vendredi 30 septembre 2022

La chasse à l'homme

 

Il est parvenu pour un moment à leur échapper, ils ont apparemment perdu sa trace, il n’entend plus leurs cris d’ivrognes, il n’entend plus leurs chiens… Il avise une étroite ruelle où il s’engouffre en songeant que s’il se présente quelqu’un, il sera pris au piège et que cela sera fini, et malgré ses blessures, ayant à peine repris son souffle, il hâte à nouveau le pas, il court presque et il aperçoit déjà le bout de la ruelle, il hâte le pas, il ne va pas se laisser prendre ici et en courant presque, il débouche dans une petite rue déserte et silencieuse… Trottoirs déchiquetés, maisons en ruines, monceaux d’ordures comme partout dans la ville… Mais pourquoi en serait-il ici autrement ? La ville a été détruite et n’est plus depuis longtemps que le terrain de jeu des chasseurs. Il y a en face de lui, derrière un haut grillage de fer une sorte de terrain vague abandonné aux broussailles et aux ronces et, au-delà encore, il distingue dans les ténèbres la masse sombre d’un imposant bâtiment qui a dû être à une époque déjà ancienne, une usine… Il regarde avec désespoir le grillage : il est décidément trop haut, il ne pourra jamais l’escalader, il est surmonté de barbelés, et il a déjà les mains en sang… Il renonce à l’idée de se cacher un moment dans l’usine désaffectée, et en reprenant péniblement son souffle, appuyé à un mur de la ruelle, il tente de réfléchir et de rassembler ses pensées… Il sait qu’il lui faut aller jusqu’à la rivière, c’est sa seule chance, son seul espoir, et une fois arrivé à la rivière nager jusqu’à l’autre berge, sans être aperçu des hommes qui patrouillent… Là, et là seulement, il pourra se dire sain et sauf : les chasseurs ne s’aventurent jamais dans les forêts au-delà de la rivière… Il songe un instant avec amertume que même s’il arrive à rejoindre la rivière, à supposer même qu’il soit dans la bonne direction et ne s’en éloigne pas par erreur, cela risque de ne rien changer : il sait à peine nager, l’eau doit être glacée, et si c’est pour échapper à ses poursuivants en se noyant… Il se redresse pour chasser la pénible vision de son corps disparaissant dans les remous… Il veut vivre, il veut leur échapper et il trouvera bien un moyen de traverser cette fichue rivière… Il se remet en marche avec peine.

Pourquoi l’a-t-on choisi pour servir de proie ? Pourquoi a-t-il été exclu de la cité souterraine pour servir de proie à ces brutes gorgées d’alcool ? Qu’a-t-il fait pour mériter cela ? C’est ce qu’il ne parvient pas à comprendre, même s’il sait que de telles questions sont en fait dépourvues de sens : il a été désigné, c’est tout… Son nom et son matricule sont apparus sur l’écran de contrôle de la chaîne de montage et dans l’instant, il s’est vu entouré par quatre ouvriers, les autres étant déjà prêts à venir en renfort. Les sirènes ont retenti dans toute la cité souterraine, comme à chaque fois qu’est désignée une proie, et il a été conduit sans ménagement par une dizaine d’hommes jusqu’à une cellule. Une heure après tout au plus, il a senti la légère vibration annonçant la montée de la cellule vers la surface et lorsque les portes se sont ouvertes, il s’est mis à courir droit devant lui, sachant que les chasseurs seraient là d’un instant à l’autre.

Ils l’ont blessé dès les premières minutes comme ils l’ont fait avec quasiment tous les hommes qui l’ont précédé : les chasseurs ne sont pas bons joueurs, ils tiennent à blesser leur proie dès le début de la partie de chasse… C’est la vue du sang qui les excite, le cri de l’homme qui sent soudain dans sa jambe une douleur fulgurante et qui fauché dans sa course, tombe lourdement sur le sol… Ensuite, ils lui ont laissé prendre de l’avance comme ils le font à chaque fois… Ils auraient pu l’achever dès le début, il était à terre, à ramper, sanglant, il les entendait autour de lui : mais cela n’aurait pas été drôle… Ils lui ont craché dessus, l’ont roué de coups, certains lui ont pissé dessus, puis ils se sont tous éloignés pour aller boire et chercher leurs chiens… À partir du moment où ils ont blessé leur proie une première fois, les chasseurs ont tout leur temps… Il se passe parfois plusieurs heures avant que la chasse reprenne : ces porcs festoient… Ils se goinfrent, boivent, éructent, s’excitent les uns les autres : c’est à qui gueulera le plus fort…

