mercredi 9 juillet 2025

Le piège

 

    I.

 

Un matin, de très bonne heure, Martin fut réveillé par le bruit strident de sa sonnette. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité, se tourna dans le lit et en pestant contre le sinistre imbécile qui venait le déranger à une heure pareille, il agrippa d’une main le bord de l’oreiller comme un homme bien décidé à se rendormir aussitôt : il n’avait rien entendu, il se rendormait déjà, il allait retrouver la jeune fille dont il serrait la taille dans son rêve…

À ce moment, la sonnette retentit à nouveau, mais ce ne fut pas un coup bref comme la première fois : le bruit au contraire ne cessait plus, il se prolongeait indéfiniment, monotone et strident, c’était un bruit simplement insupportable et au fur et à mesure qu’il se prolongeait il devenait évident que celui qui s’était mis en tête de le réveiller ne cesserait pas d’appuyer sur la sonnette tant qu’il n’aurait pas atteint son but ; et comme il était désormais impossible de passer outre et comme le bruit lui cassait littéralement les oreilles, il se leva en maugréant, enfila en toute hâte un caleçon et ayant trouvé à tâtons l’interrupteur du couloir, il alluma la lumière et tout en criant pour qu’enfin cesse ce vacarme, il ouvrit sa porte…

Mais la seule portion du couloir qui était éclairée étant celle qui se trouvait juste face à sa porte, il ne vit d’abord personne et légèrement décontenancé, il fit un pas à l’extérieur et appuya sur l’interrupteur situé juste à côté de sa sonnette dont, il ne s’en avisa qu’à cet instant, le bruit avait cessé… En face de lui, juché sur un escabeau appuyé contre le mur du couloir, le doigt encore tendu vers la sonnette, se tenait très droit un tout petit homme qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre et qui son visage tourné vers lui, souriait d’une façon affreuse et en ouvrant démesurément la bouche. Martin songea que la journée décidément commençait mal. Qui était ce lilliputien, ce gnome, ce phénomène de foire ? Et que lui voulait-il ?

« J’ai dû me hisser sur cet engin pour atteindre votre sonnette, dit le petit homme au bout d’un moment et en désignant du doigt l’escabeau, vous comprenez, à cause de ma taille…» 

Et en disant cela, le petit homme sortit d’une poche de sa veste – une veste d’une coupe démodée et d’un vert hideux – un large mouchoir de tissu rouge avec lequel il essuya les quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

« Oui, pour les gens comme nous, tout est un effort, dit-il encore en descendant prudemment les trois marches de l’escabeau. Enfin, il vaut mieux être un petit homme qu’un homme petit…»

Et ayant prononcé ces mots, il éclata de rire, comme soudain mis en joie par ce bon mot. Son rire était non moins affreux que son sourire et rendait encore plus éprouvante la laideur de son visage que la maladie avait marqué… Son rire lui donnait les airs effrayants d’une de ces gargouilles grimaçantes dont le corps diabolique semble surgir de la pierre, et malgré lui, Martin détourna le regard afin d’échapper à la pénible vision de ce visage déformé par cet irrépressible éclat de rire qui, à considérer ce qui l’avait provoqué, paraissait également tout à fait disproportionné… Au fur et à mesure néanmoins, le petit homme se calma et après avoir d’un geste remis de l’ordre dans ses cheveux que la sueur collait à son front, il rangea avec soin son large mouchoir dans sa poche, et en souriant à nouveau, il se tourna vers lui, la main tendue. Martin qui ne s’y était pas attendu ne put réprimer un mouvement de recul… Et comme le petit homme regardait tristement tour à tour sa main et celui qui avait refusé de la serrer, il s’enferra dans des excuses confuses… Mais au bout d’un moment et comme le petit homme regardait obstinément dans une autre direction afin sans doute de lui signifier combien ce refus l’avait blessé, il songea qu’il était après tout étrange que ce fût à lui de s’excuser, et il se tut, s’interrompant même au beau milieu d’une phrase, une phrase dont il n’apercevait d’ailleurs plus la fin, dans laquelle il s’empêtrait et aurait continué de s’empêtrer s’il n’avait décidé de se taire… Ce brusque silence parut en tous cas surprendre le petit homme qui, en sortant à nouveau son large mouchoir pour s’essuyer le front, dit d’une voix pénible :

    « Que d’émotion ce matin ! »

    Et, ayant prononcé ces mots, il sembla attendre que Martin prononçât une phrase, un mot… Mais Martin n’avait rien à dire, cette situation lui pesait, il était si fatigué qu’il voyait de minuscules points danser devant ses yeux… Et il n’avait qu’une envie, c’était de retourner dans son lit pour tenter de dormir un peu avant que le réveil ne sonne.

« Vous n’êtes guère bavard, dit le petit homme après un moment de silence, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas facile de dialoguer avec vous. Mais je m’y attendais, c’est dans l’ordre des choses. Et c’est justement pour cela que je suis venu ce matin, afin de faire votre connaissance. Je me présente : je m’appelle Martin, je suis votre nouveau voisin, j’habite l’appartement juste en face du vôtre, nous allons être amenés à nous croiser souvent et il m’a semblé qu’il pourrait être utile que nous fassions au préalable connaissance. Des études américaines ont d’ailleurs montré que de telles rencontres favorisaient les relations de voisinage.»

