samedi 31 juillet 2021

La vérité avant-dernière

 

Tristesse végétative
Fatigue dégoût
L’une ne va pas sans l’autre
Des rêves inanimés
 
La vérité avant-dernière
A le teint blafard
Du débauché qui rentre à l’aube
Et harcèle encore pour rire
 
Le faux dévot défroqué :
« Très cher ami
Vous n’aviez plus un gramme
D’innocence à perdre
 
Mais cet adolescent vraiment
Qu’espériez-vous
Une épiphanie
Une révélation
 
Un plaisir suspect
Par procuration
À votre âge songez
Que ce n’est pas sérieux ! »
 
Le faux dévot
Qui trimballe avec lui
L’odeur des vieux messieurs
Se rhabille promptement
 
Il souhaiterait répondre
Mais en cette heure cruelle pour tous
La vérité avant-dernière
Est d’un jaune pisseux
 
 

        Malgré son titre, ce texte cynique écrit en 2016 ne doit rien au roman de Philip K. Dick, mais plutôt aux deux premiers vers d’un poème de Rilke (Poèmes en langue française) : « Notre avant-dernier mot/Serait un mot de misère… ». Frédéric Perrot.

mercredi 28 juillet 2021

Dans la forêt du coin (poème de Michel Meyer)

 

Tim Burton

grattements névrotiques
déplacements furtifs
fouissements compulsifs
syncopes de claquements
craquements inopinés
clapotements vaseux
glouglous gouleyants
chapelets de cris hystériques
lamentos d’ululements
 
cherchant la solitude
dans les marais de la forêt rhénane
on se sent rapidement envahi
par une insupportable et
invisible multitude
travaillant frénétiquement
à une perpétuelle fin du monde

 
 
Le poème a été lu la semaine passée lors de l’Octogone des poètes.

mardi 27 juillet 2021

Féérie nocturne

                                                             Pour Birte et Arthur,

 
La nuit est encore jeune
La fête commence seulement
Beaux habits chaussures cirées
Brillantes pour la circonstance
Sous des lumières
Dont l’intermittence
N’est pas encore réglée
Un vague problème technique
Chacun hésite un peu
À se laisser tenter
Par les charmes du buffet
Ou séduire par les grâces
D’une courte sortie
Dans l’ombre
Hors de la salle
Afin de prendre l’air
En attendant les danses
Qui suivront en cadence
Les premiers verres bus
Et les premières ivresses
 
La nuit est jeune encore
C’est très joyeux ici
Des femmes ont mêlé
À leurs cheveux
Des couronnes de fleurs serrées
Et elles dansent
Et elles vivent
Sur chacun des morceaux
Les rires s’envolent
Les verres se cognent
C’est un beau tourbillon
De figures païennes
De lumières
Et de sons
Oh la sueur des peaux
Oh le mouvement des corps
Puisse tout cela durer
Jusqu’à nos dernières forces…
 
 
        Souvenir d’une fête à Hambourg, le texte a été écrit en 2016. Frédéric Perrot.

lundi 26 juillet 2021

Ralentir travaux


 

Desserrer l’étau
Des peurs sans issue
Ralentir travaux
Est-il indiqué
Voler le panneau
Juste pour s’amuser
Sur son dos le porter
Jusqu’au sixième étage
N’est pas sans risque
Ni difficulté
Très officiellement
Le panneau a été placé ici
Par des agents de la mairie
C’est du vol carrément un délit
Mais qu’importe
Pourquoi les flics
Passeraient-ils
À cette heure-ci
Dans un endroit
Si isolé
Et comme cela fait rire
Follement la fille
Qui habite le sixième étage
Et n’en attendait pas tant
On prend sur soi
Pour être à la hauteur
De sa gaminerie
On desserre l’étau
On sort de l’impasse
Des peurs sans issue
 
  
 

        L’anecdote – le panneau volé dans la rue une nuit de beuverie, la fille du sixième étage – est bien sûr authentique. Qui pourrait inventer une telle sottise ? Le texte a été écrit en 2016. Frédéric Perrot.

jeudi 8 juillet 2021

La disparition

 

        Lisa a disparu : c’est ce qu’annonce un avis de recherche scotché sur la vitrine d’une boutique. L’affiche est d’un petit format et ce n’est qu’une photocopie d’une page originelle où la photographie devait être en couleur et le texte plus lisible. Lisa a disparu. Elle a seize ans. Elle a disparu six mois auparavant. La photographie en noir en blanc montre une adolescente aux cheveux sombres : c’est elle, Lisa, la disparue…

       La photographie ne la met pas vraiment à son avantage : c’est comme si cette pauvre Lisa n’avait été photographiée que contrainte et forcée, elle détourne légèrement la tête comme si son seul désir était de quitter au plus vite le cadre, de sortir au plus vite du champ… C’est à croire qu’on l’a mise assise sur le tabouret réglable du photomaton – ce ne peut être qu’un cliché de photomaton –, qu’on lui a demandé de sourire et qu’elle a essayé de sourire sans y parvenir… 

       Le texte est pathétique : le désespoir insensé de ceux qui se sont trouvés dans l’obligation de le produire est traduit en des tournures impersonnelles sans doute dictées par le format de l’avis de recherche où en un minimum de mots l’essentiel doit être dit, et chaque phrase est curieusement neutre et vertigineuse… Ainsi ses proches espèrent son retour est une phrase sèche de cinq mots mais qui dans la situation de ceux qui espèrent le retour d’une fille, d’une sœur, d’une petite amie, est lourde de l’immensité de désespoir indissolublement lié à cet espoir qui se trouve exprimé en cinq mots et de la plus brutale des manières.

       Le désespoir engoncé dans des formules de politesse : voilà ce qu’est ce texte. Il le relit pour la cinquième fois et songe qu’aux Etats-Unis l’on trouve de tels avis de recherche sur les briques de lait ou de jus d’orange. Des statistiques rigoureuses ont établi le nombre de telles disparitions en France, mais la formule simple par laquelle étaient résumés les résultats des enquêtes – chaque jour en France, tant de personnes disparaissent… – lui échappe : il ne se souvient plus du nombre et la formule statistique censée frapper son imagination lui échappe et cela est sans importance… Il se méfie d’ailleurs des statistiques et des enquêtes d’opinion : il a toujours l’impression qu’on lui ment, qu’on le trompe et que ces enquêtes, ces statistiques ne sont que les instruments les plus visibles d’une entreprise de manipulation des esprits plus vaste et à laquelle participent peu ou prou tous ceux qui ont quelque intérêt à ce que cette détestable société se maintienne.

 

       Il se sent d’un coup les mains sales, les mains poisseuses, les mains moites. Il voudrait les passer sous l’eau claire, les frotter vigoureusement au savon de Marseille. Sa peau ne supporte que le savon de Marseille. Il n’utilise plus les produits en vente dans les supermarchés, ces gels douche industriels, auxquels, des tests l’ont révélé, il est devenu à force allergique, son allergie se caractérisant par de violentes crises d’eczéma. Mais en pleine rue, il doit se contenter du grand mouchoir en tissu qu’il sort de sa poche, déplie avec soin avant de s’essuyer les mains avec application. La sensation désagréable dans ses mains s’estompe sans disparaître. Il considère d’un coup le mouchoir avec étonnement comme s’il avait oublié ce détail. Que va-t-il en faire ? Il n’a plus envie de remettre le mouchoir dans sa poche à présent qu’il a servi et il avise une poubelle publique dans laquelle en prenant des airs dégagés, il le laisse tomber… En affectant la même indifférence à ce qui l’entoure, il revient se planter devant l’avis de recherche, se penche pour mieux voir et relit le texte une fois encore. Il s’imprègne de chaque mot, il se le répète à voix basse, le laisse résonner en lui pour en apprécier l’écho… Mais en lui comme en une grotte située dans les profondeurs de l’océan, cet écho demeure étrangement faible et étouffé, les mots ne l’atteignent qu’en des zones extrêmement éloignées de lui-même où ces mots sont sans pouvoir, où ils se perdent et résonnent peut-être, mais dans le vide…

       Il est conscient de l’immensité de désespoir que trahit chacun des mots impersonnels imprimés sur cet avis de recherche. Mais rien ne se passe en lui, il demeure insensible et froid, les mots ne l’entraînent pas vers cet état d’abattement pénible qui lui est familier dès qu’il commence bien malgré lui de s’imprégner de l’évidence qu’il est d’autres consciences que la sienne, d’autres souffrances que ses souffrances particulières… Non, il ne ressent rien de tel face à ces mots. Et c’est comme si ces mots étaient jetés en l’air et qu’il en était réduit à constater la manière dont ils se brisent sur le sol… C’est comme s’il ne devait prendre conscience de la souffrance qui s’exprime de la façon la plus élémentaire dans cet avis qu’avec l’une des parties les plus éloignées de son corps : c’est comme s’il devait compatir avec la pointe de ses cheveux, ses ongles ou ses orteils… Tout cela se passe aux limites de lui-même, en des lieux infiniment reculés, comme aux confins d’un immense empire… Et il ne peut, malgré l’impression pénible que lui laisse toujours ce sentiment d’une distance irréductible entre lui et lui-même, il ne peut que se répéter chaque mot à voix basse, sans rien éprouver d’autre que la vague indifférence d’un acteur qui apprend un texte et le réduit à une suite de phrases qu’il doit s’assimiler. Et il le sait, oui, il le sait déjà presque entièrement, il pourrait le réciter et il a un court sourire en songeant qu’il pourrait le déclamer à haute et distincte voix au milieu de ce trottoir et en trouvant encore les accents les plus propres à susciter l’émotion…

       Mais il n’aime pas se donner en spectacle et cela serait sans aucun doute jugé de mauvais goût… Et déjà il imagine l’indignation qu’il provoquerait parmi ses auditeurs de hasard lorsqu’ils commenceraient de comprendre ce qu’à leur intention sur ce bout de trottoir, il est occupé de leur réciter ; et déjà il imagine leurs cris et le mouvement de colère qui les ferait se précipiter sur lui pour le faire taire ; et déjà il s’imagine violemment jeté sur le sol pour être roué de coups, se repliant sur lui-même pour éviter d’être frappé au visage… Provoquer la colère aveugle d’un groupe de personnes, voire d’une foule, est une idée qui l’a toujours séduit d’une façon mystérieuse, avec laquelle il aime à jouer, une idée qui l’emporte et le plonge dans des rêveries profondes dont les variations semblent presque infinies…

       Il sait qu’il ne le supporterait pas. Il sait qu’il perdrait simplement la tête si cela devait se produire : il ne se connaît pas de terreur plus ancienne que celle d’être battu, il ne se connaît pas de terreur plus ancienne que celle de la mêlée humaine où dans une promiscuité malsaine les corps, les êtres se trouvent confondus et où il devient impossible de déterminer « ce qui appartient à qui »… Dans tous les cas, et il sourit à cette pensée comme à une conclusion malicieuse, il ferait un très mauvais martyr, un très mauvais acteur pour une scène de lynchage

      

       Il considère encore un moment l’avis de recherche et se souvient qu’il est chez lui attendu. Il ne doit pas oublier ses obligations de maître de maison ! Il songe qu’il pourra relire l’avis de recherche sur le chemin du retour et il s’éloigne à pas rapides, empruntant le trajet qui lui semble le plus court jusqu’au centre commercial. Il doit acheter de la ficelle, des ciseaux et une paire de gants en plastique. Il doit également acheter du thé et du sucre en poudre : il conclut que pour tous ces achats le supermarché généraliste situé au dernier étage du centre commercial est le plus approprié. Il a néanmoins quelques doutes en ce qui concerne la ficelle et comme s’il voulait repousser cette hypothèse avant qu’elle n’ait le temps de se développer, il se précipite dans l’escalier mécanique menant aux étages supérieurs, où il se fraye un passage, bouscule un couple et gravit les marches les unes après les autres, et déjà il est en haut et les portes automatiques du supermarché s’ouvrent devant lui.

