« I am
calling, yes I’m calling, just to speak to you
For I know this night will kill
me, if I can’t be with you »
Lou
Reed, New York telephone conversation
Hier, j’ai parlé avec un mort au téléphone. Je le dis sans
détours, ni circonvolutions. J’avais dû m’assoupir sur un livre ardu de
philosophie politique, comme le laissait deviner ma lampe de chevet restée
allumée. Cela, je ne me le suis dit qu’ensuite, mais qu’importe la façon dont
je raconte… Le bruit de la sonnerie m’a paru considérable dans le silence de la
nuit et tiré en sursaut de mon demi-sommeil, j’ai attrapé mon téléphone et fait
glisser mon doigt sur l’écran comme par réflexe, sans songer que je mettais
toujours l’appareil en silencieux le soir et que par conséquent je n’aurais pas
dû entendre cette sonnerie.
J’ai selon toute vraisemblance marmonné quelque phrase idiote, sans
chercher à dissimuler ma mauvaise humeur : « Allo ? Oui ? C’est
pour quoi ? ». Il y a eu un long silence... Ne me parvenait qu’un
souffle lointain, comme dans les films à suspense, ainsi que des ronronnements
indistincts pouvant évoquer des moteurs, des machines… Puis, d’une voix
caverneuse, j’oserai presque dire terreuse, mon correspondant s’est
présenté, a décliné son identité et ses qualités et m’a demandé si je me
souvenais de lui. Lucien… Ce n’était pas
possible… Qu’on se figure ma stupeur ! Comment un mort pouvait-il
parler ? Et surtout, surtout comment un mort pouvait-il passer un coup de
téléphone… Cela dépassait l’entendement. Ce n’était pourtant pas une
plaisanterie, une mauvaise plaisanterie, ou un rêve… Tout habillé et pas très
frais certes, j’étais néanmoins parfaitement réveillé. Je dirai même que je
n’avais jamais été à ce point réveillé et je considérais ma chambre non
sans un certain dégoût. Les draps sales, les tas de fringues partout, la poussière,
les toiles d’araignées au plafond… Le livre de philosophie politique était
tombé au bas de mon lit et reposait auprès d’une chaussette retirée à la hâte,
dans une proximité saugrenue que dans toute autre circonstance, j’aurais jugée
comique… Tout cela enfin sentait le vieux garçon qui se néglige… Et puis, malgré
son intonation lugubre, j’avais reconnu la voix de Lucien. Cela ne faisait
aucun doute… Or, Lucien était mort sept mois auparavant, à 31 ans à peine et
dans des circonstances atroces… Au bout d’un moment, oppressé par la situation
et le silence de tombeau qui semblait s’être abattu sur mon intimité crasseuse,
je me suis entendu dire :
– Que veux-tu ?
– Je te l’ai dit… Je veux savoir si tu te
souviens de moi, s’il t’arrive de penser à moi, avec un petit pincement au
cœur… Je veux savoir si de tout ce qu’il s’est passé, il t’arrive d’en
concevoir, peut-être pas des remords, il ne faudrait pas exagérer, juste des
regrets… Mais ne t’inquiète pas : je ne te tire pas de ton plumard en
pleine nuit pour t’accuser. Ne dit-on pas que les morts sont d’une indulgence à
toute épreuve ? Et puis, soit dit entre nous, tu t’en es bien sorti… On a
rapidement conclu à une mort accidentelle, un arrêt du cœur, toujours ce pauvre
cœur, suite à une consommation excessive d’alcool et de médicaments. Je
n’ai même pas eu droit à la dignité embarrassante du suicide : cela aurait
offensé, offensé ma famille de stricte obédience catholique, qui ne se souciait
par ailleurs à aucun moment de moi… Ceci dit, toi, tu t’en es bien sorti…
Pressés que l’on était d’étouffer l’affaire, on n’a même pas songé à
t’interroger, même comme ça, pour la forme… En revanche, c’est toujours avec un
certain plaisir que j’imagine ton grand moment de terreur, combien tu as dû te
ronger les sangs, quand tu as su par ma sœur que j’avais laissé un mot
et même tout un journal !… Pauvre Eva, c’est elle qui m’a trouvé, t’a
appelé, a appelé mes sinistres frères… Ne t’inquiète pas : ce mot et ce
journal sont sans doute partis en fumée dans la cheminée familiale. On avait
bien eu soin de tout débarrasser avant l’arrivée de la police. Les catholiques
ont de tout temps été des maîtres dans l’art d’enterrer des secrets. Je dis les
catholiques, étant un peu concerné, mais je devrais dire les familles, les
infâmes familles, tout simplement… Nul n’en sortira vivant ! Enfin,
soit dit toujours entre nous, pour ta gouverne, afin que tu ne te méprennes
pas, dans ce journal, mon journal, je
ne parlais jamais de toi… Pas une ligne, pas un mot… Jamais, jamais !