Martin n’écoutait que distraitement. Sans qu’il pût se l’expliquer, il lui déplaisait que le petit homme portât le même prénom que lui : c’était évidemment possible – pourquoi le petit homme ne se serait-il pas appelé Martin ? – mais cette coïncidence – car ce n’était qu’une coïncidence – se trouvait comme exagérée par le fait que le petit homme était désormais son nouveau voisin… Et cette exagération lui laissait une impression étrange, tout cela étant possible, quoique d’une désagréable incongruité… Et dans un même ordre d’idées, il devait s’avouer que la perspective de devoir croiser le petit homme selon ses propres termes « souvent » lui déplaisait… Mais ce qui l’étonnait au fond le plus, c’était de constater que le petit homme semblait avoir oublié le léger incident qu’avait occasionné son mouvement de recul alors qu’il lui tendait la main et la situation pénible qui s’en était suivie, c’était de constater qu’il semblait non moins avoir oublié que quelques instants auparavant il faisait la tête et refusait tout bonnement d’écouter les excuses que Martin lui présentait… Et, comme si à aucun moment il n’y avait eu entre eux le moindre malentendu, le petit homme parlait d’abondance, riait beaucoup, lui adressait des clins d’œil complices, et ce, sans apparemment remarquer que Martin ne l’écoutait que d’une oreille distraite, comme on écoute un bavard dont on ne sait comment se défaire… Toujours résolu à ne donner sous aucun prétexte le change, Martin le laissait d’ailleurs volontiers parler, et pour rien au monde, il n’aurait voulu contredire le petit homme : après tout, même si c’était fâcheux, tout cela partait d’une « bonne intention »

« Je me suis présenté, c’est à vous, dit soudainement le petit homme en tapant dans ses mains un grand coup comme un entraîneur qui après avoir laissé les joueurs de son équipe se dégourdir les jambes aux quatre coins du terrain, les somme soudain de se rassembler et de l’écouter afin qu’il puisse leur livrer ses dernières instructions…

C’était d’un mot un geste « volontariste », qui exigeait une réaction immédiate de sa part, comme un ordre…

– Je m’appelle Henri, dit Martin sans réfléchir, et je suis ravi d’avoir fait votre connaissance. Mais à présent, je vais me recoucher, au revoir et merci… »

Et avant que le petit homme n’eût le temps de réagir ou de souffler mot, il rentra, referma violemment sa porte et en titubant de fatigue, retourna se coucher, tirant sur lui le drap et la couverture qui gisait en un tas informe au pied du lit…

Mais il n’avait pas fermé les yeux que la sonnette retentissait à nouveau.

« N’y a-t-il donc aucun moyen de se débarrasser de cet enquiquineur ? », se dit Martin en s’enfouissant le visage dans l’oreiller dont avec un brusque mouvement de désespoir, il rabattit sur sa tête les deux bords en appuyant de toutes ses forces, et ce, afin de ne plus entendre le vacarme de la sonnette qui semblait ne jamais devoir finir…

Excédé et repoussant oreiller, drap et couverture avec un geste de colère, Martin se leva, décidé à dire ses quatre vérités au petit homme, quitte à se brouiller définitivement avec lui, quitte à se faire de son nouveau voisin un ennemi mortel… Et en méditant son plan d’attaque, il alla à pas silencieux jusqu’à sa porte et lorsqu’enfin il l’ouvrit d’un coup sec – il allait le surprendre et le faire tomber de son escabeau s’il le fallait – il eut la désagréable surprise de se retrouver face au petit homme qui la mine renfrognée, se tenait juste devant sa porte, ses petits poings ridiculement serrés dans une attitude de vague défi… Et avant que Martin n’eût pu dire un mot ou s’étonner que la sonnette continuât de retentir alors que plus personne n’appuyait sur le bouton – à force cet énergumène a dû la détraquer –, en le désignant d’un doigt dont Martin nota combien il était boudiné, le petit homme commença de le tancer vertement, et dans son énervement, il postillonnait sans interruption… Toute cette scène était d’autant plus pénible qu’à cause du vacarme de la sonnette, Martin ne comprenait pas la moitié de ce que le petit homme lui criait au visage… Et soucieux de parer au plus pressé, il attrapa le petit homme par le col de sa veste, le souleva du sol sans grande difficulté – malgré les mouvements et les hauts cris de protestation du petit homme qui se débattait comme un beau diable – et en l’écartant comme on écarte un objet qui encombre le passage, il se précipita sur la sonnette dont il comprit enfin le vacarme ininterrompu : le petit homme, contre toute vraisemblance – décidément cet enquiquineur ne manque pas de culot ! – avait coincé le bouton avec un large morceau de bande adhésive…

« Mais pour qui donc vous prenez-vous ? cria Martin en se tournant vers le petit homme après avoir d’un coup sec arraché le morceau de bande adhésive.

– Et vous, pour qui donc vous prenez-vous ? dit de même le petit homme en singeant méchamment l’indignation de Martin. Êtes-vous au fait un Henri ou un Martin ? Je n’ai pas bien compris tout à l’heure…»

Et comme une bande de gamins répète avec la cruauté bestiale de l’enfance le nom de celui dont elle a fait son souffre-douleur, le petit homme commença de répéter d’une voix exaspérante Martin, Martin, Martin… Accablé, Martin regardait le petit homme en songeant qu’il n’allait pas être facile d’avoir un voisin pareil… D’un coup, le petit homme s’interrompit et Martin crut que « la crise » – ce spectacle affligeant, le petit homme qui répétait son nom en sautillant sur place, ne pouvait être qu’une sorte de crise d’hystérie – était passée… Mais, ayant repris son souffle, le petit homme recommença en criant cette fois menteur, menteur, menteur…

Martin avait envie de fuir : il était réveillé mais comme cloué au sol, tout cela ressemblait de plus en plus à un cauchemar, à un de ces cauchemars comme il en faisait parfois et dans lesquels une situation bête, une situation pénible se répétait interminablement et sans qu’il pût y mettre fin… Un de ces cauchemars qui baignait dans une atmosphère de laideur oppressante, où tout devenait lourd et piétinant, les gestes, les mouvements, un de ces cauchemars dans lesquels il tenait toujours un rôle trouble et vaguement honteux et dont il se réveillait en sueur, avec l’impression d’être enfin sorti de quelque lieu ignoble… Mais il était réveillé : il avait même froid, en caleçon dans ce couloir… Rien ne le retenait : il était simplement désemparé et après tout, qui ne l’aurait pas été à sa place ? Il avait été tiré du lit par une sorte de nabot hystérique qui s’obstinait à l’empêcher de dormir et piaillait devant sa porte au risque de réveiller tout l’immeuble… Et que pouvait-il raisonnablement faire ? Il n’allait tout de même pas l’assommer afin de le faire taire… D’ailleurs, que faisaient donc les voisins ? À son étage, tout le monde devait avoir été réveillé par les cris du petit homme et Martin aurait été soulagé si à ce moment quelqu’un avait pu apparaître sur le pas de sa porte : il ne voyait plus comment il pourrait s’en sortir seul… Car s’il lui claquait à nouveau la porte au nez, comment le petit homme réagirait-il ? Comme la première fois sans doute… Et tout recommencerait, la sonnette, son vacarme exaspérant, le petit homme devant la porte lorsqu’il l’ouvrirait… Et ne sachant plus comment mettre fin à cette situation, il dit d’un coup :

