dimanche 30 avril 2023

À l’heure des vérités amères

 

À l’heure des vérités amères,

Marcher dans la ville déserte.

Le ciel, au-dessus des toits,

Semble une toile peinte

D’un noir immaculé

Qu’une main pourrait froisser…

Outre l’éclairage public

D’un blanc laiteux,

Seules brillent, on ne sait pour qui,

Les vitrines des hideuses boutiques,

Qui tassées les unes contre les autres,

Comme des filles des rues,

Exposent du rêve vulgaire et galvaudé…

Si en lieu et place

De toute cette pacotille,

On installait des aquariums,

Les noctambules pourraient s’instruire :

Car au fait, comment font les poissons pour dormir ?

 

Soudain des cris…

Un homme court après un autre.

Nulle angoisse.

Le premier est hilare,

Ce doit être un jeu,

Une parade d’amour

D’un genre particulier.

Le second s’essouffle à ta hauteur,

Puis avec un cri de hooligan

Ou d’animal en rut,

Repart à la poursuite

Du rire qui s’enfuit…

 

Le regard tombe.

Dans un renfoncement,

Une masse sombre se révèle être

Un pauvre clochard abruti par l’alcool,

Englouti sous des tas de couvertures

Et d’objets hétéroclites

Qui constituent ses possessions.

Même s’il grogne et gémit

Dans son sommeil,

Lui au moins, on sait comment il dort…

 

Dans un roman dit réaliste

Où l’auteur se plaît

À tout peindre en gris,

À cet instant précis

Il se mettrait à pleuvoir

Sur tes sombres pensées

Afin de parachever

Le tableau pathétique…

Rien de tel.

Le ciel est une toile peinte,

La ville un décor,

Et il faut te convaincre

Que toi et ce monde

Vous êtes réels…

 

 

                                               Frédéric Perrot

Au pays des Soviets (pour Arthur)


dimanche 23 avril 2023

Sur une nuit sans ornement (poème de René Char)


 

Regarder la nuit battue à mort ; continuer à nous suffire en elle.

 

Dans la nuit, le poète, le drame et la nature ne font qu’un, mais en montée et s’aspirant.

 

La nuit porte nourriture, le soleil affine la partie nourrie.

 

Dans la nuit se tiennent nos apprentissages en état de servir à d’autres, après nous. Fertile est la fraîcheur de cette gardienne !

 

L’infini attaque mais un nuage sauve.

 

La nuit s’affilie à n’importe quelle instance de la vie disposée à finir en printemps, à voler par tempête.

 

La nuit se colore de rouille quand elle consent à nous entrouvrir les grilles de ses jardins.

 

Au regard de la nuit vivante, le rêve n’est parfois qu’un lichen spectral.

 

Il ne fallait pas embraser le cœur de la nuit. Il fallait que l’obscur fût maître où se cisèle la rosée du matin.

 

La nuit ne succède qu’à elle. Le beffroi solaire n’est qu’une tolérance intéressée de la nuit.

 

La reconduction de notre mystère, c’est la nuit qui en prend soin ; la toilette des élus, c’est la nuit qui l’exécute.

 

La nuit déniaise notre passé d’homme, incline sa psyché devant le présent, met de l’indécision dans notre avenir.

 

Je m’emplirai d’une terre céleste.

 

Nuit plénière où le rêve malgracieux ne clignote plus, garde-moi vivant ce que j’aime. 

  

samedi 22 avril 2023

Nightswimming, R.E.M.

 


Nightswimming deserves a quiet night
The photograph on the dashboard, taken years ago
Turned around backwards so the windshield shows
Every streetlight reveals the picture in reverse
Still, it’s so much clearer
I forgot my shirt at the water’s edge
The moon is low tonight

Nightswimming deserves a quiet night
I’m not sure all these people understand
It’s not like years ago
The fear of getting caught
Of recklessness and water
They cannot see me naked
These things, they go away
Replaced by everyday

Nightswimming, remembering that night
September’s coming soon
I’m pining for the moon
And what if there were two
Side by side in orbit
Around the fairest sun ?
That bright, tight forever drum
Could not describe nightswimming

You, I thought I knew you
You I cannot judge
You, I thought you knew me
This one laughing quietly underneath my breath
Nightswimming

The photograph reflects, every streetlight a reminder
Nightswimming deserves a quiet night, deserves a quiet night

 

 

                               Michael Stipe – R.E.M.

 

 

Pour écouter la chanson : https://youtu.be/iyb1Mc0s6mI


jeudi 20 avril 2023

Ma fragilité

 

Cette brute avait perçu ma fragilité

Il s’y est engouffré

 

J’étais au mauvais endroit

Au mauvais moment

 

C’était comme si

À force de me pourchasser

 

Il avait réussi

À me coincer

 

Entre deux étages

Dans les escaliers

 

Son poing aurait dû

S’écraser contre ma face

 

Il m’a dit craché

Combien je le méritais

 

Mais il a eu un geste las

Qui a fini contre le mur

 

Peut-être que si j’avais été

Une femme

 

C’eût été tout différent

Il aurait fait moins de manières

 

Avec une femme la brute

Se soulage rapidement

 

Tout l’excite

 

Les cris les larmes

Ou même le silence résigné…

 

Moi j’ai fui en titubant

Ne sachant où j’allais


Cela se passait

Dans un collège marseillais

 

 

