiniens, séquestrés par leurs représentants sanguinaires, pourront-ils un jour sortir du crime auquel l’Histoire les enchaîne et « faire, comme le dit Kafka, un bond hors du rang des meurtriers », c’est-à-dire briser en eux l’idée de frontière ? Comment, oui, comment ?


mardi 10 octobre 2023

Leonard Cohen, Anthem

 


The birds they sang
At the break of day
Start again
I heard them say
Don’t dwell on what has passed away
Or what is yet to be

 

Yeah, the wars they will be fought again
The holy dove, she will be caught again
Bought and sold, and bought again
The dove is never free

 

Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in

 

We asked for signs
The signs were sent
The birth betrayed
The marriage spent
Yeah, and the widowhood
Of every government
Signs for all to see

 

I can’t run no more
With that lawless crowd
While the killers in high places
Say their prayers out loud
But they’ve summoned, they’ve summoned up
A thundercloud
They’re going to hear from me

 

Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in

 

You can add up the parts
But you won’t have the sum
You can strike up the march
There is no drum
Every heart, every heart
To love will come
But like a refugee

 

Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in

 


Pour écouter la chanson de Leonard Cohen :

https://youtu.be/1jzl0NlTmzY?si=80zJ1zWOPS7-Faim


Insulaire

Kelig Nicolas, L'île

 

Nul homme n’est une île,

         paraît-il.

C’est bien dommage,

Ce serait l’idylle :

Être un lopin de terre

         isolé,

Battu et caressé

Par tous les vents marins

Avant d’être englouti,

Funeste destin !

 

Momerie de plaisantin,

J’ai bien mauvais esprit.

L’horrible triade,

Exil péril naufrage,

Est le sort de tant

De mes contemporains.

 

Et jamais la Méditerranée

N’a autant mérité

Son nom

De cimetière marin. 

 

 

                            Frédéric Perrot

 

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Le poète John Donne (1572-1631) écrivait : « Nul homme n’est une île, un tout en soi. Chaque homme est partie du continent, partie du large. Si une parcelle de terre est emportée par les flots, c’est une perte égale à celle d’un promontoire. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi.» (Méditations en temps de crise, traduction : Franck Lemonde)   

jeudi 5 octobre 2023

Arthur Rimbaud, Rêvé pour l'hiver

 

L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose

       Avec des coussins bleus.

Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose

       Dans chaque coin moelleux.

 

Tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace,

       Grimacer les ombres des soirs,

Ces monstruosités hargneuses, populace

       De démons noirs et de loups noirs.

 

Puis tu te sentiras la joue égratignée…

Un petit baiser, comme une folle araignée,

       Te courra par le cou…

 

Et tu me diras : « Cherche ! », en inclinant la tête ;

– Et nous prendrons du temps à trouver cette bête

       – Qui voyage beaucoup…

 


                               En Wagon, le 7 octobre 1870

mardi 3 octobre 2023

Ma Princesse (un sonnet d'Hugues Werlé)

 

Dans mon perfecto en cuir noir,

J’ai fendu les ténèbres pour voir

Ce que Dieu m’a promis en murmure,

Dans mes prières les plus pures…

 

Tu étais là…dans les spotlights,

Princesse des voleuses en pleine night.

D’un seul regard de tes yeux songeurs,

Tu as ravi les clés de mon cœur…

 

Tu m’as laissé perdu en solitaire ;

Tu as fui telle une sylphide blonde,

Sur le sable des Saintes-Maries-de-la-Mer.

 

Depuis j’erre comme un mendiant

Et je cherche de par tout le monde,

La Princesse du gadjo à nouveau souriant.

 

 

                               Octobre 2023

dimanche 1 octobre 2023

Fernando Pessoa, Dactylographie

 


Seul, dans mon atelier d’ingénieur, je trace des plans,

Je signe des projets, isolé en ce lieu,

Loin de tout et de moi-même…

 

Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,

Le cliquetis crépitant des machines à écrire.

Quelle nausée de la vie !

Quelle abjection, cette monotonie !

Quelle léthargie, cette façon d’être !

 

Jadis, quand j’étais un autre, il y avait des châteaux, des cavaliers

(Peut-être des images de mes livres d’enfant),

Jadis, quand j’étais en accord avec mes rêves,

Il y avait les grands paysages du Nord, éblouissements de neige,

Il y avait les grandes palmeraies du Sud, luxuriantes de vert.

 

Jadis.

 

Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,

Le cliquetis crépitant des machines à écrire.

 

Nous avons tous deux vies :

La vraie, qui est celle que nous avons rêvée dans notre enfance,

Et que nous continuons de rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;

La fausse, qui est celle que nous vivons dans le commerce des autres,

Celle qui est pratique et utile,

Celle où nous finissons dans un cercueil.

 

Dans l’autre, il n’y a ni cercueils ni morts,

Il n’y a que les images de l’enfance :

De grands albums coloriés qu’on ne lit pas mais qu’on regarde,

De grandes pages en couleur que l’on se rappelle plus tard.

Dans l’autre, nous sommes nous-mêmes,

Dans l’autre, nous vivons ;

Dans celle-ci, nous mourons, car mourir est le sens de la vie ;

En ce moment la nausée me fait vivre dans l’autre…

 

Mais auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,

Le cliquetis crépitant des machines à écrire hausse la voix.



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L’auteur peut se dire « ingénieur », puisqu’il s’agit d’Alvaro de Campos, un de ses « hétéronymes », ou doubles fictifs pour simplifier, auquel Fernando Pessoa a prêté une œuvre abondante, une biographie documentée et certains de ses poèmes les plus fameux (Bureau de tabac).

Parmi un grand nombre d’écrivains imaginaires, il y en aurait plus de soixante-dix, les quatre « hétéronymes » les plus importants sont Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares, auquel est attribué Le Livre de l’intranquillité. Frédéric Perrot

 

Choix de poèmes d’Alvaro de Campos

Traduits du portugais par Michel Chandeigne, avec la collaboration de Pierre Léglise-Costa et de René Tavernier

Fernando Pessoa, je ne suis personne (une anthologie)

 

Sur Fernando Pessoa et ses hétéronymes, à lire du regretté Antonio Tabucchi, Une malle pleine de gens.