Tout cela, il l’a vu comme tout le monde des dizaines de fois sur les écrans de contrôle. Il y songe avec dégoût, en s’appuyant à nouveau contre un mur pour reprendre son souffle… En ce moment même, assemblés devant les écrans, la plupart des travailleurs de la cité souterraine suivent la partie de chasse… Rares sont ceux qui protestent et plus rares encore ceux qui se dérobent au spectacle. Les différentes chaînes de montage sont arrêtées ou en service ralenti pendant les quelques heures que dure la partie de chasse. Et il y en a beaucoup qui vont et viennent, un peu abrutis d’être soudainement désœuvrés… Ils marchent, se dégourdissent les jambes, s’étirent, et à un moment ou à autre, ils reviennent toujours se poster sous l’écran vers lequel ils doivent lever les yeux… Et c’est pourtant l’assassinat légal de l’un des leurs, un homme qu’ils ont pu côtoyer sur une chaîne de montage ou dans les chambrées, un homme à qui certains ont parlé… Mais un homme que les membres du conseil d’administration ont exclu pour des raisons inconnues du « commun des mortels » comme on le dit par dérision autour des chaînes de montage, et parce que les chasseurs imposent qu’une proie leur soit livrée toutes les trois semaines… Et qui dès lors n’est plus et ne sera plus jamais l’un des leurs… Et eux aussi, ce qu’ils veulent voir et contempler, c’est la mort, une mort annoncée, quasi certaine, puisque aucun homme de la cité souterraine n’est jamais parvenu à échapper aux chasseurs… Il y en a même, il en a connu, qui font des paris… Le but est de déterminer le temps approximatif de la chasse et celui qui est le plus près empoche la donne : c’est-à-dire à peu près rien, au mieux un misérable petit tas d’objets volés et en général sans importance, mais pour lequel certains d’entre eux, parmi les plus frustres, seraient prêts à se battre ou à tuer…

Personne sur les chaînes de montages ne sait pourquoi tel ou tel homme est désigné pour devenir la proie : ces désignations ne semblent obéir à aucune règle… Les travailleurs des chaînes de montage ne savent d’ailleurs à peu près rien… Le conseil d’administration compte cinq membres, ce sont ces cinq membres qui dirigent la cité souterraine et qui sont en rapport avec les chasseurs : c’est en résumé la connaissance qu’un travailleur des chaînes de montage a du système qui l’opprime… Le reste est rumeur et superstition, hypothèses, racontars, pures conjectures… Les travailleurs des chaînes font leurs seize heures de travail quotidien, se nourrissent avec les rations fournies, dorment à sept ou huit par chambrées, obéissent et parfois se jettent les uns sur les autres : c’est tout… Les rapports humains dans la cité souterraine sont des plus rudimentaires. Il n’y a aucun contact entre les travailleurs des différentes chaînes : cela vient du fait qu’ils sont strictement cloisonnés dans des espaces différents de la cité souterraine, dont il ignore et ne saura jamais si elle est aussi vaste que certains le prétendent… Il y a eu des révoltes par le passé, mais rares sont ceux qui peuvent en parler : ceux qui ne sont pas morts sont séniles… Tout le monde sait pourtant que la répression a été terrible et que le nombre des travailleurs tués par les chasseurs a été considérablement revu à la baisse par les membres du conseil d’administration… Pour un peu, avec la disparition progressive de ceux qui ont vécu à cette période et pourraient encore témoigner, il n’y aurait simplement pas eu de morts comme il n’y aurait pas eu de révolte ! Il sourit douloureusement dans l’obscurité. On les exploite, on les maintient dans l’ignorance, et on nie même leur passé… Tout cela est remarquablement organisé et dure depuis que la ville a été détruite et que l’ancien gouvernement a laissé toute latitude aux chasseurs pour gérer cette ville en ruines, qui n’intéressait plus personne… Et cela remonte à des lustres, puisqu’il a passé plus de quarante ans dans la cité souterraine… Il ne se souvient que confusément de l’époque qui a précédé la destruction de la ville, il était alors tout enfant, il se souvient des bombardements, de l’évacuation dans les anciens égouts de la ville, de la prise du pouvoir par les chasseurs qui sur le plus grand nombre avaient cet avantage non négligeable de disposer d’un stock d’armes en apparence inépuisable, et il lui semble que tout cela a été très vite… Après l’organisation de la cité et du travail s’est faite au fur et à mesure… Il se souvient d’avoir un moment participé à la construction des chambrées… Il s’agissait surtout de pomper l’eau et d’abattre des murs : un travail harassant pour l’enfant qu’il était alors… Il songe qu’il n’y a d’ailleurs plus d’enfants dans la cité souterraine depuis très longtemps… Mais comment en serait-il autrement, alors qu’il n’y pas de femmes ? Pour remplacer ceux qui meurent d’épuisement, de maladie ou sous les balles des chasseurs, à intervalles réguliers, il y a des arrivages d’hommes adultes, les « produits d’importations » comme les appellent avec mépris certains anciens… Quant aux femmes, elles ont été dès les premiers mois systématiquement enlevées par les chasseurs et ont disparu de la cité souterraine qui, par voie de conséquence, est devenue avec le temps et comme semble-t-il les anciennes prisons, le théâtre sordide d’une sexualité brutale et souvent forcée… La cité souterraine ressemble par bien des aspects à ces anciennes prisons : à cette différence près que les hommes qui s’y trouvent enfermés n’étaient à l’origine que des survivants d’un conflit dont la plupart ne savent rien ou n’ont jamais rien su…  

