A ma table... |
mercredi 28 août 2019
mardi 27 août 2019
samedi 24 août 2019
dimanche 11 août 2019
Les enfants du silence
Les enfants du silence miment des jeux et des danses. Sous la
direction de la plus âgée, une jeune fille pâle de quatorze ans à peine. Elle
porte le chapeau qui leur servira au cours du spectacle qu’ils donnent devant
le camp de l’armée étrangère. Leur petit théâtre de rue – même si dans leur
ville ravagée, des rues il n’y en a plus – amuse beaucoup les soldats, qui les
regardent en nettoyant leurs armes, assis sur des caisses. Les enfants du
silence jamais ne disent un mot. C’est inutile : les soldats ne
comprennent pas leur langue, et comment lutter avec le vacarme des hélicoptères
qui décollent, le bruit des sirènes et celui des explosions au loin ? À la
fin la plus âgée passe avec son chapeau. Certains soirs, pas tout le temps
hélas, on s’avise de leur distribuer des paquets de gâteaux secs et quelques
bouteilles d’eau. C’est le meilleur des salaires ! Et riches de ces trésors,
qu’ils devront se partager, le regard fier, les enfants du silence retournent
pour la nuit dans les caves où ils vivent.
Frédéric Perrot, août 2019
samedi 10 août 2019
Le jeu des abeilles (avec un dessin d'Eric Doussin)
Cela me paraît clair… Comme
les abeilles, les guêpes ou les araignées que nous harcelions entre camarades
quand j’étais enfant, je suis bel et bien coincé sous un verre, à l’intérieur
duquel je me trouve prisonnier et qu’il m’est impossible de faire basculer,
même en poussant de toutes mes forces.
Le verre en question est un
verre de cuisine des plus simples, sans motif amusant ou publicitaire, comme en
présentent parfois les verres à moutarde. Il est posé sur une table en
plastique, qui doit être la table d’un salon de jardin. En raison de ma petite
taille, il m’est difficile de préciser ce qui se trouve au-delà de l’horizon
plat constitué par la table, dont je n’aperçois d’ailleurs pas – et quelle que
soit la direction dans laquelle je me tourne –, un bord ou une extrémité, comme
si le verre était justement placé en son centre. Si je lève la tête, le ciel
au-dessus du verre me semble d’un blanc laiteux, sans rapport avec le ciel que
j’ai pu connaître.
Fort souvent, une main d’une
blancheur similaire et qui me semble énorme, s’approche du verre pour le faire
glisser sur la surface lisse de la table avec des mouvements rapides et
imprévisibles dont le seul but, je n’en doute pas, est de m’affoler et de me
blesser… Je puis l’affirmer en connaissance de cause… C’est ainsi que nous
agissions avec nos prises, afin de leur coincer une patte ou une aile sous le
bord du verre dans lequel nous les emprisonnions…
Evidemment, il est inutile de
dire qu’il m’est très désagréable d’être en quelque sorte devenu l’abeille de
nos jeux cruels d’enfants. Mais ce que je redoute le plus, c’est, au souvenir
de la nôtre, l’imagination de mes
tortionnaires. J’emploie le pluriel, car j’ai pu constater à quelques détails
précis que ce n’était pas toujours la
même main qui s’approchait du verre et qu’une fois au moins, cette main
était indubitablement une main de femme, longue, fine, élégante, aux ongles
vernis de rouge…
Quand la nuit tombe, le
supplice s’interrompt. Mes tortionnaires dorment du bon sommeil des innocents.
Moi-même, en roulant sous ma tête ma veste pour en faire un oreiller, je ferme
les yeux et tente de me reposer. Mais outre que le sol de ma prison me brise le
dos, mon sommeil est agité par des rêves atroces.