       Il y a la foule de tous les jours et il est un peu décontenancé par le bruit… Il a l’impression désagréable d’entrer dans une épaisseur de bruit et les lumières au néon, non moins que les trop nombreuses couleurs vives, irritent son regard : il se sent pris d’un léger vertige, un vertige qui lui est familier et qu’il ressent à chaque fois dans ce genre d’endroit… Car en passant les portes automatiques, il est sans transition entré dans le royaume enchanté de l’abondance, de la consommation heureuse et de la laideur décomplexée… Et il importe peu que la plupart des clients semblent comme lui-même plus fatigués qu’enthousiastes, il est entré dans un autre espace-temps : celui très artificiel d’un supermarché noir de monde, surpeuplé et où au sens propre on se marche sur les pieds… Ici comme ailleurs, c’est toujours la mêlée humaine, les mouvements au coude à coude et les gestes empêchés, une proximité malsaine et de tous les instants…

       Il a un soupir las et d’un pas peu assuré tente de s’orienter. Il doit aller lentement sans donner à ceux qui pourraient l’observer la sensation de la lenteur. Il doit aller lentement, mais comme si cela lui était naturel. Il a l’impression d’évoluer sur une surface légèrement mouvante. Le bruit l’étourdit. Il peine à fixer son attention, il peine à savoir dans quelle mesure il peut se fier à ses perceptions que troublent tant de sollicitations contradictoires et agressives… Et comme un marin en pleine mer, il a l’impression de naviguer à vue : oui, c’est cela, il navigue à vue dans les dédales du supermarché, il est comme un marin dont le regard tente de percer les mouvements imperceptibles de la brume sans y parvenir, il avance au hasard et c’est comme si un voile était tombé devant ses yeux et dansait devant ses yeux.

       Mais que lui arrive-t-il ? Il se laisse aller… Tout cela n’est pas : ce ne sont que des impressions illusoires, des hallucinations comme les mirages dans le désert. Oui, tout cela n’a pas plus de consistance qu’un mirage dans le désert. Il doit se ressaisir et prendre sur lui malgré la promiscuité, malgré les lumières intermittentes, malgré le bruit… Et le sol du royaume enchanté n’est sans doute pas un sable mouvant ! Il a dû avoir une soudaine baisse de tension, ce n’est qu’un moment de faiblesse, ce doit être la fatigue ou un effet secondaire des médicaments dont il a récemment augmenté les doses : oui, voilà, comment a-t-il pu ne pas y penser tout de suite ? Il a augmenté les doses, il les a pour ainsi dire doublées et il s’étonne dans un tel lieu, avec toute cette foule écœurante, d’avoir un léger malaise, un moment de faiblesse !

       Oui, ce doit être à cause des médicaments, ce doit l’un de ces effets que l’on dit « indésirables » et dont la liste occupe en général une bonne moitié de la notice… Un instant, il repense au médecin qui les lui a prescrits quinze jours auparavant : comme ce vieil imbécile avait fait des histoires pour lui remplir l’ordonnance ! Il déteste insister et il avait dû insister et même menacer de faire un scandale. Il s’était levé de son siège, avait crié qu’il se rendait de ce pas dans la salle d’attente dont il allait faire fuir toute la clientèle ! Et puis soudainement conscient du ridicule de ses menaces et du tremblement irrépressible de ses poings serrés, il s’était rassis… Le médecin l’avait dévisagé un moment avec une expression impénétrable comme s’il réfléchissait à tout à fait autre chose, puis, finalement, lui avait rédigé l’ordonnance en le prévenant seulement que c’était la première et la dernière fois…

       Cela passe, cela passe doucement… Il souffle un grand coup, il se passe la main dans les cheveux… Mais il retire sa main presque aussitôt : il a senti que sous sa main ses cheveux étaient sales, poisseux, moites .Et il regarde sa main avec dégoût, il a envie de l’agiter, de faire disparaître la sensation… Il a envie de l’agiter, comme s’il pouvait par ce seul geste faire disparaître de sa main la désagréable sensation de saleté moite. Il ne peut supporter d’avoir les cheveux sales ! Il voudrait immédiatement les passer sous l’eau claire et les brosser longuement, les coiffer interminablement : comme une jeune fille à son miroir, l’ondine à genoux au bord de l’étang dans lequel elle cherche son reflet pour avec des mouvements précis, coiffer ses longs et fins cheveux de déesse au peigne d’or… Il se laisse un instant bercer par cette évocation, sa douceur enfantine et rêveuse, mais cela ne retire rien au fait qu’il a eu la sensation désagréable d’avoir les cheveux sales… Et il sent monter en lui une colère sourde, une envie de crier, de crier horriblement pour les plonger tous autant qu’ils sont dans la stupeur et l’effroi… Et comme dans un cauchemar ils seraient contraints de se retourner vers lui et à l’apercevoir les bras tendus vers le plafond et hurlant de tout son corps, leurs visages se décomposeraient d’angoisse à mesure que retentirait dans le supermarché devenu plus silencieux qu’un mausolée son terrible et interminable cri…

       Il doit absolument se calmer, il ne doit surtout pas perdre le contrôle ici… Il doit se défendre de lui-même et ne pas se laisser glisser, entraîner sur cette pente dangereuse au terme de laquelle il risquerait de commettre des actes tout à fait inconsidérés : comme celui de hurler au milieu de tous ces gens et de braquer sur lui-même le terrible projecteur de la désapprobation publique…