 

Il entend un bruit tout près de lui. Il se rend compte qu’il a glissé sans en avoir conscience le long du mur et qu’il est assis sur le sol humide… Il se redresse péniblement… À quelques pas à peine de lui, un chasseur qui apparemment ne l’a pas vu, est plié en deux, en train de vomir… Encore un que la bière frelatée produite par l’une des chaînes de montage a rendu malade… Mais pourquoi est-il tout seul ? Est-ce un piège ? Les autres sont-ils cachés quelque part, ayant profité de sa torpeur pour s’approcher ? Il remarque que le chasseur a déposé son fusil sur un tas de gravats à côté de lui, et sans hésiter, en un bond douloureux, il se jette en avant en songeant un instant qu’il ne s’est jamais servi d’une arme… Il l’a déjà en main, le chasseur étonné se retourne : c’est un tout jeune homme, qui ne doit pas avoir vingt ans… Il a tout autour de la bouche des restes de vomi... Il brandit l’arme comme il l’a vu faire sur les écrans et en se retenant de tirer tout de suite, il demande au jeune chasseur s’il est encore loin de la rivière… L’autre, qui est tombé à la renverse dans son mouvement pour reculer, le regarde un moment sans comprendre, hébété… Et puis, d’un coup, il éclate de rire… La rivière, répète-il entre deux éclats de rires, la fameuse rivière au-delà de laquelle les chasseurs ne vont pas ! Mais c’est une légende, il n’y a pas de rivière, il n’y a jamais eu de rivière, elle a été asséchée à des fins industrielles peu après la destruction de la ville… Le jeune chasseur n’en finit plus de rire et il sent que ses dernières forces le quittent… Il n’y a donc aucun espoir, la partie de chasse a toujours été truquée, il aurait dû s’en douter, les chasseurs ne sont pas bons joueurs, la proie ne peut s’échapper, la proie ne peut leur échapper, il n’y a aucune issue… La rivière et les forêts au-delà n’ont jamais existé que dans l’imagination abusée des travailleurs de la cité souterraine… Tout cela n’était qu’un mensonge entretenu dans les esprits par les chasseurs et les membres du conseil d’administration… Il a sans en avoir conscience fermé un instant les yeux, et il les rouvre d’un coup… L’autre rit toujours et cela en devient pénible… Et qui rit de lui ? Un gamin qui n’a pas la moitié de son âge, n’a connu aucune de ses souffrances et qui, comme fils de chasseur, peut tuer en toute impunité… Un gamin avec du vomi autour de la bouche… Portant cet accoutrement ridicule qu’ils portent tous avec ostentation pour leur partie de chasse… En se préparant à la brutalité du mouvement de recul, il appuie sur la détente… Le jeune chasseur est violemment projeté en arrière et s’écroule contre le mur… Il n’a même pas un cri… Il y a du sang partout… Il lève vers lui un regard immensément étonné, comme s’il s’était cru jusqu’à cet instant immortel, puis sa tête retombe… Il s’approche du corps sans vie. Il l’a atteint en plein ventre et à cette distance, à quelques pas à peine, le jeune chasseur n’est plus qu’une sorte de pantin désarticulé, une bouillie de chair et de sang, et malgré son dégoût, il commence de le fouiller. Au bout d’un moment, il se redresse avec un haut-le-cœur. Il a assez de balles pour défendre chèrement sa peau. Il va les attendre tranquillement ici, au pied de ce mur contre lequel il s’appuie, dans cette rue sombre, parmi les ordures et les saletés… Il ne sert à rien d’aller plus loin et de s’épuiser en vain : il n’y a aucune issue… Tout au plus, peut-il espérer tuer quelques chasseurs avant d’être lui-même abattu… Ou il peut aussi retourner l’arme contre lui-même avant qu’ils arrivent… Il dispose d’une certaine manière de ce choix… Il peut choisir de se tuer plutôt que d’être tué et pour la première fois dans l’histoire des parties de chasse, un homme issu de la cité souterraine pourrait les priver de la mise à la mort de leur proie…