«  Si vous ne cessez pas, j’appelle la police…Ce n’est pas une heure après tout pour réveiller quelqu’un…C’est du, c’est du, harcèlement…»

Il avait bégayé, il avait bégayé comme il n’avait plus bégayé depuis de longs mois peut-être… Et il se sentit à ce moment comme emporté par la haine et l’indignation : cet immonde nabot l’avait fait bégayer…

« Oui, la police, cria-t-il en levant le poing au-dessus du petit homme.

– Pour quelle raison ? dit celui-ci très calmement, en se baissant comme quelqu’un qu’on menace et en regardant avec un grand sourire ironique ce poing brandi au-dessus de sa tête. Et qui portera plainte à votre avis, si vous me frappez ? Je n’aurais jamais cru que vous étiez quelqu’un de violent, à vous voir vous semblez au contraire tout à fait pacifique : c’est incroyable ce que l’on peut se tromper sur les gens… Et pardonnez-moi : je ne savais pas, je ne savais pas pour votre défaut d’élocution…»

Martin sentit son poing retomber : ce nabot se moquait, il avait bégayé exprès, par dérision… Et il ignorait ce qui le retenait de l’assommer séance tenante… C’était comme une forme étrange de lassitude qui le saisissait… Le petit homme, ses gestes, ses paroles, l’amoindrissaient, il se sentait privé de toute capacité de réagir ou même d’avoir une perception claire de la situation : il était sans force face au petit homme et il grelottait dans ce couloir glacial… Il devait prendre la fuite, mais il n’y parvenait pas : il avait l’impression d’être englué et pris au piège dans une substance visqueuse dont il ne pouvait s’arracher et s’il tentait de fuir, il avait l’impression qu’il ne parviendrait pas à décoller ses pieds du sol… Il se sentait faible, étrangement faible…

 

II.

 

Lorsqu’il se réveilla, il était dans son lit, mais il eut presque immédiatement la sensation désagréable de ne pas être seul dans sa chambre… Il entendait chuchoter, il percevait des mouvements furtifs autour de son lit et lorsqu’il ouvrit les yeux, l’un de ses voisins était penché au-dessus de lui et l’observait curieusement. 

« Il se réveille », dit une voix de femme de l’autre côté du lit.

Combien étaient-ils ? Il se tourna sur l’oreiller et comprit que le cauchemar continuait… Hissé sur une chaise, le petit homme le regardait et ses yeux pétillaient de malice… Mais sur une autre chaise à sa droite, il y avait, battant des mains comme un enfant au spectacle, la plus affreuse créature femelle qui se pouvait imaginer : une petite femme au visage masculin, aux dents énormes et qui portait une sorte de robe d’été blanche, poisseuse de transpiration et dans laquelle son corps difforme était horriblement serré… Ce corps dans son ensemble comme dans le moindre de ses détails, lui inspirait une violente répulsion, proche de la nausée… Il n’avait jamais vu une telle disproportion, une telle monstruosité et le plus affreux était encore ce visage d’homme, ce visage masculin, dans ce corps qui malgré tout était un corps de femme…

« Je vous présente ma sœur, dit le petit homme en souriant, nous ne sommes pas malgré les apparences de vrais jumeaux : elle s’appelle Martine, nos pauvres parents, paix à leur âme, n’avaient guère d’imagination pour les prénoms… Nous habitons ensemble et c’est elle en fait qui m’a encouragé à venir vous voir… Mais je parle trop : et vous êtes malade… Vous m’avez fait très peur, vous savez : perdre ainsi connaissance… Heureusement que ces deux messieurs étaient là pour vous porter dans votre lit. Nous avons appelé un médecin : il ne devrait plus tarder… En tous cas, je crois que vous n’irez pas travailler aujourd’hui : ce ne serait pas raisonnable dans votre état… Ne vous inquiétez pas : ma sœur et moi, nous pourrons vous tenir compagnie, nous ne travaillons pas, et pour cause : que pourrions-nous faire ? »

 « Tout ce que vous voudrez, sauf me tenir compagnie, songea Martin en se tournant sur l’oreiller. J’ai donc perdu connaissance… La fatigue sans aucun doute, un ébranlement nerveux… Pas de quoi appeler un médecin en tout cas…»

Il comprenait mieux par contre pourquoi le visage de la petite femme l’avait à ce point épouvanté : c’était trait pour trait celui du petit homme, ces deux-là se ressemblaient comme des siamois, mais en même temps une sorte de caricature grimaçante et atroce, comme si la laideur du petit homme se trouvait encore exagérée dans le corps de sa sœur… Le pire était qu’elle s’était barbouillé la bouche avec un rouge à lèvres ignoble et que visiblement, elle s’était loupée… Levant les yeux, Martin vit que l’homme qui était auparavant penché au-dessus de lui tenait à présent entre ses mains le livre qu’il lisait la veille au soir et qu’il avait posé sur sa table de chevet avant d’éteindre sa lumière. Debout au bord du lit, l’homme lisait à voix basse et Martin l’entendait chuchoter… Il lisait, mais en même temps il était difficile de comprendre comment il parvenait à lire un livre qu’il tenait aussi excessivement près de son visage et Martin, qui était las de tant d’absurdités, lui dit aussitôt d’une voix dure de reposer le livre où il l’avait trouvé. L’homme sans lui accorder un regard, reposa le livre avec un haussement d’épaules dédaigneux.

