jeudi 1 août 2019

La vie dans la maison de verre


     ce sont de ces visites qui ne veulent plus s’en aller, une invasion, une véritable invasion, contre laquelle il n’est rien à faire, contre laquelle on ne peut rien, les autres peut-être, moi non, je suis sans force, je ne veux pas, je ne peux pas, un, deux, trois pas me séparent encore de la table où est posé le poison libérateur, un, deux, trois pas, ce n’est rien et pourtant impossible, sous leur regard, en leur présence, nombreuse, indésirable, un, deux, trois pas, mais impossible, sous leur regard qui m’amenuise, en leur présence, nombreuse, indésirable, à tout instant, je ne fais que passer disent-ils, ce n’est pas interdit, on les encourage même, au cas où par exemple certains seraient tentés par le poison, on rentre et on ne reste qu’un instant, pour voir, c’est mignon chez vous, ce n’est pas interdit, on les encourage même, à se surveiller les uns les autres, à tour de rôle et réciproquement, il ne tiendrait qu’à vous d’en faire autant disent-ils, il ne tiendrait qu’à vous d’aller voir dans leur logement à eux disent-ils, oui, il ne tiendrait qu’à moi de dire c’est mignon chez vous en entrant pour ne rester qu’un instant, oui, il ne tiendrait qu’à moi d’être aussi de ces visites qui ne veulent plus s’en aller, une invasion, une véritable invasion, contre laquelle il n’y aurait rien à faire, contre laquelle on ne pourrait rien, les autres peut-être, moi non, je ne veux pas, je ne peux pas, cette existence sous surveillance m’amoindrit, et pourquoi aussi désirer voir un intérieur exactement semblable au sien, conçu sur le même schéma, organisé rationnellement de la même façon ou à peu près, les différences étant minimes, minuscules, imperceptibles, organisé rationnellement pour économiser l’espace vital comme ils disent, de la même façon ou à peu près, la curiosité ne se justifiant vraiment pas ou alors pour dire pince-sans-rire c’est mignon chez vous, c’est un peu comme chez moi, j’aime beaucoup, les autres peut-être, moi non, non que je sois singulier, original, je ne veux pas, je ne peux pas, c’est tout, cette existence sous surveillance m’amoindrit, tout ce que je voudrais c’est l’invisibilité ou le poison libérateur posé sur la table, un, deux, trois pas, mais impossible, même de mourir on n’est pas libre, impossible, comme de passer ce que l’on continue par pure convention d’appeler les portes, comme de sortir, sortir, quelle dérision, comme fuir, pour aller où, s’il n’y a plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur, si extérieur et intérieur ne sont plus que des mots, des mots près de disparaître, des mots dont on use comme de survivances, survivances d’un monde où il y avait encore, mais quand, une différence entre ce qui est chez soi et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est chez soi et ce qui est chez l’autre, tous les autres, entre le chez soi et le dehors, un autre très beau mot près de disparaître, il n’y a plus de dehors, il n’y a plus pour tous et il n’y aura jamais plus pour tous que la vie dans la maison de verre


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         À l’origine du texte, il y a une phrase de Rilke dans une lettre au sujet de « ces visites qui ne veulent plus s’en aller », une phrase de Bashung –  « ma vie sous verre s’avère ébréchée » – et le titre d’une chanson déprimante de Radiohead, Life in a glasshouse.

         J’ajouterai rétrospectivement ces lignes étonnantes d’André Breton dans Nadja, que je ne connaissais pas à l’époque :
         « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant. »

Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

Pour écouter la chanson Dehors d’Alain Bashung : 
https://youtu.be/zlsQqaAuxJk

Pour écouter le morceau de Radiohead : 
https://youtu.be/hKrAPSootn4?si=aNvVmMRum221zOa8

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