– Quel affreux
bavardage ! me suis-je écrié presque malgré moi, tremblant et à bout
de nerfs.
Et, avec des mouvements désordonnés sur l’écran du téléphone,
j’ai voulu raccrocher, mettre fin à cet ignoble monologue… Mais contre toute
évidence, cela s’est révélé impossible… Et comme s’il voyait
littéralement ce que j’étais tout occupé de faire, comme s’il se tenait à
quelque pas à peine et m’observait avec un large sourire sardonique, il a
repris, de la même voix haletante :
– Oh, désolé, cette fois, tu ne pourras
pas me raccrocher au nez ! J’en suis vraiment peiné, mais ton téléphone ne
t’appartient plus, plus rien ne t’appartient… N’as-tu pas remarqué qu’il a
sonné ? Alors qu’il a toujours été en mode silencieux ? N’as-tu pas
remarqué combien était étrange le numéro affiché ? Cette étonnante suite
de nombres premiers et de lettres de différents alphabets… Tu n’as pas dû faire
attention… Tu pourras le réduire en morceaux à coups de marteau, tu pourras le
jeter tout au fond des abîmes les plus profonds, comme disent les poètes, tu
pourras faire tout ce que tu veux, cela ne changera rien, crois-moi, où que tu
sois, quoi que tu fasses, chaque soir dorénavant, à la même heure, tu entendras
quelque part retentir la même sonnerie et quelqu’un appeler ton nom… N’aurais-tu
pas remarqué l’heure de l’appel ? C’est à cette heure précisément que tout
est devenu clair pour moi… Mais je ne voudrais pas te priver davantage
de ton sommeil ! Dors maintenant, si tu peux… Je te laisse, je t’embrasse,
comme on dit ! Et à demain soir, sans doute !
Et il a raccroché, mettant fin à ce semblant de conversation… Le
téléphone cependant restait allumé, brillait de mille couleurs étincelantes dans
la pénombre de la chambre, et je considérais ce sinistre objet d’un œil morne,
comme on considère quelque chose d’absurde : un cadavre d’insecte
répugnant, reposant sur sa carapace…
J’ai passé la mauvaise nuit que l’on imagine… En le tenant à
bout de bras, j’ai laissé tomber le téléphone dans ma poubelle et j’ai descendu
le sac. J’ai essayé de dormir et n’y suis pas parvenu… Dès que je me sentais
près de tomber comme d’une hauteur vertigineuse, je me réveillais en sursaut.
J’avais à chaque fois l’impression très nette que Lucien était allongé à côté
de moi et qu’il s’approchait pour se blottir contre moi. Ce n’était pas une
scène digne de l’un de ces épouvantables films d’horreur : je n’avais pas
à côté de moi quelque affreux cadavre purulent, mais Lucien, son corps jeune,
beau, magnifique, comme au temps de notre splendeur… Et j’étais tout disposé à
l’accueillir, même si je me sentais un peu embarrassé par mon douloureux désir…
J’ouvrais les yeux. Il n’y avait personne à côté de moi dans le lit, évidemment…
Enfin une terrible nuit. Passons.
Vers huit heures du matin, j’ai appelé mon bureau avec mon
téléphone professionnel qui fonctionnait bien sûr parfaitement, afin de
prévenir que je ne viendrais pas. J’étais malade… Oui, naturellement, je ne
manquerais pas d’aller chez le médecin ! J’avais le cerveau en bouillie après ma nuit
sans sommeil et la première et piètre excuse que je trouvais, ne manquait pas
d’une certaine ironie involontaire, au fond : une infection urinaire,
je crois, quelque chose dans ce goût-là…
Je ne suis pas allé chez le médecin. J’ai passé ma journée à
fumer cigarette sur cigarette, en buvant du café, assis en caleçon à la table
de ma cuisine, une vraie loque… Comment dire ? J’avais l’intime conviction
que Lucien n’avait pas menti et que tout se passerait comme il l’avait dit… Sans
que je ne comprenne ni pourquoi, ni comment, j’étais maudit et j’étais persuadé
qu’à l’heure dite désormais, jusqu’à la fin j’entendrais la terrible sonnerie
retentir quelque part et quelqu’un appeler mon nom…
Frédéric
Perrot