lundi 21 octobre 2024

Une troublante synchronicité

 

                                                                            pour Richard,

 


Je ne dirai rien immédiatement des terribles événements qui se produisirent au moment précis où je me décidai fermement à tourner le dos de façon définitive aux affaires de ce monde. Troublante synchronicité propre à frapper un esprit même moins impressionnable que le mien !

Mais il me faut revenir en arrière, afin de me faire comprendre. Depuis plusieurs semaines, je traversais une très sale période. Partout sur la planète, les catastrophes succédaient aux catastrophes. Partout sur la planète, de nouvelles guerres abominables éclataient, et pour certaines d’entre elles, rien jamais n’aurait permis de les prévoir. Il y avait dans l’air « un délicieux parfum de fin du monde » : c’était la plaisanterie à la mode, celle que l’on aimait à se répéter. Moi, je n’avais pas envie de rire et encore moins de ricaner ! S’il faut le dire d’un mot, j’étais en colère. Seul dans mon appartement, je bouillais du matin au soir. Les nouvelles en provenance de partout et les avalanches de commentaires imbéciles qui les accompagnaient me rendaient nerveux et même violent de manière absurde : je cassais des objets chez moi, je me tirais les cheveux ou me griffais le visage jusqu’à me rendre méconnaissable. Triste spectacle. En arrêt longue maladie, après une crise incontrôlée, une sorte de bouffée délirante sur mon lieu de travail, je n’avais rien d’autre à faire que m’informer et je ne parvenais pas à détacher les yeux de mon écran. J’aurais pu essayer de faire autre chose, lire, écouter de la musique, ceci en théorie, mais la situation du monde était si préoccupante que je n’y parvenais pas et toujours je revenais m’assoir face à mon écran, rendu captif par ce que je voyais : une succession ininterrompue d’horreurs… Des pluies torrentielles avaient englouti la moitié du sous-continent indien et les morts et les disparus se comptaient par millions. À perte de vue, des cadavres flottaient à la surface d’une eau boueuse et noire. Ce que l’on nommait d’un terme assez vague « le monde arabo-musulman » était à feu et à sang et plus personne ne comprenait qui luttait contre qui. Des déluges de bombes tombaient à qui mieux mieux sur des populations civiles. Des hommes et des femmes cherchaient sous les tonnes de gravats des restes de leurs proches. Des conflits ethnico-religieux et des guerres de l’eau et de la faim ravageaient l’Afrique. Ce n’était que poussière, sable et ossements. Nombre de peuples avaient été simplement exterminés dans l’indifférence générale. Ainsi des Arméniens, parmi combien d’autres. Le mot génocide, sinistre habitude, ne s’employait plus qu’au pluriel. C’était comme si une folie d’anéantissement s’était emparée de la planète. Une planète qui elle-même entrait en convulsions, le chaos climatique n’étant plus depuis longtemps une vaine expression… Et moi, j’étais devant mon écran, dans mon appartement hypersécurisé, dans une ville de province du nord de l’Europe… L’Europe ! cette forteresse assiégée, qui s’était barricadée contre les afflux massifs de réfugiés qui venaient de partout, et où il ne faisait pas si bon vivre… Il faut le dire : les européens moyens dans mon genre n’en menaient pas large, ils rasaient les murs ! Toute l’Europe s’était découverte au fil des années très autoritaire. Face aux périls réels ou fantasmés, les libertés s’étaient réduites comme peau de chagrin et si des soldats luttaient férocement aux frontières pour éviter la « submersion migratoire », la répression intérieure n’était pas moins féroce. Il fallait filer droit : tel était le mot d’ordre ! Les vagues de persécutions contre les populations musulmanes et la destruction systématique des mosquées et de certains quartiers jugés islamisés, l’avaient bien fait comprendre à tout le monde. Cependant l’Europe elle-même n’en menait pas large ! À l’est, cette Europe chétive et barricadée était considérée non sans une certaine ironie dédaigneuse par l’immense empire russo-chinois. À l’ouest, les Etats-Unis durement frappés par plusieurs catastrophes climatiques d’ampleur, étaient comme retombés en enfance. Seule l’Amérique du Sud semblait relativement préservée dans ce désastre général, mais les gouvernements à la tête des différents pays n’étaient pas moins mauvais et corrompus que partout ailleurs. Oui, la situation du monde était pour le moins préoccupante ! Et les européens moyens dans mon genre, n’étaient que des spectateurs passifs, rivés à leurs écrans, et qu’en plus des porte-paroles du gouvernement d’union nationale, pardon des journalistes, sermonnaient en toute occasion : « Ne vous plaignez pas ! Voyez ce qui se passe ailleurs ! » À la longue, tous ces messages et programmes de propagande se révélaient déprimants et curieusement contre-productifs. Plus personne ou presque ne croyait les boniments servis par ces imbéciles cravatés qui se prétendaient journalistes et même s’il était impossible de faire entendre une voix discordante, les initiatives se multipliaient : dans certains quartiers, on organisait avec bonne humeur des kermesses illégales au terme de « semaines sans-écrans », les plus radicaux les détruisaient sur la place publique, avant d’être dispersés par les sempiternels coups de matraques et les sempiternels gaz lacrymogènes. Même le gouvernement d’union nationale se disait inquiet, « soucieux », face à ce qu’il nommait dans son jargon habituel « un déplorable populisme anti-technologique ». Mais moi, moi, j’étais trop sensible et trop captif et assis devant mon écran, je pleurais à chaudes larmes face à l’étendue du malheur humain… Après plusieurs semaines à ce régime, j’étais au bout du rouleau et toute colère m’avait quitté. Je me sentais inutile et de trop, vraiment… J’avais une boîte de somnifères quelque part et une bouteille de vin, pour les faire passer. J’avais mené une vie morne et n’avais rien à regretter. J’allais simplement m’endormir et ne plus me réveiller… Je pleurais encore et m’apitoyais un peu sur moi-même… Je ne sais ce qui me sauva provisoirement… Peut-être le rire joyeux d’une femme, qui dans un appartement voisin prenait apparemment du bon temps... Je parvins à sourire : j’étais sincèrement heureux pour cette femme, et son amant, son amante, sans jalousie déplacée… Se tuer, mourir semblait facile, si facile, séduisant… C’était une tromperie, une imposture… Non, non, j’allais moi aussi me libérer ! Sans savoir au juste pourquoi, j’avais chez moi un marteau et j’allais fracasser mon écran. Je me sentais envahi par une grande joie, très pure, comme si j’étais sur le point d’accomplir un exploit sans précédent, digne d’Hercule ou de quelque héros mythologique.

Ironie, ironie de moi, troublante synchronicité ! Au moment précis où je décidai de tourner définitivement le dos au monde, en un geste plus symbolique que réel, apparurent sur l’écran les premières images des bombes nucléaires tombant sur de nombreuses villes partout sur la planète : Prague, Vienne, Jérusalem, Téhéran, Londres, Bombay… Les noms et les images se succédaient à une vitesse prodigieuse… Puis, tout à coup, il n’y eut plus d’images, l’écran était noir… La folie d’anéantissement, la pulsion d’autodestruction, avait atteint son climax : la dernière ligne rouge avait été franchie, le long, l’interminable hiver commençait…

 

                                                          

Frédéric Perrot, octobre 2024

lundi 14 octobre 2024

Arthur Rimbaud, Les corbeaux

 

Seigneur, quand froide est la prairie,

Quand dans les hameaux abattus,

Les longs angelus se sont tus…

Sur la nature défleurie

Faites s’abattre des grands cieux

Les chers corbeaux délicieux.

 

Armée étrange aux cris sévères,

Les vents froids attaquent vos nids !

Vous, le long des fleuves jaunis,

Sur les routes aux vieux calvaires,

Sur les fossés et sur les trous

Dispersez-vous, ralliez-vous !

 

Par milliers, sur les champs de France,

Où dorment des morts d’avant-hier,

Tournoyez, n’est-ce pas, l’hiver

Pour que chaque passant repense !

Sois donc le crieur du devoir,

Ô notre funèbre oiseau noir !

