samedi 30 septembre 2023

André Breton, Sur la route de San Romano


 

La poésie se fait dans un lit comme l’amour

Ses draps défaits sont l’aurore des choses

La poésie se fait dans les bois

 

Elle a l’espace qu’il lui faut

Pas celui-ci mais l’autre que conditionnent

 

                               L’œil du milan

                               La rosée sur une prèle

                               Le souvenir d’une bouteille de Traminer

embuée sur un plateau d’argent

                               Une haute verge de tourmaline sur la mer

                               Et la route de l’aventure mentale

                               Qui monte à pic

                               Une halte elle s’embroussaille aussitôt

 

Cela ne se crie pas sur les toits

Il est inconvenant de laisser la porte ouverte

Ou d’appeler des témoins

 

                               Les bancs de poissons les haies les mésanges

                               Les rails à l’entrée d’une grande gare

                               Les reflets des deux rives

                               Les sillons dans le pain

                               Les bulles du ruisseau

                               Les jours du calendrier

                               Le millepertuis

 

L’acte d’amour et l’acte de poésie

Sont incompatibles

Avec la lecture du journal à haute voix

 

                               Le sens du rayon de soleil

                               La lueur bleue qui relie les coups de hache

                                           du bûcheron

                               Le fil du cerf-volant en forme de cœur ou de nasse

                               Le battement en mesure de la queue des castors

                               La diligence de l’éclair

                               Le jet de dragées du haut des vieilles marches

                               L’avalanche

 

La chambre aux prestiges

Non messieurs ce n’est pas la huitième Chambre

Ni les vapeurs de la chambrée un dimanche soir

                              

Les figures de danse exécutées en transparence

                                           au-dessus des mares

                               La délimitation contre un mur d’un corps

                                           de femme au lancer de poignards

                               Les volutes claires de la fumée

                               Les boucles de tes cheveux

                               La courbe de l’éponge des Philippines

                               Les lacés du serpent corail

                               L’entrée du lierre dans les ruines

                               Elle a tout le temps devant elle   

 

L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair

Tant qu’elle dure

Défend toute échappée sur la misère du monde

 

 

                                                                                                 1948


mercredi 27 septembre 2023

La cruauté n'est pas ma tasse de thé (pour Richard)

 

La cruauté n’est pas ma tasse de thé

Mais jamais je n’aurais cru

Tomber si bas pour une ombre

De femme tourmentée

Ou une bourgeoise prétentieuse

 

La cruauté n’est pas ma tasse de thé

Et la souffrance encore moins

Je dois être un rêveur

Qui ne veut pas se frotter

De trop près à la réalité !

 

La cruauté n’est pas ma tasse de thé

Mon but n’est pas de dire

Leurs quatre vérités

À tant de sombres idiots

Se prétendant poètes artistes

Génies ou que sais-je encore

 

La cruauté n’est pas ma tasse de thé

Je n’écris pas pour me venger

Et l’amer breuvage bu

Tout au fond il n’y a

Que la lie de l’indifférence

 

 

               Frédéric Perrot


mardi 26 septembre 2023

Jour de fête


 


C’est jour de fête

Les idiots se gorgent de rêves

Écrivent dans l’air

Un nom aimé

 

Plus tard ils se gorgeront

Seulement de bières

Comme tout le monde

Sous les enseignes lumineuses

 

Peu importe ce que l’on fête

Il s’agit d’être dehors dans la rue

Parmi les cris et les mouvements désordonnés

De toute une foule d’excités

 

L’homme seul aime les marées humaines 

Et observer la joie des autres

Peu importe ce que l’on fête

Et peu importe le lendemain

 

 

Ce poème écrit en 2015 à Marseille appartient au recueil Les Fontaines jaillissantes (avril 2021). Frédéric Perrot

lundi 25 septembre 2023

Guillaume Apollinaire, Cors de chasse

Félix Vallotton, La paresse (1896)

 

Notre histoire est noble et tragique

Comme le masque d’un tyran

Nul drame hasardeux ou magique

Aucun détail indifférent

Ne rend notre amour pathétique

 

Et Thomas de Quincey buvant

L’opium poison doux et chaste

A sa pauvre Anne allait rêvant

Passons passons puisque tout passe

Je me retournerai souvent

 

Les souvenirs sont cors de chasse

Dont meurt le bruit parmi le vent

 

lundi 18 septembre 2023

La solitude imaginaire


La pensée des autres

Sans cesse le pénètre

On entre dans sa tête

Comme dans un moulin

On y reste à demeure

Comme des parasites

 