Juste au-dessus du verre,
j’aperçois la femme penchée ou du moins sa bouche profonde, aux lèvres
maquillées. Ses dents sont d’une blancheur parfaite, et sa langue lèche longuement le verre, comme
si elle voulait en nettoyer la surface. Puis d’un doigt, elle le soulève pour
souffler à l’intérieur la fumée de sa cigarette. Tout le verre s’emplit à une
vitesse prodigieuse, et dans cet âcre brouillard toxique, je tousse, j’étouffe,
je vais mourir… Et en hurlant de terreur, je me réveille…
Quand j’en ai assez de ces
pénibles visions, je renonce à dormir et une fois de plus, j’essaie en poussant
de mes deux mains de faire basculer le verre : en vain… Je pourrais sans
doute dans un mouvement désespéré me jeter de tout mon poids contre la paroi,
mais je dois bien avouer – ô vile lâcheté ! –, qu’en raison de ma petite
taille, je crains non moins de me retrouver à l’air libre, dans le si vaste
monde, où je serais alors à la merci de tous les prédateurs… Tout bien
considéré, il ne me semble guère préférable de mourir sous la patte d’un chat
ou sous les coups de bec d’un oiseau… D’autant que si je suis pour ainsi dire logé, je suis également nourri… Quelle dérision… À l’aube, en
effet, une main gantée glisse sous le verre de la mie de pain et, à l’aide
d’une seringue graduée, projette trois ou quatre gouttes d’eau, sur lesquelles
je me rue avec avidité…
On me maintient donc en vie…
On n’est pas encore las du jeu. Mais le jour où cette distraction aura perdu
tout intérêt, je n’ose imaginer ce qui m’arrivera…
Frédéric Perrot, août 2019
samedi 3 août 2019
jeudi 1 août 2019
La vie dans la maison de verre
ce sont de ces visites qui ne veulent plus s’en aller,
une invasion, une véritable invasion, contre laquelle il n’est rien à faire,
contre laquelle on ne peut rien, les autres peut-être, moi non, je suis sans
force, je ne veux pas, je ne peux pas, un, deux, trois pas me séparent encore
de la table où est posé le poison libérateur, un, deux, trois pas, ce n’est
rien et pourtant impossible, sous leur regard, en leur présence, nombreuse,
indésirable, un, deux, trois pas, mais impossible, sous leur regard qui
m’amenuise, en leur présence, nombreuse, indésirable, à tout instant, je ne
fais que passer disent-ils, ce n’est pas interdit, on les encourage même, au
cas où par exemple certains seraient
tentés par le poison, on rentre et on ne reste qu’un instant, pour voir, c’est
mignon chez vous, ce n’est pas interdit, on les encourage même, à se surveiller
les uns les autres, à tour de rôle et réciproquement, il ne tiendrait qu’à vous
d’en faire autant disent-ils, il ne tiendrait qu’à vous d’aller voir dans leur
logement à eux disent-ils, oui, il ne tiendrait qu’à moi de dire c’est mignon
chez vous en entrant pour ne rester qu’un instant, oui, il ne tiendrait qu’à
moi d’être aussi de ces visites qui ne veulent plus s’en aller, une invasion,
une véritable invasion, contre laquelle il n’y aurait rien à faire, contre
laquelle on ne pourrait rien, les autres peut-être, moi non, je ne veux pas, je
ne peux pas, cette existence sous surveillance m’amoindrit, et pourquoi aussi
désirer voir un intérieur exactement semblable au sien, conçu sur le même
schéma, organisé rationnellement de la même façon ou à peu près, les
différences étant minimes, minuscules, imperceptibles, organisé rationnellement
pour économiser l’espace vital comme
ils disent, de la même façon ou à peu près, la curiosité ne se justifiant
vraiment pas ou alors pour dire pince-sans-rire c’est mignon chez vous, c’est
un peu comme chez moi, j’aime beaucoup, les autres peut-être, moi non, non que
je sois singulier, original, je ne veux pas, je ne peux pas, c’est tout, cette
existence sous surveillance m’amoindrit, tout ce que je voudrais c’est
l’invisibilité ou le poison libérateur posé sur la table, un, deux, trois pas,
mais impossible, même de mourir on n’est pas libre, impossible, comme de passer
ce que l’on continue par pure convention d’appeler les portes, comme de sortir,
sortir, quelle dérision, comme fuir, pour aller où, s’il n’y a plus de
différence entre l’intérieur et l’extérieur, si extérieur et intérieur ne sont
plus que des mots, des mots près de disparaître, des mots dont on use comme de
survivances, survivances d’un monde où il y avait encore, mais quand, une
différence entre ce qui est chez soi et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est
chez soi et ce qui est chez l’autre, tous les autres, entre le chez soi et le
dehors, un autre très beau mot près de disparaître, il n’y a plus de dehors, il
n’y a plus pour tous et il n’y aura jamais plus pour tous que la vie dans la
maison de verre
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À l’origine
du texte, il y a une phrase de Rilke dans une lettre au sujet de « ces visites qui ne veulent plus s’en aller »,
une phrase de Bashung – « ma vie sous verre s’avère ébréchée »
– et le titre d’une chanson déprimante de Radiohead, Life in a glasshouse.
J’ajouterai
rétrospectivement ces lignes étonnantes d’André Breton dans Nadja, que je ne connaissais pas à l’époque :
« Pour moi, je continuerai à habiter ma maison
de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout
ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où
je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra
tôt ou tard gravé au diamant. »
Le texte appartient au recueil autoédité Les heures
captives (décembre 2012). Frédéric Perrot
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