 

Mais il verra, le moment venu…

 

 

Cette nouvelle a été écrite en 2005, 2006. Sur le même thème, voir le poème Scènes de chasse. Frédéric Perrot.


http://beldemai.blogspot.com/2021/10/scenes-de-chasse-avec-un-dessin-deric.html


lundi 26 septembre 2022

Nous ne laisserons pas la tristesse nous submerger (pour Valentine)

 

Si tu veux être un esprit libre,

Garde-toi de te pencher

Sur les remugles du passé.

Disperse la paille de tes fictions,

 

Et convaincs-toi que jamais 

Ta vie ne fut si malheureuse

Qu’une mémoire fallacieuse

Te le laisse croire !

 

Puis déchire la toile en trompe-l’œil

Des désirs sans lendemain,

Des espoirs déçus,

Des souvenirs paralysants.

 

Si tu veux être un esprit libre –

Même pour un court instant ! –

Oublie ta peur, rejette l’angoisse

Comme un papier qu’on froisse,

 

Et même plongé dans les ténèbres, 

Somnambule et trébuchant,

Reste fidèle à la lumière :

Vois ! rien n’égale la beauté du jour qui point

 

                       

                                                           Frédéric Perrot

mardi 20 septembre 2022

Promenade sentimentale (un poème de Paul Verlaine)

 



Le couchant dardait ses rayons suprêmes

Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;

Les grands nénuphars, entre les roseaux

Tristement luisaient sur les calmes eaux.

Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie

Au long de l’étang, parmi la saulaie

Où la brume vague évoquait un grand

Fantôme laiteux se désespérant

Et pleurant avec la voix des sarcelles

Qui se rappelaient en battant des ailes

Parmi la saulaie où j’errais tout seul

Promenant ma plaie ; et l’épais linceul

Des ténèbres vint noyer les suprêmes

Rayons du couchant dans ces ondes blêmes

Et des nénuphars, parmi les roseaux,

Des grands nénuphars sur les calmes eaux.  

mercredi 14 septembre 2022

Les Chants d'Omar Khayam (extraits)


 

8

L’Océan de la vie a surgi en secret,

La perle du savoir, nul n’a pu la forer.

Chacun va divaguant, poursuivant sa chimère,

Personne cependant n’a pu dire le vrai.

 

10

De la ronde éternelle, arrivée et départ,

Le début et la fin échappent au regard.

D’où venons-nous, où allons-nous ? Jamais personne

N’a dit la vérité là-dessus nulle part.

 

20

Si tu passas tes jours auprès de ton amie,

Si tu fis des plaisirs ton étude suivie,

La mort viendra pourtant. Le passé fut un rêve

Que tu continuas durant toute ta vie.

 

25

Si, de cet univers, j’étais le Dieu puissant,

Comme je l’enverrais tout entier au néant

Et le rebâtirais, afin que l’homme libre

Y puisse de bonheur trouver tout son content !