« C’est comme cela qu’on vous remercie de nos jours », dit l’homme avant d’annoncer qu’il était en retard et que si personne n’y voyait d’inconvénient, il allait retourner chez lui. Le petit homme s’empressa de le remercier et de l’assurer qu’il pouvait rentrer chez lui la conscience tranquille. Ils allaient lui et sa sœur s’occuper de tout et prendre soin de ce malade qui comme l’avait montré la grossièreté de sa remarque à propos du livre, ne méritait sans doute pas tout le mal que l’on se donnait pour lui…

    « Je ne suis pas malade, dit Martin en se dressant sur un coude et en repoussant du pied la couverture, je me sens déjà beaucoup mieux et je vais même de ce pas me lever pour me préparer : ce n’était qu’un moment de faiblesse, une faiblesse passagère comme peut en avoir tout homme soumis à un rythme de travail harassant. Je ne me plains pas pour autant, j’aime mon travail et je ne vais pas rester dans ce lit alors que sans doute – quelle heure est-il ? – je devrais déjà être prêt pour partir ! Évidemment, messieurs je vous remercie pour l’aide que vous m’avez apportée dans ces circonstances difficiles et sachez que je vous dois à tous une fière chandelle…»

   Il regretta presque aussitôt cette dernière affirmation… Il s’était laissé emporter par son désir de conclure rapidement toute cette histoire et ce « tous » qui dans sa vague généralité incluait de fait le petit homme et sa sœur, risquait d’avoir des conséquences fâcheuses… Il n’allait plus être possible désormais de se débarrasser de ses « sauveurs » et sans cesse ils lui rappelleraient l’aide et le soutien qu’ils lui avaient apportés dans des circonstances qu’il avait lui-même qualifiées de « difficiles ».

  Comme il était cependant décidé à agir, il tenta de se lever. Aussitôt l’homme qui avait annoncé une minute à peine auparavant qu’il rentrait chez lui, se jeta sur lui et le repoussa durement dans le lit. Il était donc fou ! Il voulait se lever, il voulait se lever dans son état ! Le médecin n’arriverait-il donc jamais ? L’homme avait presque crié comme si la tentative de Martin pour se lever l’avait véritablement scandalisé… Et sa voix altérée par l’indignation rendit un son curieux : c’était un filet de voix fluet, puéril, excessivement aigu comme celui d’un très jeune enfant qui laissé dans une pièce babille de plaisir pour une raison connue de lui seul… Une voix qui en tout cas n’était absolument pas celle d’un adulte massif comme l’était son voisin et qui sonnait faux… Et on l’empêchait de se lever ! C’était tout de même incroyable !

À ce moment, il y eut un grand bruit dans le couloir et Martin comprit que ce tumulte – il y avait donc également des gens dans son couloir ? – devait correspondre à l’arrivée tant attendue du médecin. Il tenta à nouveau de se lever, mais son voisin montait la garde et lui barrait simplement le passage. Il avait les bras croisés sur la poitrine, son visage s’était figé dans une expression sévère et il se tenait au bord du lit avec le sérieux imperturbable d’un colosse de pierre. En se penchant douloureusement en dehors du lit afin de voir ce qui se passait dans la chambre et si le médecin s’approchait, il aperçut un vieux monsieur à moitié voûté qui, ayant retiré son chapeau, était encore plié en deux pour écouter ce que le petit homme lui chuchotait à l’oreille.

« Tout le monde chuchote donc dans cette chambre », dit Martin d’une voix forte afin de leur signifier à tous autant qu’ils étaient que s’il se trouvait assurément dans une situation difficile, il avait encore toute sa présence d’esprit, il demeurait lucide et n’était pas dupe de ce qui se manigançait autour de lui… Oui, en parlant ainsi, il voulait leur montrer à tous autant qu’ils étaient qu’il n’était pas dupe de la sorte de conspiration médicale dont il se trouvait être la victime… Il n’était pas malade et l’on faisait venir un médecin. Il voulait aller à son travail et on le retenait de force dans son lit. Il n’aspirait qu’à la solitude et à la tranquillité – il était après tout chez lui, dans son appartement, un appartement dont il payait le loyer ! – et de cela, on le privait, on le lui refusait pour son bien et parce que cette misérable petite société de commères et de voisins indiscrets avait décidé qu’il en serait ainsi… Que ne faisaient-ils pas venir tant qu’ils y étaient les caméras de la télévision puisque tout aussi bien il semblait que sa chambre était tombée dans le domaine public et que l’on pouvait s’y promener comme dans un quelconque lieu touristique ? Car c’était ce qui l’étonnait le plus : que faisaient ici la plupart de ses voisins ? Pourquoi se pressaient-ils dans cette chambre comme un essaim d’abeilles affolées ? Et de quel droit le faisaient-ils ? C’était à croire que l’on avait planté une pancarte à l’entrée « grande journée porte ouverte » et que l’information ayant circulé d’étage en étage, on venait faire un tour pour voir, puisque cela ne coûtait rien – c’est gratuit, vous y croyez, vous ? – et passait le temps…