       Non, surtout pas ici, surtout pas dans un tel lieu – un lieu dont il ne pourrait plus s’échapper, un lieu où il serait cerné de toutes parts, un lieu où il ne pourrait rien faire pour empêcher qu’on le saisisse et qu’on le traîne devant quelque policier qui lui mettrait peut-être les menottes avant de procéder à son interrogatoire dans quelque bureau insonorisé où il lui serait aisé et loisible de le passer à tabac… Et ce n’est justement pas le moment de se faire pincer, non, ce n’est justement pas le moment de tomber entre les sales pattes de la police… Le pire est qu’il ne parvient qu’en de rares instants à établir la juste distance avec lui-même : soit il se trouve infiniment éloigné de lui-même et rien alors ne peut l’atteindre et entamer la sorte d’armure vide qu’il devient, soit il se trouve d’un coup aspiré vers ce point infime qu’il est pour lui-même et il est alors sans défense contre toutes les puissances hostiles du dehors… Et dans tous les cas, il ne parvient que rarement à l’équilibre : il a plutôt l’impression d’être un pendule qui oscille sans cesse entre ces deux extrêmes, les oscillations pouvant être soudaines, brutales… Mais il va s’acheter une bouteille d’eau de source et dès qu’il sera sorti de cet abject supermarché, il ira dans les toilettes du centre commercial pour se mouiller les cheveux et s’asperger le visage : cela lui fera du bien… Il se calme un peu à cette pensée. Il a l’impression de respirer plus librement, et comme si se dissipait un enchantement, le monde qui l’entoure retrouve des apparences plus vraisemblables et dans leur laide banalité plus paisibles… Les apparences ne tremblent plus, même imperceptiblement, à la manière d’un voile léger agité par le vent, le sol est stable : il n’a aucune raison de sentir cette sorte de mal de mer… Il ne va pas s’enfoncer lentement dans le sol, il ne va pas y disparaître… Non, il n’y a vraiment aucun risque en ce sens… Seul le bruit demeure irritant, et dans son désarroi, il hésite un instant à acheter une serviette éponge pour parfaire ce brin de toilette sans lequel il risque de se trouver mal, mais il craint que les serviettes en éponge vendues dans le supermarché soient de mauvaise qualité, irritent sa peau et tout bien considéré, il renonce à cette idée…

     Il doit au plus vite accomplir ses quelques achats et quitter ce lieu de perdition ordinaire qu’est un supermarché noir de monde… Il doit se concentrer sur ce seul but et tenter de faire abstraction de la sensation désagréable laissée dans sa main par ses cheveux, il doit s’efforcer de chasser l’idée qu’il a les cheveux sales, la maintenir dans quelque zone éloignée de son esprit : et évidemment il doit vaincre sa profonde répugnance pour lui-même et tout ce qui l’entoure, le temps d’accomplir ses quelques achats…

       Et comme un automate de bois soudain doté d’un semblant de vie humaine, tel un robot qui peut mécaniquement accomplir tous les mouvements et les gestes que l’on prête à un homme, mais qui ne sera jamais qu’une sorte d’armure vide et stupide, une pâle copie d’homme, un ersatz, une machine conçue sur quelque chaîne de fabrication, une reproduction qui demeurera à jamais ignorante des sentiments humains les plus élémentaires et à jamais privée de cette brève et chétive étincelle que l’on appelle la pensée et qui plus sûrement que ses gènes distingue l’homme du rat ou du chien, il met son corps raide et empêché en mouvement, il se met en mouvement.

 

       Il quitte le centre commercial. Il s’éloigne et ses pas le ramènent dans la rue où il a aperçu un peu plus d’une heure auparavant l’avis de recherche. Son sac plastique aux couleurs de la chaîne de distribution à la main, en se penchant pour mieux voir, il relit pour une énième fois les quelques lignes, il ferme un instant les yeux, il se les récite pour lui-même, il se les répète en détachant chaque mot, avant de rouvrir les yeux, un sourire ravi aux lèvres. Après les frayeurs au supermarché, il se sent de si excellente humeur qu’il aurait envie d’arrêter un passant pour lui dire en lui montrant l’avis, vous voyez ce texte, je l’ai lu je ne sais combien de fois cet après-midi et à présent je le sais si bien que je pourrais même vous le réciter à l’envers, en commençant par la fin… Il joue un moment avec cette idée, tente d’imaginer cet hypothétique passant, lui donne toutes sortes de caractéristiques plus ou moins vraisemblables, s’amuse à forcer les traits, imagine un touriste étranger dont il serait simplement impossible de se faire comprendre, juge la situation cocasse, songe, cela ne lui ayant pas effleuré l’esprit, que le passant pourrait être une femme…

       Et cela interrompt presque aussitôt le flot de ses pensées dont les images se perdent et s’estompent comme des ronds à la surface de l’eau : une femme ! Quelle idée… Le simple fait d’adresser spontanément la parole à une femme rend l’hypothèse invraisemblable, impossible. Il ne s’adresse jamais spontanément à une femme, il ne parle à une femme que contraint par les circonstances, il n’a jamais eu de conversation véritable avec une femme… Il n’a d’ailleurs de façon générale que des rapports extrêmement limités avec les femmes et il s’évite volontiers de tels rapports – seulement le strict nécessaire, l’inévitable –, et s’il doit imaginer une femme, à considérer qu’il en ait le désir, l’envie, ce ne pourra être qu’une femme stéréotypée, une femme telle qu’on en présente dans les pages société des hebdomadaires, les émissions et les jeux télévisés, une femme qui ne sera jamais qu’un concept tel qu’en établissent les instituts de sondage et les enquêtes d’opinion… Plus de soixante pour cent des mères de famille de plus quarante ans se déclarent favorables à l’installation de caméras de surveillance dans les écoles, les salles de cours et les rues adjacentes et ce afin de prévenir les agressions et en particulier les agressions à caractère sexuel… Et il se laisse aller à penser à cette pure vue de l’esprit qu’est pour lui une femme… Ce pourrait être, ce serait une de ces femmes entre deux âges et déjà passablement usée par la vie, une femme seule, une de ces femmes qui semblent être nées pour être secrétaire, qui couche parfois avec son patron bien sûr marié et père de famille et dont elle accueille sans plus y croire les vagues promesses concernant leur avenir commun… Elle peut le croire, il est sincère, il va divorcer, il va se séparer de sa femme et il va recommencer sa vie avec elle, mais il faut attendre encore et qu’elle soit patiente, ce n’est pas si simple, un divorce prend du temps et sa femme le harcèle et lui mène une guerre de tous les instants, lui fait vivre un enfer… Enfin un vrai scénario de mélodrame, bon pour un téléfilm de l’après-midi comme il en regarde parfois lorsqu’il gît affalé dans son divan, écrasé par l’évidence de son désœuvrement, le vide que lui inspire toute chose ou parce qu’il est trop abruti par les médicaments pour entreprendre quoi que ce soit d’autre… Mais heureusement il ne vit plus seul ! Oui, il ne vit plus seul, il a à domicile une autre personne à qui penser, dont s’occuper et qui l’accapare tout entier ! Il est grand temps d’ailleurs d’aller la retrouver, il l’a déjà laissée seule plus d’une heure ! Il songe que cet avis de recherche l’a suffisamment amusé, l’a assez mis en joie pour aujourd’hui : il doit retrouver son sérieux et rentrer chez lui au plus vite.