 

32

Mon cœur, puisque ce monde est une illusion,

Pourquoi t’humilier de tant de passion ?

Aie foi dans ton destin, supporte ta souffrance.

Tout est écrit : pour toi, nulle autre version.

 

34

Le bien, le mal qui sont au fond de l’être humain,

La tristesse et la joie qu’apporte le destin,

Accepte-les, sans disputer contre la Roue

Qui ne sait raisonner que mille fois moins bien.

 

35

Le jour de ma jeunesse, hélas, s’est écoulé,

Le frais printemps de l’existence est envolé

Et je n’ai pas compris, ce bel air de jeunesse,

Quand il était venu, quand il s’en est allé.

 

36

J’ai maintenant perdu le fruit de mon effort.

Oh ! que de cœurs brisés à l’heure de la mort !

Et nul n’est revenu de là-bas pour me dire

Des voyageurs partis ce que devint le sort.


51

Quand nous n’y serons plus, le monde sera là ;

Nulle trace de nous alors ne restera.

Ce monde où nous n’avions, avant, pas d’existence,

Tout pareil, après nous, il se conservera. 

 

56

Ce palais qui dressait jusqu’aux cieux ses tourelles,

Qui paraissait des rois la demeure éternelle,

J’entendais une voix sur ses créneaux brisés :

« Où, où est tout cela » disait la tourterelle.  

 

61

Le nuage a versé ses pleurs sur le verger.

Vivre sans le vin rose, il n’y faut pas songer.

Nos yeux voient ce champ vert ; demain, quelles prunelles

Verront de nos corps morts l’herbe verte émerger ?

 

75

J’ai pour foi la gaîté, la vermeille boisson,

Croire ou ne croire pas, c’est ma religion.

« Quelle est ta dot, ma fiancée ? », disais-je au Monde.

« La gaîté de ton cœur. » est ce qu’elle répond.

 

86

Le Cheikh a dit à une fille : « Tu es ivre,

On voit à chaque instant un autre homme te suivre. »

« Cheikh, c’est vrai, dit la fille, et je fais tout cela,

Mais toi-même, vis-tu comme tu devrais vivre ? »

 

93

Puisqu’il n’est pas pour nous de place dans ce monde,

Manquer d’amour, de vin, serait erreur profonde.

S’il fut ou non créé, pourquoi t’en soucier ?

Mort, qu’importe sur quoi cet univers se fonde !

 

104

Je vis un libertin couché sur le gazon,

Niant Islam, péché, monde, religion,

Justice et vérité, la loi, la certitude…

Qui dans ce monde ou l’autre aurait un tel aplomb ?

 

108

De croire à blasphémer qu’y a-t-il ? Un soupir.

Entre la certitude et le doute ? Un soupir.

Ce précieux soupir, tires-en jouissance,

Car notre vie aussi s’achève en un soupir.


111

La lune a déchiré la robe de la nuit.

Bois du vin maintenant : cela seul réjouit.

Profite du bonheur ; bientôt le clair de lune

Sur notre tombe à tous rayonnera sans bruit.

 

117

Buvons ce vin de rose à l’heure où naît l’aurore

Et brisons ce cristal du bien, du mal, encore.

Quittant nos vieux espoirs, caressons seulement,

Belles, vos longs cheveux et la harpe sonore.

 

119

Au temps des fleurs, au bord d’une rivière assis

Près de jeunes beautés, dans l’ombre d’un taillis,

Nous, buveurs matinaux qu’on nous porte nos coupes,

Nous qui ne cherchons pas mosquée ou paradis.

 

125

Pourquoi scruter ainsi cette voûte insondable ?

Bois gaîment pour passer ce temps impitoyable.

Lorsque viendra ton tour, tu ne te plaindras pas,

Car chacun doit goûter la coupe inévitable.

 

143

Veux-tu en égoïste ainsi vivre sans cesse,

Méditer l’être ou le néant ? Vaine sagesse !

Bois du vin : il vaut mieux consacrer cette vie

Porteuse de chagrin au sommeil, à l’ivresse.

 

 

 

Sadegh Hedayat

Les Chants d’Omar Khayam

Edition critique

Traduit du persan par M.F. Farzaneh et J. Malaplate.