Pourtant

Le menu est maigre

Il n’y a rien à piller

La porte grince un peu

L’endroit est désolant

Son état de ruine

Explique la poussière

Pour la touche réaliste

Ou gothique selon

Les murs se couvrent

De toiles d’araignées

Et les vieilles poutres

La charpente effondrée

De fientes de pigeons

D’un sac de farine éventré

Surgissent d’infâmes choses

Que l’on peine à nommer

Des papillons

Tant leur vol est répugnant

Et tant elles retournent vite

À leur poussière native

 

Il souhaiterait être seul

 

Mais la pensée des autres

Sans cesse le pénètre

On entre dans sa tête

Comme dans un moulin

 

 

      Ce poème a été écrit en 2016. Frédéric Perrot


dimanche 17 septembre 2023

Henri Michaux, Deux extraits de Mes propriétés


 

           Mes occupations

 

    Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J’aime mieux battre.

       Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.

       En voici un.

       Je te l’agrippe, toc.

Je te le ragrippe, toc.

Je le pends au porte-manteau.

Je le décroche.

Je le repends.

Je le redécroche.

Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe.

Je le salis, je l’inonde.

Il revit.

Je le rince, je l’étire (je commence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : « Mettez-moi donc un verre plus propre. »

Mais je me sens mal, je règle promptement l’addition et je m’en vais.

 

 

La simplicité

 


Ce qui a manqué surtout à ma vie jusqu’à présent, c’est la simplicité. Je commence à changer, petit à petit.

Par exemple, maintenant, je sors toujours avec mon lit, et quand une femme me plaît, je la prends et couche avec aussitôt.

Si ses oreilles sont laides et grandes ou son nez, je les lui enlève avec ses vêtements et les mets sous le lit, qu’elle retrouve en partant ; je ne garde que ce qui me plaît.

Si ses dessous gagneraient à être changés, je les change aussitôt. Ce sera mon cadeau. Si cependant je vois une femme plus plaisante qui passe, je m’excuse auprès de la première et la fais disparaître immédiatement.

Des personnes qui me connaissent prétendent que je ne suis pas capable de faire ce que je dis là, que je n’ai pas assez de tempérament. Je le croyais aussi, mais cela venait de ce que je ne faisais pas tout comme il me plaisait. 

Maintenant j’ai toujours de bonnes après-midi. (Le matin, je travaille.)

 

jeudi 14 septembre 2023

Pixies, Wave of mutilation (pour Nicolas)


 

Cease to resist, giving my goodbye
Drive my car into the ocean
You’ll think I’m dead, but I sail away
On a wave of mutilation
A wave of mutilation
Wave of mutilation
Wave
Wave

I’ve kissed mermaids, rode the El Nino
Walked the sand with the crustaceans
Could find my way to Mariana
On a wave of mutilation
Wave of mutilation
Wave of mutilation
Wave
Wave

Wave of mutilation
Wave of mutilation
Wave of mutilation
Wave
Wave

 

Pour écouter Wave of mutilation :


https://youtu.be/RuHeAs0rw5M?si=qB9GukZam-UWAp6q


mercredi 13 septembre 2023

Lautréamont, Les Chants de Maldoror (deux extraits du Chant I)


 

[5] J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres, ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au-dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire retomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d’injustices et d’horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.   



[6] On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh ! comme il est doux d’arracher brutalement de son lit un enfant qui n’a encore rien sur la lèvre supérieure et, avec les yeux très-ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu’il ne meure pas ; car, s’il mourait, on n’aurait pas plus tard l’aspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l’éternité dure, l’enfant pleure. Rien n’est si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel. Homme, n’as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le doigt ? Comme il est bon, n’est-ce pas ; car, il n’a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d’avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux ; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans cette coupe, tremblante comme les dents de l’élève qui regarde obliquement celui qui est né pour l’oppresser, les larmes ? Comme elles sont bonnes, n’est-ce pas ; car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ; mais, les larmes de l’enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus trahit tôt ou tard… je le devine par analogie, quoique j’ignore ce que c’est que l’amitié, que l’amour (il est probable que je ne les accepterai jamais ; du moins, de la part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l’adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans la bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t’ayant écarté comme une avalanche, tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant d’arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai ! L’étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l’innocent à qui l’on a fait du mal : « Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux que vous êtes ! Comme vous devez souffrir ! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas ! qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien, sont-ce deux choses différentes ? Oui… que ce soit plutôt une même chose… car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement ! Adolescent, pardonne-moi ; c’est celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui m’a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l’éternité ; ne former qu’un seul corps, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire ; et nous souffrirons tous les deux, moi, d’être déchiré, toi, de me déchirer… ma bouche collée à ta bouche. Ô adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille ? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé de ce même être : c’est le bonheur le plus grand qu’on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l’hôpital ; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t’appellera bon, et les couronnes de laurier et les médailles d’or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. Ô toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut immense comme l’univers. Mais, moi, j’existe encore !