 


      Et d’un pas alerte, d’excellente humeur, il rentre chez lui et joue avec l’idée qu’il aura des nouvelles fraîches à annoncer à sa pauvre petite victime, à sa pauvre petite Lisa si peu à son avantage sur la photographie et qui, menottée au lit de fer et bâillonnée dans l’obscurité, lui appartient depuis qu’il l’a fait monter six mois auparavant dans sa voiture à la sortie de son lycée.

     Il rentre chez lui et joue avec l’idée qu’il va lui annoncer en ouvrant d’un geste large la dernière porte des pièces en enfilade de son appartement qu’elle ne devinera jamais ce qu’il a appris d’amusant dans l’après-midi : au bout de six mois, alors que l’enquête de police n’a mené à rien et qu’ils en sont réduits à faire afficher des avis de recherche à la vitrine des magasins, ses parents espèrent encore, ses parents et ses proches espèrent encore son retour, c’est assez drôle, non, tu ne trouves pas ?

 

 

                     Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot.

lundi 5 juillet 2021

La nuit intérieure

 

                                           Someone takes these dreams away

                                           That point me to another day

                                           A duel of personalities

                                           That stretch all true realities

 

                                                      Ian Curtis, Dead souls

 

 

         Dans la pièce du fond, penché sur sa page, avec une application nerveuse, Pierre écrit :

 

Je me suis réfugié en moi-même et j’y demeure prostré en tournoyant sur moi-même, imperceptiblement, comme un astre à la dérive en quelque point infime de ma nuit intérieure qui sans cesse s’étend, miniature univers en perpétuelle expansion : comme l’autre…

Mais à la porte réapparaît le vieux visage familier… Va-t-il entrer, venir me parler ou se contenter de m’observer par la vitre ? J’entends, malgré la porte et les quelques mètres qui nous séparent, son souffle court d’asthmatique : comme si le seul fait d’avoir traversé le couloir avait suffi à l’épuiser… Puis, après être resté encore un moment le nez collé à la vitre, il s’éloigne pour rejoindre les autres, dans la pièce commune, autour de la table où ensemble ils tiennent leur misérable conciliabule… Cinq jours déjà ; et il n’a toujours pas dit un mot… Il est plus coriace que prévu. Oh ! sans doute s’attendaient-ils à ce que je fonde en larmes dès la première nuit… Mais file donc vieille crapule ! Bouge ta carcasse de malade et retourne exprimer ton sentiment sur la situation, reprends tes discours fielleux, échauffe-les, envenime-les tes trois larbins… Ces cervelles vides t’obéiront de toute façon….  Ces trois têtes creuses te sont dévouées…

 

Ce n’était évidemment qu’une image tout à l’heure : une manière de traduire mon état d’esprit, tandis que pendant des heures interminables, comme un prisonnier dans sa cellule, je me morfonds…

Si je me suis réfugié en moi-même, il me faut préciser que ce sont les assauts répétés d’un environnement essentiellement hostile qui m’y ont contraint, poussé et que je n’y étais guère disposé par moi-même… Je fais ma part à la plaisanterie en écrivant cette dernière phrase, je me force à sourire : c’est plus simple… En tant que riche fils d’un industriel de renommée internationale, j’ai été pris en otage : c’est dit… Et ils sont quatre, et je suis seul … Et ils avaient bien préparé leur coup, les salauds, ils avaient des complicités, des ennemis de l’intérieur, les salauds…

Mais je tiens bon, malgré tout, malgré les maux de tête dus au manque de sommeil, et malgré les mauvais traitements… Je ne dois pas céder… Je dois refuser de me soumettre à leurs conditions, que le vieux m’a exposées en détail lors de cette terrible première nuit…

Et comme je n’entends nullement leur faciliter la tâche, ne pas leur livrer l’information qu’ils attendent de moi, et pour cause, je passe mes journées assis dans le fauteuil de la pièce du fond… Et lorsqu’ils viennent m’interroger, je me tais, je ne dis pas un mot, mon silence est la marque de mon mépris… Ils peuvent me contraindre à me lever et me pousser, me bousculer, me secouer, ils peuvent me crier dessus et me faire mal, je ne dis rien, je garde le silence… Et ce, même si parfois je me sens monter des larmes aux yeux, et ce, même si parfois je sens le sol se dérober…