Quatrain 56

vendredi 9 septembre 2022

Vivre, c'est être un autre (Fernando Pessoa)

 

Vivre, c’est être un autre. Et sentir n’est pas possible si l’on sent aujourd’hui comme on l’a senti hier : sentir aujourd’hui la même chose qu’hier, cela n’est pas sentir – c’est se souvenir aujourd’hui de ce qu’on a ressenti hier, c’est être aujourd’hui le vivant cadavre de ce qui fut hier la vie, désormais perdue.

Tout effacer sur le tableau, du jour au lendemain, se retrouver neuf à chaque aurore, dans une revirginité perpétuelle de l’émotion – voilà, et voilà seulement ce qu’il vaut la peine d’être, ou d’avoir, pour être ou avoir ce qu’imparfaitement nous sommes.

Cette aurore est la première du monde. Jamais encore cette teinte rose, virant délicatement vers le jaune, puis un blanc chaud, ne s’est ainsi posée sur ce visage que les maisons des pentes ouest, avec leurs vitres comme des milliers d’yeux, offrent au silence qui s’en vient dans la lumière naissante. Jamais encore une telle heure n’a existé, ni cette lumière, ni cet être qui est le mien. Ce qui sera demain sera autre, et ce que je verrai sera vu par des yeux recomposés, emplis d’une vision nouvelle. 

Collines escarpées de la ville ! Vastes architectures que les flancs abrupts retiennent et amplifient, étagements d’édifices diversement amoncelés, que la lumière entretisse d’ombres et de taches brulées – vous n’êtes aujourd’hui, vous n’êtes moi que parce que je vous vois, et je vous aime, voyageur penché sur le bastingage, comme un navire en mer croise un autre navire, laissant sur son passage des regrets inconnus.

 

Quatrième de couverture

 

Le Livre de L’Intranquillité est le journal intime que Pessoa a tenu pendant presque toute sa vie, en l’attribuant à un modeste employé de bureau de Lisbonne, Bernardo Soares. Incapable d’action sur les choses et d’échange avec les êtres, reclus en littérature, s’analysant avec passion, cultivant systématiquement le pouvoir de son imagination, il se construit un univers personnel vertigineusement irréel, et pourtant plus vrai en un sens que le monde réel.

 

 

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité

Traduit du portugais par Françoise Laye

Présenté par Edouardo Lourenço et Antonio Tabucchi

Christian Bourgois Editeur



lundi 5 septembre 2022

Un poème de Marc Syren (pour Marie)


 

Le crépuscule descend sur la ville deviens ce que tu es dit le philosophe qu’ai je à ajouter sinon que la tendresse est la mère de la merveille halte au formatage et à l’inertie tout est une question de pulsation écoutez les cuivres et les cymbales jamais sur terre nous n’aurons de plus belle harmonie alors le polygraphe que je suis se baigne dans la fontaine de la joie alors le solaire vient accoster mon bastingage pour révéler aux plus timorés le plain-pied de la jouvence alors je me transforme grâce à la salsa de la pépite et grâce au panache de la traversée vous ai je dit que nous sommes tous des durs à cuire nous qui soit à l’enclume soit à l’abat-jour veillons à la fraîcheur initiale et à la fraternité du désir n’ai je pas lu quelque part que la radicalité défie les échéances pour ne faire qu’un avec la liberté immédiate je vous le répète l’amour du grand large permet l’adresse et le tutoiement j’ai rentré le bois mort pour l’hiver je chante autour de l’âtre personne n’est venu assister à cette éclaircie tant pis cela sera pour moi quand même la source d’un contentement ne rien thésauriser mais faire lever la pâte là où l’âme commence sa forge mais incendier tous les privilèges rassembler les roses rouges et sortir bras nus dans la lumière de l’aube renouvelée.



 

Le poème est extrait de En construisant des cabanes pour les oiseaux de Marc Syren. Editions Lieux-Dits, 2006. Publié également aux éditions de La Bartavelle et du Contentieux, organisateur des soirées Poésies du FEC de Strasbourg, Marc Syren est mort en janvier 2020.

 

Pour lire l’hommage de Mathieu Jung à Marc Syren :


https://poezibao.typepad.com/poezibao/2020/01/disparition-marc-syren-un-hommage-de-mathieu-jung.html