 

 

La meilleure introduction à l’œuvre de Lautréamont demeure selon moi « L’expérience de Lautréamont » de Maurice Blanchot. Frédéric Perrot


 



dimanche 10 septembre 2023

Exposition de Michel Meyer au Divanoo

 

9 septembre 2023

9 septembre 2023


Texte de présentation de Michel Meyer

 

Je vous invite à mon expo « Montagnes » qui se tiendra du 9 au 30 septembre au café culture Divanoo, à Bischheim (quelques encablures de Strasbourg).

Vous y verrez des montagnes peintes et dessinées, d’après modèle, ou souvenir prégnant, ou encore fruit de l’imagination, ou peut-être même accident.

 

Il y a des huiles, des toiles, des craies. C’est une approche hétérodoxe du motif, je dirais.


vendredi 8 septembre 2023

Arthur Rimbaud, L’Éclair (Une saison en enfer)

 

Le travail humain ! c’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.

« Rien n’est vanité ; à la science, et en avant ! » crie l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres… Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles… les échappons-nous ?...

– Qu’y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde… je le vois bien. C’est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J’ai mon devoir, j’en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.

Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, – prêtre ! Sur mon lit d’hôpital, l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr…

Je reconnais là ma sale éducation d’enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans…

Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j’attaquerais à droite, à gauche…

Alors, – oh ! – chère pauvre âme, l’éternité serait-elle pas perdue pour nous !  


mardi 5 septembre 2023

La folie de l'intelligence, sur L'homme sans qualités de Robert Musil (notes au fil de la lecture)


 

Il y a dans L’homme sans qualités un chapitre qui traite de l’impossibilité du retour en arrière (chapitre 58 : « Dans l’histoire de l’humanité, il n’est pas de retour volontaire en arrière »). Quand une société se trouve prise dans un vaste mouvement de fond, quelles qu’en soient les conséquences, le retour en arrière n’est pas possible. Ainsi, quand un footballeur fait un dribble de « génie » ou un cheval une course de « génie », le mot « génie » n’a plus aucun sens ; et Ulrich, le personnage qui découvre tout cela dans le journal, peut très logiquement renoncer à vouloir être un homme de « génie » pour se contenter d’être « un homme sans qualités ». Ceci, dans le chapitre 13 du premier volume (I,13), le début véritable du roman, où presque tout est déjà dit…

 

La drôlerie des comparaisons de Musil – Quand ses amis Walter et Clarisse jouent à quatre mains au piano, Ulrich ne peut le supporter. « … le piano était néanmoins capable de faire trembler la maison : c’était un de ces mégaphones à travers lesquels l’âme lance ses cris dans le Tout comme un cerf en chaleur ». (I, 14) De même : « La tendresse de Walter s’effondra comme un soufflé qu’on n’a pas retiré du feu au bon moment. » Plus ce dont il est question sera noble – les élans de l’âme, les sentiments d’un homme sincèrement amoureux pour sa femme – plus la comparaison sera prosaïque et donc drôle. En cela, Kundera est un héritier de Musil.  

 

« Ulrich cherchait parfois à se représenter la femme à laquelle il pensait sans relâche et à s’imaginer de qu’elle faisait au moment où il pensait à elle, ce à quoi sa connaissance très précise des circonstances de sa vie l’aidait puissamment ; mais aussitôt qu’il y parvenait, aussitôt qu’il avait devant les yeux la bien-aimée, ses sentiments, devenus si infiniment clairvoyants, redevenaient aveugles, et il lui fallait s’efforcer de réduire aussi vite que possible à la bienheureuse conscience de la présence-pour-lui-quelque part d’une grande bien-aimée. » (I, 32)

 

« Quand on aime, tout devient amour, même la douleur et la répulsion. » (L’homme sans qualités). La citation est de mémoire et peut-être inexacte. Je n’ai pas réussi à la retrouver dans les pages que j’ai lues hier ; je ne l’ai pourtant pas rêvée ! Cela m’apprendra : L’homme sans qualités est de ces livres qu’il faut absolument lire stylo en main. C’est flamboyant d’intelligence, de poésie et d’humour…