Martin, cependant, ne doutait pas de l’origine de toute cette frénésie : ce ne pouvait être que le petit homme qui les poussait à agir ainsi… Ses voisins, des gens ordinaires avec lesquels il n’avait d’autre rapport que ceux que la politesse la plus élémentaire exige, s’étaient sans aucun doute laissés abuser par les bavardages de cet ignoble petit furoncle : il avait dû les étourdir, les entortiller avec son baratin habituel – un malade, vous vous rendez compte, du drame en direct et à deux pas de chez vous… Car il était rusé et manipulateur : de cela, Martin ne doutait plus… Mais pourquoi aussi tous ces gens ne voyaient-ils pas ce qui crevait les yeux ? A savoir qu’ils n’étaient pas ici chez eux et que cette invasion constituait une incontestable atteinte à sa vie privée… Et pourquoi se retrouvaient-ils donc tous ligués contre lui ? Pourquoi son voisin par exemple – un homme à qui il n’avait pas dû dire plus de trois mots depuis qu’il louait l’appartement – se souciait-il soudainement de lui à ce point et demeurait-il dans cette chambre à le surveiller comme un vulgaire chien de garde alors qu’il devait avoir ses obligations ? Il semblait bien que le petit homme n’avait même pas eu besoin de dire un mot pour que l’autre se mette à son poste comme s’il en avait reçu l’ordre. Comment l’avait-il rendu si docile ? Et pourquoi lui obéissait-il ? L’influence qu’exerçait le petit homme sur lui et sur le médecin qui toujours penché l’écoutait en hochant de la tête en signe d’assentiment, était mystérieuse, voire incompréhensible : il y avait dans tout cela quelque chose qui échappait à Martin… Qui était donc le petit homme pour ainsi accaparer et soumettre ses semblables ? Pourquoi le médecin écoutait-il le petit homme et ne l’écoutait-il pas, lui Martin, qui dans toute cette histoire était le principal intéressé ? Pourquoi au lieu de venir constater qu’il était en bonne santé, écoutait-il en hochant de la tête d’une façon véritablement stupide ce que lui disait le petit homme et qui ne devait être qu’un tissu de mensonges et de malveillances ? Et qui était ce médecin d’ailleurs ? Il avait l’air tout à fait sénile et ne devait plus être en âge d’exercer… Et c’était lui précisément que l’on avait choisi de faire venir aux aurores pour s’occuper de son cas… Un vieux débris sénile que l’on aurait dû laisser dormir et dont les mains tremblaient comme celles d’un ivrogne… Et où l’avait-on trouvé ? Il n’était pas du quartier, cela était certain, Martin ne l’y avait jamais vu… Mais pourquoi aussi s’interroger sur ce médecin ? Il n’était pas malade, il n’était pas un cas, tout cela était trop facile, il ne se laisserait pas faire, il n’était pas malade, il refusait le diagnostic prononcé d’une belle voix unanime par cette louche assemblée de curieux et de voyeurs ; tout cela était trop facile, il n’allait pas se laisser faire, il refusait le diagnostic et ses conséquences : à savoir qu’à partir du moment où on l’avait décrété malade, on pouvait le traiter comme tel… Il avait en un mot la très nette impression qu’on voulait le faire sombrer dans une histoire qui n’était pas la sienne, et cela était infiniment désagréable… Il n’était pas un jouet, une sorte de marionnette que l’on mettait dans son lit pour qu’il y attende le médecin : il n’allait pas, s’il se levait, à nouveau perdre connaissance… Et fort de cette soudaine certitude, il se redressa dans son lit et prit un air dégagé pour affirmer que l’on pouvait faire venir le médecin à présent. Il se sentait tout à fait bien et monsieur le médecin que l’on avait sans réfléchir dérangé aux aurores pourrait par lui-même constater qu’on l’avait dérangé pour rien… Martin, évidemment, s’engageait à dédommager monsieur le médecin pour le déplacement et lui paierait la consultation au prix de la nuit dont on l’avait lui aussi privé… Et il mettait un violent sarcasme dans cette dernière expression, mais à son grand dépit personne ne parut le remarquer. On le prit simplement au mot ; et le médecin aidé par le petit homme – ne pouvait-il donc venir seul ? – s’approcha du lit… Il titubait plus qu’il n’avançait et à un moment, il fit sans s’en rendre compte tomber son chapeau sur le sol où il serait resté, si le petit homme ne s’était pas empressé de le ramasser et de lui tendre après l’avoir épousseté…

  Le médecin considéra le chapeau avec un certain étonnement. Il eut un curieux mouvement de la tête comme pour signifier qu’il n’en avait pas besoin et le petit homme ayant jeté le chapeau sur une chaise, ils s’approchèrent enfin. Martin en avait profité pour appuyer ses oreillers contre le montant du lit et assez confortablement installé, il dit au médecin que la consultation pouvait commencer : que lui fallait-il faire, ouvrir la bouche et faire ah ! Ce n’était vraiment pas la peine ! Il n’avait pas mal à la gorge, comme il n’avait pas mal au ventre, comme il n’avait mal nulle part, il allait bien, il avait eu un moment de faiblesse dans le couloir, mais cela était passé et il n’était pas nécessaire que monsieur le médecin sortît de sa trousse ses affaires : il allait perdre son temps, comme tous ces gens perdaient le leur en restant ici… Il n’arriverait rien dans l’immeuble ce jour-là, aucun événement notable ne se produirait, on pourrait dire que le médecin était venu mais on devrait ajouter qu’il s’était déplacé pour rien : ce n’était pas encore aujourd’hui qu’il se passerait quelque chose dans cette chambre… Martin sourit en prononçant ces mots, qui avaient pour lui un double sens que tous ces gens rassemblés ne pouvaient soupçonner, et non sans une pointe de regret, il songea un moment aux agréables visions de son rêve enfui… Le médecin ne disait rien cependant, il regardait même tout à fait ailleurs comme si Martin ne s’était pas adressé à lui ou, comme si ce que Martin disait ne le concernait en aucune manière… Et Martin prit alors conscience qu’il avait fait fausse route en comptant sur le médecin… Celui-ci n’était sans doute pas en mesure de prononcer le moindre diagnostic : il puait l’alcool et l’on se demandait même comment il faisait pour ouvrir les yeux et tenir debout… Sans doute n’y serait-il pas arrivé d’ailleurs sans l’aide du petit homme qui, monté sur la chaise, se tenait derrière lui et lui parlait à voix basse : que manigançait-il encore, celui-là ? Martin aurait voulu entendre ce que le petit homme disait, mais il parlait d’une voix très basse… Et Martin sentit naître en lui une désagréable impression lorsqu’il comprit que les quelques mots que de temps à autre il surprenait, étaient des mots inconnus, insolites dans leur sonorité, des mots qui selon toute vraisemblance appartenaient à une langue étrangère qu’il n’identifiait pas.

    « Quelqu’un pourrait-il me traduire ce qui se dit à mon chevet ? dit Martin en se forçant à rire.