Autrement, ces imprévisibles accès de violence passés, c’est si je puis dire long, très long, insupportable… Eux assis dans la pièce commune attendent… Et, moi je ne fais rien… Je me morfonds, je me tasse sur moi-même… Et je tente de conserver un semblant de lucidité, en me forçant par exemple à fixer toute mon attention sur un motif du papier peint que j’examine, détaille, commente pour moi-même… Ce qu’il me faut éviter, c’est de me laisser aller à la rêverie, aux états d’âme, à la mélancolie… Ce qu’il me faut éviter, c’est de m’apitoyer sur moi-même… Car alors, je serais comme enseveli : sans défense, à leur merci…

À tour de rôle, et selon un rythme, une fréquence qu’il me serait difficile de déterminer, étant donnée ma perception générale du temps, l’un des quatre vient se coller à la vitre pour m’observer… J’ai l’impression qu’ils ont organisé une sorte de tour de garde, mais je ne peux avoir de certitude à ce sujet : les trois larbins se ressemblent comme des frères et le vieux en tant que chef de bande, a sans doute par rapport à ses subordonnés certains privilèges… Ainsi, par exemple, je ne l’ai jamais vu venir de nuit…

Car ce sont les trois autres qui, chacun leur tour, en rentrant comme des fous furieux dans la pièce, m’empêchent de dormir… C’est ainsi qu’ils espèrent me briser et y parviennent lentement… En m’empêchant de dormir, en me maintenant éveillé, en perturbant d’une façon brutale et systématique mes courtes phases de sommeil :  celles du moins qu’ils m’accordent à dessein afin de mieux les faire voler en éclats…

 

Le jour, je suis simplement trop nerveux pour dormir… Et j’ai souvent assis dans le fauteuil, le corps fourbu et les yeux brûlants de fatigue, l’impression de dériver, de sombrer dans les remous d’une interminable fièvre, emporté au gré des hallucinations en cascades que génère mon cerveau épuisé… La douleur de ces nuits sans cesse brutalisées est pour le reste atroce…

À l’aube, la servante, celle en qui mon père avait toute confiance, mais qui leur a donné le code d’entrée de la propriété, dépose un plateau sur la petite table. Elle me regarde un moment avant de quitter la pièce, mais je ne lui rends pas son regard… À elle non plus, je ne dis pas un mot… Je ne pense d’ailleurs pas qu’elle soit autorisée à me parler, et elle s’acquitte à chaque fois de sa tâche avec sérieux et un empressement gêné, comme si elle avait un peu honte malgré tout… Mais, moi, je ne lui en veux pas au fond : l’idée de l’argent a dû lui tourner la tête…

Quant au plateau, je n’y touche pas, je me contente du verre d’eau que je goûte d’abord du bout des lèvres… Puis j’écrase sous ma main le cachet rouge et blanc posé à côté… Parfois, quand il me vient l’envie de les irriter, j’émiette le pain par terre ou je crache dans l’assiette de soupe et hier, pris d’une soudaine inspiration, je l’ai lancée violemment contre le mur, cela ne leur a pas plu : c’est le moins qu’on puisse dire… Les trois larbins sont rentrés comme un seul homme et m’ont attaché au lit avec des sangles et puis j’ai eu droit à la seringue du vieux, plantée dans le bras…

À présent en écrivant ces lignes, je me dis que j’ai évidemment commis une erreur…. Outre que j’ai dû pour cela souffrir le pénible délire causé par l’injection, auquel je ne veux plus songer, par ce geste qui n’était qu’un caprice, un mouvement de colère conscient, une pure provocation, j’ai pu leur laisser penser que le processus de destruction de mon esprit était en bonne voie et que j’étais sur le point de craquer… Il va parler, il va cracher le morceau, ce n’est plus qu’une question d’heures…

Mais que m’importe ce qu’ils pensent, ces salauds… Ce sont des monstres, à ainsi me torturer… Je dois dire ici que je n’avais jamais imaginé que l’on pût à ce point détraquer l’esprit de quelqu’un, simplement en l’empêchant de dormir…

C’est la torture la plus élémentaire et elle n’est pas difficile à organiser : à partir de moment où l’on a le nombre pour soi, les troupes nécessaires – ils sont quatre, et je suis seul –, il est relativement aisé de rendre un individu fou, en déchirant son sommeil…

 

Cela fait cinq jours que je suis enfermé dans cette pièce et ce soir j’écris, assis au bureau de mon père… Le vieux le sait : il m’a vu, mais cela ne doit pas lui sembler dangereux… Après tout, ils pourront s’emparer quand ils le voudront de ce que j’ai écrit… Je ne sais pas comment l’idée m’en est venue, mais il m’a semblé que cela pourrait me faire du bien et j’ai commencé sur le premier papier qui m’est tombé sous la main, à savoir au dos d’un cours de chimie organique de mon père… La pièce où je suis enfermé est en effet celle où depuis des années, il entasse toute sa paperasse, dans des cartons qui s’élèvent jusqu’à une belle hauteur, condamnant ainsi par exemple la seule fenêtre… Mais inutile de penser à cette fenêtre, elle ne s’ouvre pas de toute façon…

Si écrire me fatigue, en traçant ces mots, j’ai néanmoins l’impression de tuer le temps et de parvenir à une certaine objectivité quant à ma propre situation…

Ce qu’ils veulent, c’est le code confidentiel du coffre de mon père : celui-là, la servante ne pouvait le savoir… Le vieux m’a précisé qu’il me laisserait la vie sauve si je lui livrais le code, mais je n’y ai pas cru évidemment, je connais le bonhomme, il a été l’associé de mon père pendant une dizaine d’années, et ce serait tout de même bien maladroit de laisser derrière soi un témoin aussi gênant…

En me disant cela, en fait il m’a pris pour un idiot, il m’a un peu mésestimé, il doit croire que je suis toujours cet enfant incapable de réfléchir qu’il a connu au fil des années et de ses fréquentes visites… Et puis, c’est une ordure : la mort de sa femme n’a jamais été vraiment élucidée… Et puis, le temps va commencer à presser : mon père rentre de voyage dans trois jours et je redoute le moment où ils vont se décider à recourir à des moyens plus expéditifs pour me faire parler… Tout à fait en vain…