 

Dans le numéro de L’Herne qui lui est consacré, j’ai découvert avec tristesse et stupeur qu’Alice Charlemont (qui deviendra Clarisse dans le roman) a sans doute été euthanasiée par les nazis dans le cadre de « l’Aktion T-4 » ; c’est-à-dire l’élimination des malades mentaux. Il est difficile d’imaginer combien la fin de la vie de Musil a dû être malheureuse…

 

« Les chambres à coucher communes, lorsqu’elles sont sans lumière, mettent un homme dans la situation d’un acteur qui doit jouer devant un parterre invisible le rôle avantageux, mais un peu usé tout de même, d’un héros évoquant un lion rugissant. Or, depuis des années, l’obscur auditoire de Léon n’avait laissé échapper devant cet exercice ni le plus léger applaudissement, ni le moindre signe de désapprobation, et l’on peut dire qu’il y avait là de quoi ébranler les nerfs les plus solides. Le matin, au petit déjeuner qu’une respectable tradition leur faisait prendre en commun, Clémentine était raide comme un cadavre gelé et Léon sensible à en trembler. Leur fille Gerda elle-même s’en apercevait à chaque fois et se figura dès lors la vie conjugale, avec horreur et un amer dégoût, comme une bataille de chats dans l’obscurité de la nuit. » (I, 51)

 

Je l’ai déjà noté quelque part, mais dans Meurtre mystérieux à Manhattan, le personnage interprété par Woody Allen a été entraîné bien malgré lui par sa femme à l’opéra ; il préfère le hockey sur glace ; il en ressort furieux au bout de quelques minutes : « Quand j’entends du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne. »

Dans L’homme sans qualités, Wagner est aussi un sujet de discorde du couple Walter-Clarisse : « Ulrich savait que Clarisse se refusait à son mari pendant des semaines, quand il jouait du Wagner. »

Walter qui méprisait dans sa jeunesse « les relents de bière » de la musique de Wagner, « continuait néanmoins à en jouer, avec mauvaise conscience, comme un écolier vicieux. » (I,14)

 

La finesse psychologique de Musil – Détestant « la volupté dans l’art », Clarisse se refuse « pendant des semaines » à Walter, quand il joue du Wagner. C’est ce que sait Ulrich, de l’extérieur, comme ami du couple... Mais on apprend par la suite que ses raisons de se refuser à son mari sont plus intimes, plus précises et que Wagner n’est qu’un prétexte, brandi non sans hystérie… Walter veut un enfant et cette idée fait horreur à Clarisse. Et l’ombre de cet enfant désiré flottant toujours entre eux, chaque fois que Walter tente maladroitement une approche, Clarisse ne voit que l’enfant, ce qu’elle nomme « l’arrière-pensée » et le repousse avec répugnance…

 

« Les idéaux ont de curieuses qualités, entre autres celle de se transformer brusquement en absurdité quand on essaie de s’y conformer strictement. » (I,57)

 

L’homme sans qualités est un roman sans « intrigue » et où jusqu’à la mort du père d’Ulrich, un père ridicule et détesté, et la réapparition inattendue de la sœur (Agathe), il ne se passe quasiment rien…

Des intellectuels dont Ulrich préparent minutieusement une grandiose et pompeuse cérémonie en l’honneur de l’Empereur d’Austro-Hongrie (rebaptisée « Cacanie »). Terrible ironie du romancier qui a vu l’effondrement complet du monde qu’il décrit dans la boucherie de la Première Guerre mondiale : le roman se déroule en 1913, et cette cérémonie qui a pour but de poser le vénérable vieillard en « Empereur de la Paix » et de réconcilier le Capital et la Culture est prévue pour…1918.  

« Décrire » n’est sans doute pas le terme le plus approprié. L’homme sans qualités n’est en rien un roman réaliste, et comme l’Austro-Hongrie est rebaptisée Cacanie, Vienne, la ville où l’action est censée se dérouler, est une ville au nom de laquelle il ne faut donner « aucune signification spéciale » (I, 1). Vienne dans le roman de Musil n’est qu’une gigantesque administration anonyme. Comme chez Kafka, tout se passe dans « des bureaux ». 

