mardi 5 septembre 2023

La folie de l'intelligence, sur L'homme sans qualités de Robert Musil (notes au fil de la lecture)


 

Il y a dans L’homme sans qualités un chapitre qui traite de l’impossibilité du retour en arrière (chapitre 58 : « Dans l’histoire de l’humanité, il n’est pas de retour volontaire en arrière »). Quand une société se trouve prise dans un vaste mouvement de fond, quelles qu’en soient les conséquences, le retour en arrière n’est pas possible. Ainsi, quand un footballeur fait un dribble de « génie » ou un cheval une course de « génie », le mot « génie » n’a plus aucun sens ; et Ulrich, le personnage qui découvre tout cela dans le journal, peut très logiquement renoncer à vouloir être un homme de « génie » pour se contenter d’être « un homme sans qualités ». Ceci, dans le chapitre 13 du premier volume (I,13), le début véritable du roman, où presque tout est déjà dit…

 

La drôlerie des comparaisons de Musil – Quand ses amis Walter et Clarisse jouent à quatre mains au piano, Ulrich ne peut le supporter. « … le piano était néanmoins capable de faire trembler la maison : c’était un de ces mégaphones à travers lesquels l’âme lance ses cris dans le Tout comme un cerf en chaleur ». (I, 14) De même : « La tendresse de Walter s’effondra comme un soufflé qu’on n’a pas retiré du feu au bon moment. » Plus ce dont il est question sera noble – les élans de l’âme, les sentiments d’un homme sincèrement amoureux pour sa femme – plus la comparaison sera prosaïque et donc drôle. En cela, Kundera est un héritier de Musil.  

 

« Ulrich cherchait parfois à se représenter la femme à laquelle il pensait sans relâche et à s’imaginer de qu’elle faisait au moment où il pensait à elle, ce à quoi sa connaissance très précise des circonstances de sa vie l’aidait puissamment ; mais aussitôt qu’il y parvenait, aussitôt qu’il avait devant les yeux la bien-aimée, ses sentiments, devenus si infiniment clairvoyants, redevenaient aveugles, et il lui fallait s’efforcer de réduire aussi vite que possible à la bienheureuse conscience de la présence-pour-lui-quelque part d’une grande bien-aimée. » (I, 32)

 

« Quand on aime, tout devient amour, même la douleur et la répulsion. » (L’homme sans qualités). La citation est de mémoire et peut-être inexacte. Je n’ai pas réussi à la retrouver dans les pages que j’ai lues hier ; je ne l’ai pourtant pas rêvée ! Cela m’apprendra : L’homme sans qualités est de ces livres qu’il faut absolument lire stylo en main. C’est flamboyant d’intelligence, de poésie et d’humour…

 

Dans le numéro de L’Herne qui lui est consacré, j’ai découvert avec tristesse et stupeur qu’Alice Charlemont (qui deviendra Clarisse dans le roman) a sans doute été euthanasiée par les nazis dans le cadre de « l’Aktion T-4 » ; c’est-à-dire l’élimination des malades mentaux. Il est difficile d’imaginer combien la fin de la vie de Musil a dû être malheureuse…

 

« Les chambres à coucher communes, lorsqu’elles sont sans lumière, mettent un homme dans la situation d’un acteur qui doit jouer devant un parterre invisible le rôle avantageux, mais un peu usé tout de même, d’un héros évoquant un lion rugissant. Or, depuis des années, l’obscur auditoire de Léon n’avait laissé échapper devant cet exercice ni le plus léger applaudissement, ni le moindre signe de désapprobation, et l’on peut dire qu’il y avait là de quoi ébranler les nerfs les plus solides. Le matin, au petit déjeuner qu’une respectable tradition leur faisait prendre en commun, Clémentine était raide comme un cadavre gelé et Léon sensible à en trembler. Leur fille Gerda elle-même s’en apercevait à chaque fois et se figura dès lors la vie conjugale, avec horreur et un amer dégoût, comme une bataille de chats dans l’obscurité de la nuit. » (I, 51)