 

Mais, saints du ciel, en haut du chêne,

Mât perdu dans le soir charmé,

Laissez les fauvettes de mai

Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne,

Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,

La défaite sans avenir.


lundi 7 octobre 2024

Amir Tibon, Les Portes de Gaza

 


Présentation de l’éditeur

 

Au petit matin du 7 octobre, quand ils sont réveillés par le sifflement des missiles, Amir Tibon et son épouse vivent dans le kibboutz Nahal Oz depuis plusieurs années et ils connaissent les règles : il suffit de se précipiter dans la pièce sécurisée de la maison et d’attendre que la situation se calme. Mais ce samedi-là, quand ils se rendent compte qu’il ne s’agit pas seulement d’une attaque de mortier, et que des terroristes du Hamas ont envahi leur communauté, ils comprennent que la journée sera différente de toutes les autres alertes qu’ils ont connues.

Amir Tibon fait le récit des onze heures qui suivent avec une simplicité poignante : il faut tout d’abord calmer leurs deux filles, âgées de trois ans et de vingt mois. Communiquer avec les autres membres du kibboutz. Joindre les proches à Tel-Aviv. Ne pas paniquer quand on crible la maison de balles. Rester calme même quand on apprend les massacres commis dans le voisinage immédiat. Des atrocités dont Amir et sa femme deviennent aussi des témoins auditifs.


Les Portes de Gaza, cependant, ne nous offre pas seulement ce récit profondément personnel de la journée du 7 octobre, car, en alternance avec son témoignage,  Amir Tibon condense ici son analyse du conflit israélo-palestinien, notamment par le prisme de l’histoire du kibboutz Nahal Oz qui devait fêter ses soixante-dix ans justement le soir du 7 octobre. Son analyse de la faillite à la fois sécuritaire et morale des années de gouvernance Netanyahou est aussi implacable et précise que sa connaissance des enjeux géopolitiques est vaste et limpide.

 

 

Traduit de l’anglais (Israël) par Colin Reingewirtz


..............................................


Note ajoutée – pour Mathieu

 

       Le livre d’Amir Tibon est un livre important, parce qu’il permet de comprendre beaucoup de choses à propos du 7 octobre, qui pouvaient sembler mystérieuses… Amir Tibon parle de « trahison » à juste titre. Ces pauvres gens des kibboutz réfugiés dans leur « pièce sécurisée » ont attendu en vain le 7 octobre l’arrivée de l’armée israélienne. « Où sont nos soldats ? Pourquoi ne viennent-ils pas nous sauver ? ». Netanyahou avait simplement choisi de redéployer le gros des troupes israéliennes en Cisjordanie, le véritable objectif, afin de soutenir sa politique coloniale, en pariant sur le fait que les millions de dollars versés par le Qatar avec sa bénédiction suffiraient au bonheur du Hamas. Or, le Hamas n’a jamais renoncé à son désir de détruire Israël, et une semaine avant le 7 octobre, les guetteuses, ces femmes-soldats chargées de la vidéo-surveillance de Gaza, pour la plupart massacrées lors de l’attaque, avaient alerté le gouvernement de Netanyahou qu’une opération d’ampleur se préparait… Un an après le 7 octobre, après la riposte disproportionnée de Tsahal, triste euphémisme, le point de vue des israéliens est devenu quasiment inaudible, ce qui est la conclusion pessimiste du livre d’Amir Tibon. Frédéric Perrot.

 


vendredi 4 octobre 2024

Charles Baudelaire, Chant d'automne

 



Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;

Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours.

 

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,

Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,

Et, comme le soleil dans son enfer polaire,

Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

 

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;

L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.

Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

 

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !

Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.


jeudi 3 octobre 2024

Depeche Mode, A pain that I'm used to (Playing the Angel)

 


I’m not sure what I’m looking for anymore
I just know that I’m harder to console
I don’t see who I’m trying to be instead of me

But the key is a question of control

 

Can you say what you’re trying to play anyway?
I just pay while you’re breaking all the rules
All the signs that I find have been underlined
Devils thrive on the drive that is fueled

 

All this running around, well it’s getting me down
Just give me a pain that I’m used to
I don’t need to believe all the dreams you conceive
You just need to achieve something that rings true

 

There’s a hole in your soul like an animal
With no conscience, repentance, oh no
Close your eyes, pay the price for your paradise
Devils feed on the seeds of the soul

 

I can’t conceal what I feel, what I know is real
No mistaking the faking, I care
With a prayer in the air, I will leave it there
On a note full of hope not despair

 

All this running around, well it’s getting me down
Just give me a pain that I’m used to
I don’t need to believe all the dreams you conceive
You just need to achieve something that rings true

 

All this running around, well it’s getting me down
Just give me a pain that I’m used to
I don’t need to believe all the dreams you conceive
You just need to achieve something that rings true

 

 

Pour écouter le morceau :

https://youtu.be/YxrSS0PT-pY?si=VgfwKTUGOdF3WrKe


vendredi 27 septembre 2024

Le chemin du possible


Le chemin du possible est étroit

C’est ennuyeux tous ces obstacles qui se dressent,

      comme des buissons d’épines.

Epave sans audace,

loque du crépuscule,

      j’erre dans un labyrinthe de ronces.

Si j’étais un athlète,

      je sauterais au-dessus de telles haies !

Si j’étais un guerrier,

      j’aurais une machette,

et m’ouvrirais un passage jusqu’au palais

      du rêve où repose mon amour

Ce ne serait encore qu’une première victoire :

      la porte du palais est en bois massif

      et haute comme une tour,

      et comment en lilliputien que je suis,

      pourrais-je la pousser ?

Une telle question ne se pose même pas.

Je suis pris dans les ronces

      et demeure suspendu,

      le visage transpercé

      comme un épouvantail

 

     

                         Frédéric Perrot

mardi 24 septembre 2024

Quelqu'un osera-t-il dire enfin qu'Israël est un état voyou ?

 


Après et en même temps que Gaza

La Cisjordanie

Dorénavant le Liban

Dont il serait absurde de rappeler

Aux fanatiques à la tête d’Israël

Que ce pays ne se résume pas au Hezbollah :

Anéantir est leur seul but

En toute impunité

Pourquoi ne le feraient-ils pas ?


 

                   Frédéric Perrot

vendredi 20 septembre 2024

La fuite immobile


Et je m’enfuis, je m’enfuis de la maison de santé. C’est le nom pudique que l’on donne ici à l’établissement où l’on m’a enfermé de force. Et je m’enfuis, je m’enfuis, je ne cesse de m’enfuir ! Mais il me faut me frayer un passage à travers une véritable marée humaine, des hommes et des hommes qui piétinent sur place, ont le regard vide et émettent tous en guise de paroles une sorte de bourdonnement pareil à celui d’une mouche qui se heurte de façon absurde contre une vitre… Et je m’enfuis, je m’enfuis, en me frayant péniblement un passage à travers cette foule compacte animée d’un vague mouvement, comme dans une fête populaire, un carnaval. Une voix me murmure à l’oreille : « Regarde, regarde, le portique n’est pas loin, ils pourraient tous s’enfuir mais aucun n’en a même le désir, tu n’as rien à craindre du gardien assis à côté du portique, il est ivre du soir au matin et sa présence doit seulement suggérer à toutes ces têtes vides l’idée de surveillance… » Et en effet, il y a un portique, comme dans un aéroport, à côté duquel, sur une chaise, une masse sombre est en plein délire alcoolique, secouée de soubresauts convulsifs… Horrible spectacle.

M’arrachant d’un coup à cette glu humaine en une espèce de saut maladroit, je passe sous le portique et sans transition me retrouve dans un décor tout différent, sur un chemin, au milieu de nulle part et où chacun de mes pas m’est un effort insensé, tant le chemin est boueux… Décidément, quelle fuite immobile ! En sens inverse, apparaissent un enfant affreux et une femme. Avec ses oreilles en pointe et son long nez pendant comme une trompe obscène, l’enfant correspond plutôt à l’idée assez confuse que je me fais d’un diablotin : il rit horriblement ! « Regarde, regarde, un fou qui essaie de s’enfuir ! » La femme ne dit rien, semblant perdue dans la contemplation du vide. Soucieux de mettre un terme à cette dérision et à cet horrible rire, j’avise opportunément sur le bord du chemin un énorme vase de style antique que je soulève, et que de toutes mes forces je précipite dans la direction de l’enfant. Touché ! Sans un cri l’enfant s’écroule sur le sol, le crâne écrabouillé, ce qui n’est pas pour me déplaire. La femme s’en va, poursuit sa promenade, comme si de rien n’était, peu importe. Et je m’enfuis, je m’enfuis, je me remets à m’enfuir ! Mais contre toute attente le chemin commence à se soulever de plus en plus, jusqu’à devenir une paroi verticale, du haut de laquelle je tombe, mon interminable chute signant la fin de cette fantasmagorie.

 


                                                                  Frédéric Perrot

lundi 16 septembre 2024

Après la confiscation des élections, seuls les murs protestent encore ?

Schiltigheim

   

16 septembre – Hold-up démocratique du dénommé Emmanuel Macron. Celui qui se rêvait en dieu de l’Olympe se révèle un vassal de l’extrême droite. Tout le monde juge le chef de gang fini, mais nul n’est en mesure de le faire tomber, en vertu des lois de la cinquième République, régime d’exception depuis l’origine. Quand le gangstérisme épouse des institutions sclérosées, il faudrait être un sot pour parler encore de démocratie et ceux qui osent protester sont tenus pour des suppôts de « l’Anti-France », cette vieille expression maurrassienne redevenue à la mode. Quel progrès ! Court-circuit temporel : nous ne sommes pas en 1934, nous sommes en 2024, année dystopique.  Frédéric Perrot.

jeudi 12 septembre 2024

Cyril Noël en concert au Local, le 19 octobre



Accompagné de ses deux complices, Gérald Koehl à la batterie et Gaël Blanchard à la basse, Cyril Noël présentera au Local, le 19 octobre, les morceaux de son nouvel album Amour Animal et revisitera certains de ses anciens titres. La première partie sera assurée par Rivertide.

 

Pour regarder le clip de « Cigarette », premier extrait d’Amour Animal : 

https://youtu.be/yOVWQZnHfdo?si=yYD60PRLO7EUAwYC

mercredi 4 septembre 2024

Le décathlonien (un poème de Primo Levi)

 

Primo Levi

Croyez-m’en, le marathon n’est rien,

Ni le marteau, ni le poids : aucune épreuve particulière

Ne saurait se comparer à notre peine.

J’ai gagné, oui  : je suis plus célèbre qu’hier,

Mais bien plus vieux, aussi, plus usé.

J’ai couru le quatre cents mètres à la vitesse d’un

      épervier,

Sans pitié pour celui qui courait près de moi.

Qui était-ce ? Un gars quelconque, un novice,

Un type jamais vu auparavant,

Un pauvre bougre du tiers-monde,   

Mais celui qui te tient tête est toujours un affreux.

Je lui ai brisé les reins, comme et quand je l’ai voulu ;

En jouissant de son effort, j’ai oublié le mien.

À la perche, ç’a été moins facile,

Mais les juges, par bonheur,

N’ont pas vu mon astuce :

Ils m’ont crédité de cinq mètres.

Quant au javelot, j’ai un secret ;

Il ne faut pas le lancer vers le ciel.

Le ciel est vide, à quoi bon le trouer ?

Il suffit d’imaginer, au bout de la pelouse,

L’homme ou la femme que l’on voudrait tuer.

Le javelot, alors, devient sagaie,

Flaire le sang et vole plus loin.

Du mille cinq cents mètres, je ne sais que dire ;

Je l’ai couru en proie au vertige

Et aux crampes, têtu, désespéré,

Terrifié

Par le tambour convulsif de mon cœur.

Je l’ai remporté, mais à quel prix :

Le disque, ensuite, était aussi lourd que du plomb

Et m’échappait des doigts, rendus visqueux

Par ma sueur de vétéran fourbu.

Dans les tribunes, vous m’avez sifflé,

Je l’ai très bien entendu.

Mais qu’attendez-vous donc de nous ?

Que nous demanderiez-vous encore ?

De prendre notre envol ?

De composer un poème en sanscrit ?

D’arriver au bout du pi grec ?

De consoler les affligés ?

De mettre en œuvre la pitié ?

 

 

                                  4 septembre 1984  

 

 

Primo Levi, À une heure incertaine

Traduit de l’italien par Louis Bonalumi

 

jeudi 29 août 2024

2024, année dystopique

 

Vu ou entendu aux actualités

L’allégorie est tombée dans le ruisseau. De fieffés idiots sifflent l’estimable conférencier monté sur un cheval à bascule. L’académique Don Quichotte ne voulait pourtant que pourfendre la jeunesse, les étrangers et les filles aux cheveux bleus. La presse réactionnaire crie au scandale démocratique. On ne peut décidément plus rien dire dans ce pays !

Place de la République, un petit millier de vieillards de vingt ans aux crânes rasés hurlent leur nostalgie de l’Ordre et de la Justice. Des comités de voisins vigilants s’organisent pour attaquer les camps de réfugiés et saccager leurs trop spacieuses tentes Quechua. Un philosophe de formation explique à la télévision que dans certaines circonstances les bombes lâchées sur des populations civiles sont sages et intelligentes.

 

En Ukraine, à Gaza, au Soudan, etc. –

La mort à cheval traverse des monceaux de ruines et contemple avec un fin sourire l’étendue de son triomphe. Si elle était généreuse, elle remercierait tous ces hommes qui travaillent si activement pour elle.

 

Vu ou entendu aux actualités

En Cisjordanie, c’est-à-dire nulle part, de jeunes fanatiques religieux lourdement armés, tout juste descendus de leurs jeeps, vilipendent quelques paysans effrayés : « Vous n’êtes pas des êtres humains, vous êtes à peine des animaux ! Vous n’avez rien à faire ici ! Si nos bulldozers détruisent vos maisons, si nous brûlons vos oliviers, si nous massacrons vos troupeaux, nous en avons le droit : cette terre est à nous depuis des millénaires, c’est écrit dans nos livres sacrés, qui sont plus anciens et plus sacrés que les vôtres ! Partez, dispersez-vous, vous n’avez rien à faire ici ! »

Il y a toujours naturellement des « dommages collatéraux », ces courageux colons israéliens ayant en toute impunité la mitraillette facile et ces Arabes ne comprenant décidément rien.

 

Allez les pubs et les remerciements à nos sponsors !

 

Et pas d’erreur possible, on est bien en France

Le plateau de télévision rassemble comme dans La Cène une douzaine d’intervenants. On ne sait pas trop sur quel sujet ils font mine de se disputer ou de débattre, vu qu’ils sont d’accord sur tout. C’est juste à qui criera et s’indignera le plus fort. Ils ont tous des regards vitreux ou haineux. Ce n’est pas ma faute, sans misogynie aucune, mais les pires sont souvent des femmes, de jeunes bimbos peroxydées ou de vieilles rombières hideuses qui arrivent, bel exploit, à éructer plus fort que les autres. Dans ce tohu-bohu, des mots reviennent comme des leitmotivs toujours chargés négativement : « l’immigration », « les musulmans », « la gauche », « l’extrême gauche », ou pire encore « les insoumis », dont on comprend pour les derniers que c’est le mal, et que l’on accable de tous les maux et de n’importe quoi, et peut-être même de la nullité de l’équipe de France de football qui, « comme par hasard », on va encore évidemment nous accuser de racisme, n’est composée que de blackos et d’islamistes. Il est à préciser que ces intéressants échanges de propos sont proprement interminables et se répètent à l’identique, chaque jour, de l’aube à l’aube

 

Le plus important, l’essentiel vraiment, à retenir de cette année 2024 – Comme le notait avec justesse le président dans un discours si émouvant, les Jeux olympiques, c’était « la vraie vie » et nous étions tous au paradis !

 

 

                                                              Frédéric Perrot