– Ce n’est pas nécessaire, répondit le petit homme sans même lui accorder un regard, monsieur le médecin a déjà pris sa décision…

– Mais il n’a même pas encore ouvert le bouche », s’écria Martin indigné.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus : le chien de garde l’avait empoigné par les épaules et en appuyant de toutes ses forces l’avait lentement contraint à se rallonger dans son lit dans une position qu’il maintenait à présent en se couchant à moitié sur Martin, qui en eut le souffle coupé… L’homme pesait son poids et Martin comme fou, cherchait à se dégager en gesticulant dans tous les sens, et redressant la tête, il tenta de mordre l’homme à l’épaule, mais celui-ci lui décocha à ce moment un coup de coude au visage dont Martin, jamais, ne sut s’il avait été volontaire… Peut-être l’homme n’avait-il pas fait exprès ? Peut-être ce coup de coude n’était-il qu’un mouvement accompli dans la confusion, un geste qui n’avait pas été prémédité ? Martin n’eut pas le temps de réfléchir à ces questions et à leurs différentes implications : il retomba lourdement sur le lit, assommé…

 

III.

 

Lorsqu’il se réveilla, il ne sentit d’abord que la douleur, une douleur affreuse tout autour de la bouche… Le coup de coude l’avait atteint sous le nez et il comprit qu’il avait la lèvre gonflée ; et toute la zone entre le nez et la bouche le faisait souffrir… Il avait dû saigner aussi ; peut-être cette brute lui avait-il même cassé une dent…

Ouvrant les yeux, il constata que sa mère et son père étaient penchés au-dessus de lui et le considéraient tous deux d’une façon qui lui déplut immédiatement… Il ne pouvait en effet déceler dans leurs regards respectifs la moindre trace de compassion ou d’inquiétude. Ils lui jetaient au contraire des regards durs, froids et impitoyables, comme s’ils ne se trouvaient pas en présence de leur fils unique, mais en face de quelque inconnu peu recommandable et dont ils identifiaient simplement le corps. Telle fut l’impression de Martin. Il était dans une morgue et le médecin légiste ayant soulevé le drap qui le recouvrait, ses parents se contentaient d’identifier le corps : oui, c’est lui, c’est bien lui, allaient-ils dire d’un moment à l’autre et le médecin laisserait retomber le drap… C’était décidément une journée sinistre, et en se tournant dans le lit avec un mouvement douloureux, il marmonna qu’il était heureux de les voir et qu’il allait bien…

« Oui, dit sa mère d’une voix dure, j’espère qu’à présent que tu as semé la zizanie dans tout l’immeuble, tu vas bien : ce serait la moindre des choses… Dans ton délire, tu t’es débattu, tu criais, tu avais l’impression que l’on te maintenait la tête sous l’eau… C’est ce monsieur qui nous l’a rapporté, précisa-t-elle en désignant le petit homme qui avec des airs préoccupés se tenait à quelques pas de distance. Et dans ton délire tu as blessé monsieur le médecin ! D’un coup de genoux, tu lui as cassé une dent ! Quelle honte c’est pour nous vraiment d’avoir un fils pareil ! »

Martin n’écoutait pas… Il sifflotait ou du moins il se contraignait à siffloter malgré l’état de sa lèvre : il voulait ainsi montrer que le discours de sa mère n’était qu’un tissu d’erreurs qui le laissait indifférent. Elle aussi était tombée sous l’influence du petit homme… Mais ne voyait-elle pas ce qui pourtant crevait les yeux ? À savoir que c’était lui et lui seul que l’on avait frappé et blessé au visage… Lui avait-on aussi raconté une histoire invraisemblable afin d’expliquer ces traces de coups ?

« Monsieur le médecin est-il encore là ? demanda-t-il à brûle-pourpoint lorsque sa mère sans doute lasse de répéter toujours les mêmes platitudes au sujet de sa honte, se tut enfin. J’aimerais le voir et constater par moi-même la gravité de sa blessure…

Sa mère le regarda sans comprendre et le petit homme, comme il s’y attendait, intervint.

– Monsieur le médecin est rentré chez lui, il ira dans la matinée consulter un dentiste, expliqua le petit homme en regardant ostensiblement dans une autre direction, vous lui avez fait très mal…

– J’en suis désolé, dit Martin, mais je peux en dire autant ! Votre larbin,  je parle de ce voisin qui m’a plaqué dans mon lit et m’a, même involontairement, assommé, votre larbin donc, m’a lui aussi fait très mal… Et cet homme ment, il ment même effrontément ! Je n’ai évidemment rien fait à monsieur le médecin et s’il s’est blessé, ce qui resterait à prouver, puisque comme par hasard il n’est plus là, j’incline même à penser qu’il s’est fait cela tout seul : il ne tenait pas debout, il était ivre mort… Je ne sais donc pas au juste à quoi vous jouez, pourquoi contre toute évidence on me maintient au lit et pourquoi on me séquestre dans ma propre chambre, comme je ne sais d’ailleurs pas au juste pourquoi chacun peut entrer dans mon appartement pour y faire tout ce qui lui passe par la tête : mais puisque mes parents sont là, il me semble que c’est à eux et à eux seuls à présent, de s’occuper de moi… J’exige donc que vous quittiez à cet instant cette chambre et mon appartement : cette comédie a assez duré… Dehors, dehors tous autant que vous êtes !

– Mais c’est un délire de persécution ! s’écria le petit homme en se frappant le front comme s’il avait soudainement compris le fin mot de l’histoire et s’étonnait de ne pas y avoir songé auparavant.

« Quel comédien…», pensa Martin, dégoûté, alors que le petit homme en prenant tout le monde à témoin et d’une voix pédante, commençait d’expliquer à sa mère et son père ce qu’était un délire de persécution.