 

Je l’ai déjà noté quelque part, mais dans Meurtre mystérieux à Manhattan, le personnage interprété par Woody Allen a été entraîné bien malgré lui par sa femme à l’opéra ; il préfère le hockey sur glace ; il en ressort furieux au bout de quelques minutes : « Quand j’entends du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne. »

Dans L’homme sans qualités, Wagner est aussi un sujet de discorde du couple Walter-Clarisse : « Ulrich savait que Clarisse se refusait à son mari pendant des semaines, quand il jouait du Wagner. »

Walter qui méprisait dans sa jeunesse « les relents de bière » de la musique de Wagner, « continuait néanmoins à en jouer, avec mauvaise conscience, comme un écolier vicieux. » (I,14)

 

La finesse psychologique de Musil – Détestant « la volupté dans l’art », Clarisse se refuse « pendant des semaines » à Walter, quand il joue du Wagner. C’est ce que sait Ulrich, de l’extérieur, comme ami du couple... Mais on apprend par la suite que ses raisons de se refuser à son mari sont plus intimes, plus précises et que Wagner n’est qu’un prétexte, brandi non sans hystérie… Walter veut un enfant et cette idée fait horreur à Clarisse. Et l’ombre de cet enfant désiré flottant toujours entre eux, chaque fois que Walter tente maladroitement une approche, Clarisse ne voit que l’enfant, ce qu’elle nomme « l’arrière-pensée » et le repousse avec répugnance…

 

« Les idéaux ont de curieuses qualités, entre autres celle de se transformer brusquement en absurdité quand on essaie de s’y conformer strictement. » (I,57)

 

L’homme sans qualités est un roman sans « intrigue » et où jusqu’à la mort du père d’Ulrich, un père ridicule et détesté, et la réapparition inattendue de la sœur (Agathe), il ne se passe quasiment rien…

Des intellectuels dont Ulrich préparent minutieusement une grandiose et pompeuse cérémonie en l’honneur de l’Empereur d’Austro-Hongrie (rebaptisée « Cacanie »). Terrible ironie du romancier qui a vu l’effondrement complet du monde qu’il décrit dans la boucherie de la Première Guerre mondiale : le roman se déroule en 1913, et cette cérémonie qui a pour but de poser le vénérable vieillard en « Empereur de la Paix » et de réconcilier le Capital et la Culture est prévue pour…1918.  

« Décrire » n’est sans doute pas le terme le plus approprié. L’homme sans qualités n’est en rien un roman réaliste, et comme l’Austro-Hongrie est rebaptisée Cacanie, Vienne, la ville où l’action est censée se dérouler, est une ville au nom de laquelle il ne faut donner « aucune signification spéciale » (I, 1). Vienne dans le roman de Musil n’est qu’une gigantesque administration anonyme. Comme chez Kafka, tout se passe dans « des bureaux ». 

 

 On peut comprendre assez sommairement Ulrich en disant qu’il est un personnage qui n’agit pas… Quand il apparaît, il est un homme à sa fenêtre, un spectateur distancié de l’agitation de la rue, perdu dans des calculs spécieux et de pures spéculations intellectuelles. Il a trente-deux ans, « ne se targue d’aucun sens du réel », a renoncé à la seule activité pour laquelle il a éprouvé une véritable passion : les mathématiques. Et après avoir découvert que « les footballeurs et les chevaux eux-mêmes ont du génie », il a résolu « de prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités.» (I, 13)

Pour un peu, on croirait le personnage – la passion des mathématiques, la préférence pour la vie de l’Esprit, le dilettantisme – issu d’une rêverie de Paul Valéry.