 

 On peut comprendre assez sommairement Ulrich en disant qu’il est un personnage qui n’agit pas… Quand il apparaît, il est un homme à sa fenêtre, un spectateur distancié de l’agitation de la rue, perdu dans des calculs spécieux et de pures spéculations intellectuelles. Il a trente-deux ans, « ne se targue d’aucun sens du réel », a renoncé à la seule activité pour laquelle il a éprouvé une véritable passion : les mathématiques. Et après avoir découvert que « les footballeurs et les chevaux eux-mêmes ont du génie », il a résolu « de prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités.» (I, 13)

Pour un peu, on croirait le personnage – la passion des mathématiques, la préférence pour la vie de l’Esprit, le dilettantisme – issu d’une rêverie de Paul Valéry.

 

 La « folie » me semble un thème essentiel du roman : l’assassin (Moosbrugger) pour lequel tous se passionnent, Clarisse et Ulrich lui-même, dans son désir d’abolir la réalité

 

Un rapprochement serait à faire entre L’homme sans qualités et Pierre ou les ambiguïtés d’Herman Melville. Comment les deux personnages (Ulrich et Pierre) rompent avec leur monde, se mettent au ban de la société par l’inceste, l’amour pour la sœur (Agathe, Isabelle), réel ou fantasmé. Ceci étant le plus évident. Mais il me semble qu’il y a des correspondances plus profondes, plus secrètes, sans qu’il ne puisse être question d’influence. Melville était un auteur oublié à sa mort et il est très peu probable que Musil ait connu son œuvre.

 

Cette manière qu’a Musil d’érotiser sa fiction… Cela m’avait frappé, étonné lors de ma première lecture, sans que je parvienne à me l’expliquer, je n’y parviens pas mieux aujourd’hui… Mais toutes les femmes dans le roman sont plus ou moins amoureuses d’Ulrich, cet homme « disponible ». (André Gide avait suggéré de traduire ainsi le titre du roman : « L’homme disponible »)

 

« Ulrich avait l’esprit encore assez intact pour comprendre que la vie était un état d’âpreté et de détresse dans lequel il ne faut pas trop penser au lendemain parce que le jour présent est déjà suffisamment dur. » (I, 116)

 

La grossière sensualité d’Ulrich, l’homme sans qualités – Je ne me souvenais plus de la scène affreuse avec la jeune fille (Gerda) qui ressemble à un viol et se finit par une crise d’hystérie, ni de la tentative de séduction insensée de Clarisse… Ulrich est à la fois un intellectuel et un être d’une extrême brutalité dans son rapport avec les femmes, « un barbare » comme le dit Clarisse : ce qui n’a rien d’incompatible… « Jamais il n’avait compris aussi clairement que dans la seconde où il la suivit, que l’intrusion passionnée dans le corps d’un autre n’était que le prolongement du goût des enfants pour les cachettes mystérieuses et criminelles. Ses mains rencontrèrent la peau de la jeune fille, toujours hérissée par l’angoisse, et lui-même se sentit plus effrayé qu’attiré. Il n’aimait pas ce corps, déjà flasque à demi et encore à demi enfantin. Ce qu’il faisait lui apparaissait totalement dépourvu de sens ; il aurait aimé s’enfuir de ce lit et dut mettre en jeu pour s’en défendre toutes les pensées qui convenaient dans une telle situation. Ainsi, se réinculqua-t-il, dans une hâte désespérée, toutes les raisons généreuses qu’on peut avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égards et sans satisfaction. Il trouva, à s’y abandonner sans résistance, sinon le saisissement de l’amour, du moins une émotion à demi délirante qui rappelait une tuerie, un meurtre, ou, si cela peut exister, un suicide sadique, une saisie par les démons du vide qui derrière toutes les images de la vie ont leur séjour. » (I,119)

Affreux, ai-je dit. Mais hélas très commun… Ce désir passionné d’accomplir la loi du corps, à quoi l’esprit répugne, avant que l’esprit lui-même n’y consente par pur nihilisme en cherchant « toutes les raisons généreuses qu’on peut avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égards et sans satisfaction ». Ce qui serait une exacte et parfaite définition d’un comportement nihiliste. Ulrich est un « mâle » : ce nihilisme est très masculin…

 

La brutalité effrayante des personnages de Musil – Il suffit de songer aux Désarrois de l’élève Törless

Ulrich est parfois un personnage d’une vérité décourageante… Robert Musil est un esprit lucide, qui saisit les rapports humains dans leur foncière brutalité.