Le petit homme pouvait d’ailleurs dire sans se vanter qu’il connaissait assez bien le sujet. Il avait toujours été intéressé par les maladies de l’esprit et dans sa jeunesse, il avait lu de nombreux ouvrages de psychiatrie qui étaient tous fort documentés et instructifs et dont il pouvait citer les auteurs. Il avait pour tout dire « fait son miel » de ces ouvrages dont la lecture était souvent ardue et il ne croyait guère se tromper en affirmant que leur fils – et évidemment c’était pour des parents une vérité cruelle à entendre – était un individu à tendance paranoïaque qui, dans son délire, s’imaginait que le monde était ligué contre lui, qu’il était entouré d’ennemis aux intentions hostiles alors qu’il était évident que toutes les personnes présentes dans la pièce ne désiraient que son rétablissement et s’inquiétaient de sa santé. C’était évidemment cruel à entendre et plus encore à accepter, mais leur fils, leur cher enfant ne voyait plus l’évidence : sa perception du réel se trouvait altérée par la faute de son mal…

« S’il fait semblant d’avoir les larmes aux yeux, je le tue », songea à cet instant Martin en attrapant la manche de son père pour attirer son attention. Mais son père aussitôt s’écarta avec un violent mouvement de dégoût comme s’il avait été touché par un pestiféré dont il craignait d’attraper le mal… Et il s’éloigna encore de deux grands pas, marquant par là qu’il voulait définitivement s’éviter tout contact avec lui et toujours laisser entre eux une distance en deçà de laquelle il aurait été dangereux de se trouver. Ainsi son propre père le mettait  « en quarantaine »… Sa mère, effrayée par ses discours, fit de même et tomba en larmes dans les bras de son père d’une façon que Martin jugea très mélodramatique et dont dans de toutes autres circonstances, il n’aurait pas manqué de se moquer… Un très court instant, il songea qu’il n’avait pas vu ses parents depuis de longs mois, mais que cela ne lui avait pas manqué du tout : il n’avait quasiment plus de rapports avec eux… Leur conversation qui tournait essentiellement autour de leurs problèmes de santé l’ennuyait ; il y avait entre ses préoccupations et les leurs, entre son mode de vie et le leur, comme un hiatus dont lui seul avait conscience ; ils ne se comprenaient tout simplement pas et n’avaient en fait depuis longtemps plus rien à se dire… « On n’est pas plus obligé d’aimer ses parents que ses voisins…»

Pendant ce temps, imperturbable, le petit homme continuait de parler des symptômes de sa maladie en abusant de termes savants qui, sans doute, devaient produire leur effet.

« Dès que cela a l’air savant, il suffit de deux ou trois mots dans une phrase : on n’y peut rien, les gens y croient…», se dit-il avec amertume. Le ton professoral du petit homme l’écœurait cependant : il avait l’impression qu’on lui faisait la leçon comme à un enfant indiscipliné… Et il sentit qu’il allait éclater.

« Taisez-vous donc sale petit insecte, s’écria-t-il soudain avec dégoût, vous ne connaissez évidemment rien à la médecine, vous n’êtes qu’un parasite qui importune les gens, qui les réveille aux aurores pour les abrutir avec ses boniments et les harceler de toutes les manières. Voilà ce que vous êtes : un ignoble petit moustique qui tourbillonne dans tous les sens et dont on se demande pourquoi personne ne l’écrase… Vous n’avez rien à faire chez moi, arrêtez de parler, taisez-vous et quittez cet appartement !

– Mais tu perds la tête, dit sa mère scandalisée, on ne parle pas ainsi aux gens : tu insultes ce monsieur, tu lui manques de respect, j’espère que tu en as conscience, même dans ton état…

– Oui, en effet, je l’insulte, dit Martin en se laissant emporter par sa colère, et si tu veux savoir, cela me fait un bien fou… Ce nabot m’a réveillé à l’aube, il s’est acharné sur ma sonnette, il m’a insulté, tourmenté, il a fait venir un médecin, il a rameuté tout l’immeuble, il vous a fait venir vous aussi… Et tout ça pourquoi ? Parce que, je l’avoue, j’ai peut-être été un peu sec avec lui, et peut-être aussi parce que j’ai refusé de lui serrer la main : rien de plus… Il me semble à moi que tout cela est totalement disproportionné au regard du peu de choses qu’il pourrait à bon droit me reprocher…

– Mais vous voyez, dit le petit homme avec un air de triomphe, il continue, il s’est persuadé que je lui veux du mal et il n’en démord pas, alors que je veux seulement être son ami…»

Plus tard, Martin se dirait que c’était à ce moment qu’il avait dû perdre la tête : il s’était mis à crier, hurler… Et deux infirmiers dont il n’avait pas remarqué la présence s’étaient alors en toute hâte jetés sur lui pour le maîtriser…

 

IV.

 

Les trois années suivantes, Martin les passa dans une maison de repos à la campagne. Ainsi aimait-on appeler l’asile de fous sordide où ses parents sur les conseils du petit homme, avaient décidé de le placer. Le petit homme connaissait en effet intimement le directeur de l’établissement, un jeune homme brutal qui se révéla être un parent éloigné du vieux débris sénile et aviné que l’on avait traîné à son chevet le matin de son internement.

Il n’était pas fou, mais tout le monde le croyait fou ou feignait de le croire : et cela apparemment suffisait… Il ne disait jamais rien, il refusait de communiquer avec ses médecins autrement que par gestes. Il n’avait plus dit un mot depuis ce matin-là et l’on mettait ce silence sur le compte de sa maladie…

En fait, il n’avait simplement plus envie de parler : il savait qu’au moment où il ouvrirait la bouche, il bégaierait atrocement…

     

Parfois, le samedi, ses parents, accompagnés du petit homme et de sa sœur, venaient lui rendre visite. Comme on inclinait à penser que ces visites lui faisaient plaisir et pouvaient peut-être contribuer à sa guérison, on poussait, les jours de beau temps, son fauteuil roulant jusqu’au milieu du parc ; et enveloppé dans sa couverture, il observait le vol blanc des oiseaux, les mouvements des feuilles dans les arbres et parfois il s’étonnait de la monotone sérénité du monde qui l’entourait.