Car c’est là le plus absurde dans toute cette situation, et ce qui me terrifie proprement : c’est qu’ils ont pu imaginer et demeurent convaincus, même si je leur ai dit le contraire je ne sais combien de fois lors de la première nuit – mais réfléchissez, pourquoi mon père m’aurait-il confié un tel secret, quelle raison vraisemblable avait-il de le faire ? –, c’est qu’ils demeurent convaincus, contre toute évidence, que je connais ce code…

 

Avec un mouvement de dégoût, après avoir écrit ces lignes, Pierre se lève maladroitement de sa chaise… Il vacille presque aussitôt, le vertige le contraint à s’appuyer sur le bord du bureau : ses jambes sont molles, la tête lui tourne, mais il ne doit pas tomber, atteindre le fauteuil, s’y jeter…

 

Ouvre les yeux, tu as assez dormi, regarde-moi, ouvre les yeux, évite-moi de faire venir un de mes gars, ouvre les yeux, je frappe dans mes mains, tu entends, je m’approche et je frappe dans mes mains, et je te parle, et tu entends, et tu ouvres les yeux… Le vieux se tient penché au-dessus de moi et me parle de sa voix cauteleuse… J’ai son visage tout près de mien, et j’observe les mouvements de sa bouche, sans parvenir à comprendre ce qui en sort… Je sens son haleine sur mon front, les mots s’échappent d’entre ses dents en un souffle continu, il parle vite et dans un murmure et son visage est tout près du mien, affreux, immense, torduEt je crie que je ne connais pas le code, je crie que je ne connais pas le code

 

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A-t-il rêvé tout cela ? Pierre ne le sait et ne veut y songer… Il a la tête lourde. Son corps lui fait mal. Il est dans le fauteuil et le vieux a disparu, s’il n’a jamais été là… A-t-il rêvé tout cela ? Comment le savoir ? Tout tend à se confondre et à se déformer, lorsqu’on ne dort pas… Oh, il le sait à présent, il le comprend, à ses dépens : l’homme a besoin de son sommeil… Personne n’est en mesure de supporter durablement une veille interminable, artificielle, provoquée… C’est le plus sûr moyen de l’anéantir… Triste connaissance acquise par la souffrance, le supplice, infligée…

Tout est silencieux au dehors… Il n’entend pas leurs voix dans la pièce commune… En tournant péniblement la tête, il s’aperçoit que les pages qu’il a écrites ont disparu, ont été emportées… Puissent-ils se convaincre en les lisant qu’il ne connaît pas le code… L’espoir est mince : ils sont stupides, ce sont des tortionnaires stupides… Même le vieux…

Celui-là au moins devrait comprendre que leur plan a échoué, que leur projet reposait sur une illusion, une erreur, du vent… Il ne connaît pas le code, et avec la meilleure volonté du monde, il ne peut donc le leur livrer : cela sent l’impasse…

Et puis, pourquoi ne veulent-ils pas le croire aussi ? L’évidence crève les yeux… Son père n’avait aucune raison de lui confier le code. Pourquoi le confier à lui, un adolescent, qui va encore au lycée…

Il ignore d’ailleurs à peu près tout des activités de son père. Il constate seulement leurs conséquences : son père est souvent en voyage à l’étranger et il se retrouve souvent seul avec la servante, dans cette propriété réputée dans toute la région pour la petite fortune qu’a coûtée son système de sécurité « ultra sophistiqué », comme le disait l’annonce de la société suisse qui l’a installé…

Oh ! il a bien fonctionné en l’occurrence le système… Il se croyait à l’abri, protégé du monde, son père pouvait partir l’esprit tranquille… La servante était son cheval de Troie… Dans toute intrigue, il faut un traître… Oh ! ce serait à crever de rire, si tout n’était pas si désespéré…

Mais ce qu’il redoute le plus, c’est le sac de sport qu’il a remarqué lors de la première nuit, posé dans un coin de la cuisine… À un moment, alors que le vieux l’interrogeait, un des trois larbins a fait mine de tourner autour… Il s’est aussitôt fait remettre en place par le vieux, qui a eu une phrase étrange : ça, c’est pour plus tard

Ce qu’il redoute, c’est ce que contient ce sac de sport lourdement posé dans un coin de la cuisine et dont il est défendu de s’approcher, parce que ça c’est pour plus tard… Peut-être en dernière extrémité, quand il faudra absolument le faire parler…

Car qui ne le sait pas ? Un peu partout sur la planète, la torture se pratique et il existe sans doute pour cela des outils également très sophistiqués que l’on peut vendre et acheter : comme tout se vend et s’achète… Même un adolescent peu au fait des réalités sait cela…

 

Il sourit douloureusement à cette pensée… Combien de fois son père lui avait-il dit qu’il n’avait pas le sens des réalités… Au fil des années, cela était même devenu pour lui le principe d’explication unique des difficultés qu’il rencontrait dans l’éducation de son idiot de fils qui non seulement était réfractaire à l’esprit scientifique, mais se révélait aussi inapte à toute autre forme de réflexion… Pour son père, tout trouvait là son origine, et il n’y avait pas lieu de s’interroger sur le reste, ses échecs, ses souffrances…

Parfois il gribouille dans sa chambre : c’est à peu près tout ce qu’il est capable de faire… Et que son imagination est fantasque, que tout cela est bête…

 

Mais pourquoi penser à cela ? Il ne reproche rien à son père, sinon d’être absent… Et que pourrait-il faire lui aussi ? Ils sont quatre et c’est un vieil homme à présent…

Quant à son garde du corps, il est difficile de déterminer dans quelle mesure exacte il peut encore faire preuve de la moindre efficacité… Le plus souvent, il est ivre, discrètement ivre, mais ivre… Et puis, son père n’a jamais été véritablement menacé… On s’en est pris au fils : cela leur a paru plus simple, sans doute… Et puis est-il à souhaiter qu’ils soient encore là, lorsque son père reviendra… Ce serait pire que tout : il risquerait de le tuer sous les coups, comme des bêtes sauvages, car lui connaît le code, indubitablement…