 

L’homme sans qualités n’est en rien un roman réaliste, il est un roman visionnaire… Ecrit il y a presque un siècle, il paraît parfois d’une étrange actualité. Le culte de la vitesse, du mouvement incessant et de la technique, toute ville devenant « une espèce de ville hyper-américaine » (I,8). Le monde pensé à travers le seul prisme des statistiques, dans la fameuse scène inaugurale où deux bourgeois assistant à un accident de la circulation se rassurent à peu de frais par des chiffres et des explications techniques. La fascination morbide de « l’opinion publique » et de l’intelligentsia éclairée pour les assassins plutôt que pour leurs victimes (Moosbrugger). La description satirique du « Grand Ecrivain » (Arnheim) qui est également capitaine d’industrie et se montre le plus intéressé à la réconciliation du Capital et de la Culture. Les « débats d’idées » qui ne révèlent que le vide des têtes et le médiocre jeu des ambitions. Le bavardage infini des petits fonctionnaires de la culture réunis en « commissions » et la confusion intellectuelle, toutes les idées se révélant interchangeables, progressisme, conservatisme, etc. Le vernis de civilisation qui se fissure régulièrement pour laisser place au déchaînement bestial des instincts (meurtre, viol, inceste). L’importance démesurée accordée au sport ! La perte du réel et le refuge dans l’abstraction… La raison raisonnante qui s’achève dans l’irrationnel, la folie…

 

Musil, néanmoins, n’est pas un esprit réactionnaire : il décrit avec un véritable amour de ses personnages et une certaine bonhommie un monde qui court à sa perte.

 

« … comme la souffrance passée, comparée à la présente, est une vieille amie inoffensive » (II,17)

 

Le thème de la folie dans L’homme sans qualités – La scène de « l’exhibitionniste », du « malade sexuel » caché dans un « buisson » juste sous les fenêtres de Clarisse, qui se refuse à y voir « un hasard » (II,19)

 

« Sans doute tous les moyens, qui telles la possession d’armes ou de poison et la recherche de dangers à courir, rapprochent la fin de nous, font-ils partie du romantisme de la joie de vivre ; il se peut que la vie de la plupart des hommes s’écoule dans tant d’oppression et d’hésitation, avec tant d’ombre dans la clarté et, somme toute, tant d’absurdité que seule une possibilité lointaine d’y mettre fin soit en mesure de libérer la joie qui l’habite. » (II, 21)

 

« Les femmes douées sont des observatrices impitoyables des hommes qu’elles aiment ; simplement, elles n’ont pas de théories et ne font aucun usage de leurs découvertes, à moins d’être exaspérées. » (II, 28)

 

La folie de l’intelligence –

Celle des personnages – Clarisse est finalement l’un des personnages féminins les plus intrigants de la littérature universelle : comme l’Aglaé de L’Idiot. Un détail exorbitant : interrogée par Meingast, Clarisse qui est si cultivée par ailleurs, ignore le sens de l’adjectif « frigide »… Et, femme de son époque, elle explique simplement qu’elle n’a connu que son mari, Walter.

La « femme frigide » est une idée qui fera sans doute toujours sourire nombre d’imbéciles. C’est qu’elle n’aura pas connu les amants qui lui conviennent, etc. Mais il est des femmes (et sans doute des hommes aussi) qui répugnent à s’abandonner… Or, on s’abandonne au plaisir, à la jouissance, c’est un fait. Dans le roman de Musil, en tout cas, cela est clair : Clarisse y répugne…

 

La folie de l’intelligence –

Celle de l’auteur, Robert Musil, perdu, égaré dans un projet à la fois grandiose et insensé et qui d’une certaine manière, ne pouvait connaître de fin, même si Musil n’était pas mort « prématurément ». Musil, c’est aussi le tragique de la littérature moderne.

 

 

                   Notes reprises et retravaillées (octobre, décembre 2014)

Frédéric Perrot

 

 

Robert Musil, L’homme sans qualités

Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet

           

 

       Quatrième de couverture

 

« Ce livre étincelant qui maintient de la façon la plus exquise le difficile équilibre entre l’essai et la comédie épique, n’est plus, Dieu soit loué, un « roman » au sens habituel du terme : il ne l’est plus parce que, comme l’a dit Goethe, « tout ce qui est parfait dans son genre transcende ce genre pour devenir quelque chose d’autre, d’incomparable ». Son ironie, son intelligence, sa spiritualité relèvent du domaine le plus religieux, le plus enfantin, celui de la poésie. »

                                                      Thomas Mann, Journal, 1932