Puis toute la sinistre tribu arrivait : ses parents, suivis de près par le petit homme et sa sœur. Au contact de ces deux-là, ses parents retrouvaient une seconde jeunesse : ils faisaient du sport et fréquentaient les salles de remise en forme, ils avaient même acheté un vélo d’appartement et ils portaient en toute saison des vêtements qui leur donnaient un genre « décontracté »… Son père s’était découvert une soudaine passion pour la photographie et se promenait toujours avec son appareil : un appareil coûteux, mais qui était « une vraie petite merveille de technologie, sans véritable rival sur le marché »… Lors de ces visites, son père ne cessait d’ailleurs pas de tout photographier avec une prédilection pour les grands arbres qui s’élevaient derrière les murs d’enceinte. Sa mère, de même, ne cessait jamais pendant la petite heure que duraient ces visites de chanter les louanges de leurs « nouveaux amis »… Ils faisaient à présent quasiment partie de la famille, comme ne manquait pas de le répéter son père entre deux clichés. Et tandis que sa mère était tout occupée de radoter, le petit homme et sa sœur qui se tenaient par la main, écoutaient patiemment comme deux enfants sages.

Il était le seul apparemment à voir les sourires et les clins d’œil lubriques que lui adressaient à la dérobée les deux petits monstres. Il était le seul apparemment à voir les jeux obscènes auxquels ils s’adonnaient dès que ses parents avaient le dos tourné. Il était le seul apparemment à soupçonner le lien immonde qui les unissait et toujours, à un moment ou à un autre, il devait fermer les yeux, pour ne plus les voir et chasser la terrible vision qui s’imposait à son esprit et le poursuivait parfois jusque dans ses rêves…

 

Martin cependant mourut paisiblement une nuit dans son sommeil, alors qu’il entamait la quatrième année de ce que les médecins appelaient sa convalescence.

 

      

 

                          Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot

lundi 7 juillet 2025

The Beatles, She's leaving home (pour Nico)


 

Wednesday morning at five o’clock
As the day begins
Silently closing her bedroom door
Leaving the note that she hoped would say more

 

She goes down the stairs to the kitchen
Clutching her handkerchief
Quietly turning the backdoor key
Stepping outside, she is free

 

She (we gave her most of our lives)
Is leaving (sacrified most of our lives)
Home (we gave her everything money could buy)

 

Father snores as his wife gets into her dressing gown
Picks up the letter that’s lying there
Standing alone at the top of the stairs
She breaks down and cries to her husband
Daddy, our baby’s gone.
Why would she treat us so thoughtlessly ?
How could she do this to me ?

 

She (we never thought of ourselves)
Is leaving (never a thought for ourselves)
Home (we struggled hard all our lives to get by)
She’s leaving home, after living alone, for so many years

 

Friday morning, at nine o’clock
She is far away
Waiting to keep the appointment she made
Greeting a man from the Motortrade

 

She (what did we do that was wrong)
Is Having (we didn’t know it was wrong)
Fun (fun is the one thing that money can’t buy)

 

Something inside, that was always denied,
For so many years,
She’s leaving home

 

 

Pour écouter She’s leaving home :


https://youtu.be/VaBPY78D88g?si=KHRznIVZR7d_W6Je

Vieille taupe (un poème de Primo Levi)


Qu’y a-t-il d’étrange à cela ? Le ciel me déplaisait,

Aussi ai-je choisi de vivre seul et dans le noir.

Je me suis façonné des mains bonnes à fouir,

Concaves et griffues, mais sensibles, robustes.

Dès lors, inaperçu, insomnieux, je navigue

Sous les prés, et ne sens ni le chaud, ni le froid,

Ni le vent, ni la pluie, ni le jour, ni la nuit, ni la neige,

Cependant que les yeux ne me servent plus à rien.

Je creuse et vais trouvant de succulentes racines,

Des tubercules, du bois vermoulu, des hyphes de champignons,

Et qu’un bloc de pierre vienne à me barrer la route,

Je le contourne, non sans mal, certes, mais posément,

Car je sais toujours où je veux aller.

Je trouve des lombrics, des larves, des salamandres,

Parfois même une truffe

Ou encore une vipère, morceau de roi,

Voire des trésors enfouis. Par qui ? Mystère.

En d’autres temps, je suivais les femelles,

Et quand j’en entendais quelqu’une qui grattait,

Je creusais prestement une galerie vers elle :

Plus à présent. Le cas échéant, je change de direction.

Mais, il advient, parfois, à la nouvelle lune,

Que la mouche me pique, et alors, je m’amuse

À surgir tout à coup pour effrayer les chiens. 

 

                         12 septembre 1982

 

 

Même s’il a traduit Le Procès en italien, inaugurant une collection de prestige, Primo Levi n’aimait guère Kafka, dont il jugeait l’imaginaire trop sombre et agressif (voir Conversations et entretiens, « Une agression nommée Franz Kafka »). Pourtant, ce poème pourrait constituer un écho à ce que l’auteur pragois appelait ses « histoires d’animaux » : La Métamorphose, Recherches d’un chien, Le Terrier bien sûr, Communication à une académie et dans une moindre mesure La taupe géante, où ce n’est pas l’animal qui s’exprime, mais un instituteur s’interrogeant à son sujet.

 

Primo Levi, À une heure incertaine

Traduit de l’italien par Louis Bonalumi





jeudi 3 juillet 2025

L'amour véritable ne laisse pas de traces (traduction de Leonard Cohen)


Comme la brume ne laisse pas de cicatrice

Sur la colline vert sombre

Ainsi mon corps ne laisse pas de cicatrice

Sur toi et jamais

 

À travers les fenêtres dans l’obscurité

Les enfants viennent, les enfants vont

Comme des flèches sans direction

Comme des chaînes faites de neige

 

L’amour véritable ne laisse pas de traces

Si toi et moi ne faisons qu’un

C’est enfoui dans nos étreintes

Comme des étoiles contre le soleil

 

Comme une feuille qui tombe peut se reposer

Un moment dans l’air

Ainsi ta tête sur ma poitrine

Ainsi ma main sur tes cheveux

 

Et tant de nuits endurent

D’être sans lune ni étoile

Alors nous endurerons

Quand l’un est parti et au loin

 

L’amour véritable ne laisse pas de traces

Si toi et moi ne faisons qu’un

C’est perdu dans nos étreintes

Comme des étoiles contre le soleil

 

 

                         Frédéric Perrot


 

Pour écouter True love leaves no traces par Dead Famous People 

https://beldemai.blogspot.com/2022/02/dead-famous-people-true-love-leaves-no.html