 

 La « folie » me semble un thème essentiel du roman : l’assassin (Moosbrugger) pour lequel tous se passionnent, Clarisse et Ulrich lui-même, dans son désir d’abolir la réalité

 

Un rapprochement serait à faire entre L’homme sans qualités et Pierre ou les ambiguïtés d’Herman Melville. Comment les deux personnages (Ulrich et Pierre) rompent avec leur monde, se mettent au ban de la société par l’inceste, l’amour pour la sœur (Agathe, Isabelle), réel ou fantasmé. Ceci étant le plus évident. Mais il me semble qu’il y a des correspondances plus profondes, plus secrètes, sans qu’il ne puisse être question d’influence. Melville était un auteur oublié à sa mort et il est très peu probable que Musil ait connu son œuvre.

 

Cette manière qu’a Musil d’érotiser sa fiction… Cela m’avait frappé, étonné lors de ma première lecture, sans que je parvienne à me l’expliquer, je n’y parviens pas mieux aujourd’hui… Mais toutes les femmes dans le roman sont plus ou moins amoureuses d’Ulrich, cet homme « disponible ». (André Gide avait suggéré de traduire ainsi le titre du roman : « L’homme disponible »)

 

« Ulrich avait l’esprit encore assez intact pour comprendre que la vie était un état d’âpreté et de détresse dans lequel il ne faut pas trop penser au lendemain parce que le jour présent est déjà suffisamment dur. » (I, 116)

 

La grossière sensualité d’Ulrich, l’homme sans qualités – Je ne me souvenais plus de la scène affreuse avec la jeune fille (Gerda) qui ressemble à un viol et se finit par une crise d’hystérie, ni de la tentative de séduction insensée de Clarisse… Ulrich est à la fois un intellectuel et un être d’une extrême brutalité dans son rapport avec les femmes, « un barbare » comme le dit Clarisse : ce qui n’a rien d’incompatible… « Jamais il n’avait compris aussi clairement que dans la seconde où il la suivit, que l’intrusion passionnée dans le corps d’un autre n’était que le prolongement du goût des enfants pour les cachettes mystérieuses et criminelles. Ses mains rencontrèrent la peau de la jeune fille, toujours hérissée par l’angoisse, et lui-même se sentit plus effrayé qu’attiré. Il n’aimait pas ce corps, déjà flasque à demi et encore à demi enfantin. Ce qu’il faisait lui apparaissait totalement dépourvu de sens ; il aurait aimé s’enfuir de ce lit et dut mettre en jeu pour s’en défendre toutes les pensées qui convenaient dans une telle situation. Ainsi, se réinculqua-t-il, dans une hâte désespérée, toutes les raisons généreuses qu’on peut avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égards et sans satisfaction. Il trouva, à s’y abandonner sans résistance, sinon le saisissement de l’amour, du moins une émotion à demi délirante qui rappelait une tuerie, un meurtre, ou, si cela peut exister, un suicide sadique, une saisie par les démons du vide qui derrière toutes les images de la vie ont leur séjour. » (I,119)

Affreux, ai-je dit. Mais hélas très commun… Ce désir passionné d’accomplir la loi du corps, à quoi l’esprit répugne, avant que l’esprit lui-même n’y consente par pur nihilisme en cherchant « toutes les raisons généreuses qu’on peut avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égards et sans satisfaction ». Ce qui serait une exacte et parfaite définition d’un comportement nihiliste. Ulrich est un « mâle » : ce nihilisme est très masculin…

 

La brutalité effrayante des personnages de Musil – Il suffit de songer aux Désarrois de l’élève Törless

Ulrich est parfois un personnage d’une vérité décourageante… Robert Musil est un esprit lucide, qui saisit les rapports humains dans leur foncière brutalité.