La brute en question était un surveillant, qui a été licencié par la suite. Je n’avais pas été la seule victime de ses violences et de ses « comportements inappropriés ». Frédéric Perrot

lundi 17 avril 2023

Hervé Prudon, Devant la mort

 


« Atteint d’un cancer diagnostiqué en août 2017, Hervé Prudon se savait condamné. Durant les deux derniers mois de sa vie, où il lui était devenu impossible d’écrire le roman qu’il avait ébauché, il remplira deux carnets de moleskine noirs d’une écriture tremblée. Une centaine de poèmes qui tous parlent de la mort à venir et frappent par leur lucidité et l’urgence dont ils sont un puissant témoignage. Ils dessinent en creux la personnalité d’un homme, porteur d’une douleur existentielle qu’il chercha toute sa vie à conjurer par la légèreté. »

                                                                       

                                                                             Sylvie Péju

 


Hervé Prudon est mort le 14 octobre 2017.

 

 

j’attends la mort

on m’a dit de m’asseoir là

elle va venir bientôt

je ne suis pas son seul client

restez tranquille en salle d’attente

je suis trop fatigué pour gigoter

mais trop pour attendre longtemps

je suis au bout du rouleau

au bout du bout foi d’animal

j’empire sans respirer

j’expire j’écris mal

parce que j’ai mal

 

……………….

 

c’est gentil d’être venu

ne soyez pas affligés

je ne vivais plus

il était temps de me changer

en fumée en nuages en pluie

en silence en moins que rien

 


 

   Pour lire la publication de Marie-Anne Bruch consacrée au livre d’Hervé Prudon :

    

    https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2018/11/29/devant-la-mort-un-recueil-dherve-prudon/

         

Pandémonium

 

            « L’âme humaine est un asile de fous, peuplé de caricatures.»

                                                      Fernando Pessoa

 

 

       Le rêve est une eau sombre et froide

       Nous sommes les silhouettes d’une histoire confuse

 

       Des meurtres sont commis sous nos yeux

       Des morts reviennent et nous parlent

      

       Tous nos tabous en morceaux

       Nous mangeons de la chair humaine

       Nous massacrons des animaux

 

       Courroucés ou craintifs

       Nous fouissons comme des bêtes

       Nous violentons des femmes et des enfants

 

       Notre orgueil vaincu

       Nous désirons des accouplements sacrilèges

       Des créatures infectes qui n’existent pas…

 

       Au réveil émergeant de cette boue

       Nous nions que le rêve soit mémoire !

 

 

Ce texte a été écrit en 2015. Il portait alors un autre titre. Pandémonium me semble mieux correspondre à cet univers de violence et d’effroi, à ce théâtre ridicule, cet enfer de pacotille, dont les rêves aiment à nous présenter tant et tant de tableaux. Frédéric Perrot

mercredi 12 avril 2023

d'un à l'autre mot (poème de Philippe Jaccottet)


 

Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,

tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin

du poème, plus que le premier sera proche

de ta mort, qui ne s’arrête pas en chemin.

 

Ne crois pas qu’elle aille s’endormir sous des branches

ou reprendre souffle pendant que tu écris.

Même quand tu bois à la bouche qui étanche

la pire soif, la douce bouche avec ses cris

 

doux, même quand tu serres avec force le nœud

de vos quatre bras pour être bien immobiles

dans la brûlante obscurité de vos cheveux,

 

elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,

de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,

elle vient : d’un à l’autre mot tu es plus vieux.

 

 

Philippe Jaccottet, Poésie (1946-1967)   

mardi 11 avril 2023

We came along this road (Nick Cave and the Bad Seeds)

 



I left by the back door

With my wife’s lover’s smoking gun

I don’t know what I was hoping for

I hit the road at a run

I was your lover

And I was your man

There never was no other

I was your friend

Till we came along this road

Till we came along this road

Till we came along this road

 

I ain’t sent you no letters, Ma

But I’m looking quite a trip

The world spinning beneath me, Ma

Guns blazing at my hip

You were my lover

And you were my friend

There never was no other

I hope you understand  

Till we came along this road

Till we came along this road

Till we came along this road

 

 

Pour écouter le morceau de Nick Cave and the Bad Seeds :

 https://youtu.be/PHXkTkqRd9g

 

Anna Akhmatova, deux poèmes

Eric Doussin

 

9 décembre 1913

 

Les plus sombres jours de l’année

Ont pour devoir de devenir lumière.

Je ne trouve pas de comparaison

Pour dire la douceur de tes lèvres.

 

Tes yeux, je te défends de les lever vers moi.

Épargne ma vie.

Ils sont plus clairs que les violettes nouvelles,

Mais mortels pour moi.

 

Je l’ai compris : les mots sont inutiles ;

Légères, les branches sous la neige…

L’oiseleur a déjà tendu

Ses pièges près de la rivière.  

 

……………………….

 

Le vingt et un. La nuit. Lundi.

Les contours de la ville dans la brume.

Je ne sais quel nigaud a prétendu

Que l’amour existe sur terre.

Paresse ? Ennui ? On y a cru.

On en vit ; on attend le rendez-vous.

On craint la séparation.

On chante des chansons d’amour.

D’autres découvrent le secret ;

Un silence descend sur eux…

Je suis tombée là-dessus par hasard.

Depuis, je suis comme malade.

 

                               1917

 

 

Anna Akhmatova, Requiem, Poème sans héros (et autres poèmes)

Présentation et traduction de Jean-Louis Backès