Il relève la tête. Le vieux est là, en robe de chambre, à deux pas du fauteuil. Il a une bouteille à la main et deux verres sont posés sur la petite table. Il ne va quand même pas essayer de le saouler ! C’est idiot… Le seul résultat vraisemblable sera de le rendre malade… Il n’aime pas l’alcool, il ne le supporte pas et les deux fois où il a bu avec des camarades du lycée, cela s’est terminé de la même manière : la tête dans la cuvette, à vomir douloureusement… Et les deux fois, il n’avait quasiment rien bu…

Mais le vieux s’est approché, il lui parle :

 

…. j’ai feuilleté ce que tu as écrit, tu te débrouilles pas mal pour un gamin, tu as dû lire beaucoup… Je me souviens que ton père se plaignait sans cesse que tu aies toujours le nez dans les livres… Des histoires idiotes, des romans, disait-il non sans dépit… Mais moi, je t’avoue que je n’y connais rien… Je n’ai jamais compris l’intérêt que l’on pouvait trouver à écrire, à rester assis sur une chaise pour noircir du papierÀ mon sens, c’est bien du temps perdu… Et en cette vie, le temps est notre bien le plus précieux… Mais un peu de sérieux, de retenue… Car si tu n’écris pas trop mal, tu es aussi un sacré menteur, un bel hypocrite… Cela doit aller ensemble d’ailleurs… Car je sais que tu connais le code et comme le temps passe, je vais avoir de plus en plus de difficulté à tenir mes gars… Si je les écoutais, ils se seraient déjà occupés de toi depuis longtemps… Sache-le, il n’y a que moi qui puisse t’éviter certaines extrémités, disons regrettables… Je ne suis ni cruel, ni violent, mais eux sont impatients…

 

Il a dû s’assoupir un moment… Le vieux a une nouvelle fois disparu… Peut-être déçu par l’effet de son discours…

Les deux verres sont restés sur la petite table… Le vieux a dû oublier de les reprendre et un instant, il songe qu’il pourrait en casser un sur le bord, et avec le morceau de verre, se trancher les veines d’un coup vif, afin de leur échapper enfin peut-être…

Mais cette idée affreuse, la vision de son propre sang s’écoulant et dégouttant partout à travers la pièce, maculant la petite table, le tapis, lui soulèvent le cœur… Et il secoue la tête, comme s’il s’agissait par ce mouvement de conjurer et l’idée et la vision… Il ne veut plus mourir, il ne veut plus mourir…

 

décidément, tu ne veux pas être raisonnable, je vais devoir à mon grand regret recourir à des moyens que je réprouve, je n’ai plus aucune raison vraisemblable de retenir mes gars, mais persuade-toi que toi seul l’auras voulu, et que ce que tu refuses de nous dire, nous allons à présent te le faire dire

 

Il ouvre les yeux. Le vieux est debout au milieu de la pièce, dans un curieux accoutrement qui ressemble à un vieil uniforme militaire tout fripé… Deux des larbins se tiennent derrière lui, comme pour une revue de parade… Où est le troisième ? Douloureusement, il tourne la tête et commence à hurler… Le troisième est près du bureau et avec des gestes infiniment lents et précautionneux, il ouvre la fermeture-éclair du sac de sport posé devant lui… Et il hurle qu’il ne connaît pas le code, il hurle qu’il ne connaît pas le code

 

 

                    Cette nouvelle a été écrite en 2008. Frédéric Perrot.

jeudi 1 juillet 2021

L'entame (ou la timidité)

 

                                                                                       pour Hélène

 

      

J’attendrai patiemment la fin d’un règne. Me convient tout à fait cette atmosphère cauteleuse, qui n’ose dire son nom et où ce sera à qui dira le premier, que veux-tu toi ? On sait la tristesse d’un désir trop vite exprimé, et qui soudain, se révèle hors de propos ou marqué du sceau de la déception, ce n’était donc que cela

Mieux vaut se taire et ne faire d’autre geste que celui de porter son verre à ses lèvres, en se répétant, j’attendrai patiemment la fin d’un règne, en muselant l’animal, déjà excédé par des contacts de hasard, quelques courtes promesses, qui n’en sont peut-être pas et que l’on aurait mal interprétées…

 

J’attendrai patiemment la fin d’un règne. Me convient tout à fait cette atmosphère cauteleuse, qui n’ose dire son nom et où ce sera à qui dira le premier, que veux-tu toi ? Et puis, toute plaisanterie mise à part, il ne s’agirait pas entre nous, de nous jeter l’un sur l’autre, comme des fauves affamés… On sait la catastrophe d’un mouvement trop brusque, et qui entraîne aussi une trop vive réaction, par réflexe

Mieux vaut éviter les plates excuses et ne faire d’autre geste que celui de porter son verre à ses lèvres, en se répétant malgré l’ivresse, j’attendrai patiemment la fin d’un règne, en muselant l’animal, pourtant toujours plus excédé par une goutte de sang, un baiser volé, une légère morsure…

 

Il serait si simple de se dire, qui joue la première carte, pour une entame à pique, à cœur ou à carreau

 

Mais j’attendrai patiemment la fin d’un règne. Me convient tout à fait cette atmosphère cauteleuse, qui n’ose dire son nom et où ce sera à qui dira le premier, que veux-tu toi ?

Oui, j’attendrai patiemment la fin d’un règne. Dussé-je au terme de ce jeu de dupes, rentrer bredouille, comme d’habitude, avec dans la bouche, outre l’alcool, rien que le goût d’un peu de sang, en guise de festin…

 

 

Le texte a été écrit en 2010, sur une suggestion d’Hélène. Frédéric Perrot.

Chained to the pillars/A three day party/I break the walls/And kill us all (Pixies, pour Jean-Charles)