 

L’homme sans qualités n’est en rien un roman réaliste, il est un roman visionnaire… Ecrit il y a presque un siècle, il paraît parfois d’une étrange actualité. Le culte de la vitesse, du mouvement incessant et de la technique, toute ville devenant « une espèce de ville hyper-américaine » (I,8). Le monde pensé à travers le seul prisme des statistiques, dans la fameuse scène inaugurale où deux bourgeois assistant à un accident de la circulation se rassurent à peu de frais par des chiffres et des explications techniques. La fascination morbide de « l’opinion publique » et de l’intelligentsia éclairée pour les assassins plutôt que pour leurs victimes (Moosbrugger). La description satirique du « Grand Ecrivain » (Arnheim) qui est également capitaine d’industrie et se montre le plus intéressé à la réconciliation du Capital et de la Culture. Les « débats d’idées » qui ne révèlent que le vide des têtes et le médiocre jeu des ambitions. Le bavardage infini des petits fonctionnaires de la culture réunis en « commissions » et la confusion intellectuelle, toutes les idées se révélant interchangeables, progressisme, conservatisme, etc. Le vernis de civilisation qui se fissure régulièrement pour laisser place au déchaînement bestial des instincts (meurtre, viol, inceste). L’importance démesurée accordée au sport ! La perte du réel et le refuge dans l’abstraction… La raison raisonnante qui s’achève dans l’irrationnel, la folie…

 

Musil, néanmoins, n’est pas un esprit réactionnaire : il décrit avec un véritable amour de ses personnages et une certaine bonhommie un monde qui court à sa perte.

 

« … comme la souffrance passée, comparée à la présente, est une vieille amie inoffensive » (II,17)

 

Le thème de la folie dans L’homme sans qualités – La scène de « l’exhibitionniste », du « malade sexuel » caché dans un « buisson » juste sous les fenêtres de Clarisse, qui se refuse à y voir « un hasard » (II,19)

 

« Sans doute tous les moyens, qui telles la possession d’armes ou de poison et la recherche de dangers à courir, rapprochent la fin de nous, font-ils partie du romantisme de la joie de vivre ; il se peut que la vie de la plupart des hommes s’écoule dans tant d’oppression et d’hésitation, avec tant d’ombre dans la clarté et, somme toute, tant d’absurdité que seule une possibilité lointaine d’y mettre fin soit en mesure de libérer la joie qui l’habite. » (II, 21)

 

« Les femmes douées sont des observatrices impitoyables des hommes qu’elles aiment ; simplement, elles n’ont pas de théories et ne font aucun usage de leurs découvertes, à moins d’être exaspérées. » (II, 28)

 

La folie de l’intelligence –

Celle des personnages – Clarisse est finalement l’un des personnages féminins les plus intrigants de la littérature universelle : comme l’Aglaé de L’Idiot. Un détail exorbitant : interrogée par Meingast, Clarisse qui est si cultivée par ailleurs, ignore le sens de l’adjectif « frigide »… Et, femme de son époque, elle explique simplement qu’elle n’a connu que son mari, Walter.

La « femme frigide » est une idée qui fera sans doute toujours sourire nombre d’imbéciles. C’est qu’elle n’aura pas connu les amants qui lui conviennent, etc. Mais il est des femmes (et sans doute des hommes aussi) qui répugnent à s’abandonner… Or, on s’abandonne au plaisir, à la jouissance, c’est un fait. Dans le roman de Musil, en tout cas, cela est clair : Clarisse y répugne…

 

La folie de l’intelligence –

Celle de l’auteur, Robert Musil, perdu, égaré dans un projet à la fois grandiose et insensé et qui d’une certaine manière, ne pouvait connaître de fin, même si Musil n’était pas mort « prématurément ». Musil, c’est aussi le tragique de la littérature moderne.

 

 

                   Notes reprises et retravaillées (octobre, décembre 2014)

Frédéric Perrot

 

 

Robert Musil, L’homme sans qualités

Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet

           

 

       Quatrième de couverture

 

« Ce livre étincelant qui maintient de la façon la plus exquise le difficile équilibre entre l’essai et la comédie épique, n’est plus, Dieu soit loué, un « roman » au sens habituel du terme : il ne l’est plus parce que, comme l’a dit Goethe, « tout ce qui est parfait dans son genre transcende ce genre pour devenir quelque chose d’autre, d’incomparable ». Son ironie, son intelligence, sa spiritualité relèvent du domaine le plus religieux, le plus enfantin, celui de la poésie. »

                                                      Thomas Mann, Journal, 1932

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