lundi 7 juillet 2025

Vieille taupe (un poème de Primo Levi)


Qu’y a-t-il d’étrange à cela ? Le ciel me déplaisait,

Aussi ai-je choisi de vivre seul et dans le noir.

Je me suis façonné des mains bonnes à fouir,

Concaves et griffues, mais sensibles, robustes.

Dès lors, inaperçu, insomnieux, je navigue

Sous les prés, et ne sens ni le chaud, ni le froid,

Ni le vent, ni la pluie, ni le jour, ni la nuit, ni la neige,

Cependant que les yeux ne me servent plus à rien.

Je creuse et vais trouvant de succulentes racines,

Des tubercules, du bois vermoulu, des hyphes de champignons,

Et qu’un bloc de pierre vienne à me barrer la route,

Je le contourne, non sans mal, certes, mais posément,

Car je sais toujours où je veux aller.

Je trouve des lombrics, des larves, des salamandres,

Parfois même une truffe

Ou encore une vipère, morceau de roi,

Voire des trésors enfouis. Par qui ? Mystère.

En d’autres temps, je suivais les femelles,

Et quand j’en entendais quelqu’une qui grattait,

Je creusais prestement une galerie vers elle :

Plus à présent. Le cas échéant, je change de direction.

Mais, il advient, parfois, à la nouvelle lune,

Que la mouche me pique, et alors, je m’amuse

À surgir tout à coup pour effrayer les chiens. 

 

                         12 septembre 1982

 

 

Même s’il a traduit Le Procès en italien, inaugurant une collection de prestige, Primo Levi n’aimait guère Kafka, dont il jugeait l’imaginaire trop sombre et agressif (voir Conversations et entretiens, « Une agression nommée Franz Kafka »). Pourtant, ce poème pourrait constituer un écho à ce que l’auteur pragois appelait ses « histoires d’animaux » : La Métamorphose, Recherches d’un chien, Le Terrier bien sûr, Communication à une académie et dans une moindre mesure La taupe géante, où ce n’est pas l’animal qui s’exprime, mais un instituteur s’interrogeant à son sujet.

 

Primo Levi, À une heure incertaine

Traduit de l’italien par Louis Bonalumi





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire