samedi 29 août 2020

Bientôt les déserts seront les seuls lieux où le port du masque ne sera pas obligatoire

Eric Doussin, Désert



Fort démocratiquement, c’est-à-dire sans consulter personne, la préfète du Bas-Rhin, la dénommée Josiane Chevalier, a décidé que le port du masque est obligatoire à partir de ce jour à Strasbourg et dans douze autres villes de plus de 10000 habitants. L’amende encourue par les oublieux et les éventuels récalcitrants s’élève à 135 euros. Prudence et précaution ! Que de crimes commis en votre nom… Frédéric Perrot.

mardi 25 août 2020

I stopped outside a church house/Where the citizens like to sit/They say they want the kingdom/But they don't want God in it (Johnny Cash, U2)

The Wanderer (Johnny Cash/U2)


I went out walking
Through streets paved with gold
Lifted some stones
Saw the skin and bones
Of a city without a soul
I went out walking
Under an atomic sky
Where the ground won't turn
And the rain it burns
Like the tears when I said goodbye

Yeah I went with nothing
Nothing but the thought of you
I went wandering

I went drifting
Through the capitals of tin
Where men can't walk
Or freely talk
And sons turn their fathers in
I stopped outside a church house
Where the citizens like to sit
They say they want the kingdom
But they don't want God in it

I went out riding
Down that old eight lane
I passed by a thousand signs
Looking for my own name

I went with nothing
But the thought you'd be there too
Looking for you

I went out there
In search of experience
To taste and to touch
And to feel as much
As a man can
Before he repents

I went out searching
Looking for one good man
A spirit who would not bend or break
Who would sit at his father's right hand
I went out walking
With a bible and a gun
The word of God lay heavy on my heart
I was sure I was the one

Now Jesus, don't you wait up
Jesus, I'll be home soon
Yeah I went out for the papers
Told her I'd be back by noon

Yeah I left with nothing
But the thought you'd be there too
Looking for you

Yeah I left with nothing
Nothing but the thought of you
I went wandering


De la part d’un fervent croyant comme Bono, auteur des paroles, les quelques lignes concernant ces citoyens qui réclament le royaume sans désirer que Dieu y soit, m’ont toujours étonné et amusé. On nomme ces fidèles hypocrites qui croient incarner la perfection et la vérité et jugent sévèrement autrui des pharisiens. Frédéric Perrot

mardi 18 août 2020

Les enfants du silence (avec un dessin d'Eric Doussin)

                    Eric Doussin                          


Les enfants du silence miment des jeux et des danses. Sous la direction de la plus âgée, une jeune fille pâle de quatorze ans à peine. Elle porte le chapeau qui leur servira au cours du spectacle qu’ils donnent devant le camp de l’armée étrangère. Leur petit théâtre de rue – même si dans leur ville ravagée, des rues il n’y en a plus – amuse beaucoup les soldats, qui les regardent en nettoyant leurs armes, assis sur des caisses. Les enfants du silence jamais ne disent un mot. C’est inutile : les soldats ne comprennent pas leur langue, et comment lutter avec le vacarme des hélicoptères qui décollent, le bruit des sirènes et celui des explosions au loin ? À la fin la plus âgée passe avec son chapeau. Certains soirs, pas tout le temps hélas, on s’avise de leur distribuer des paquets de gâteaux secs et quelques bouteilles d’eau. C’est le meilleur des salaires ! Et riches de ces trésors, qu’ils devront se partager, le regard fier, les enfants du silence retournent pour la nuit dans les caves où ils vivent.


Le texte a été écrit en août 2019. Frédéric Perrot.

mercredi 12 août 2020

Sans nom (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


et sans nom il va, il avance et sait qu’il doit avancer, son chemin est tracé, il sait qu’il doit avancer et avance à travers une vaste étendue désertique, il avance et sait qu’il doit avancer, son chemin est tracé, il sait qu’il doit avancer et avance à pas mesurés sur ce sol étranger, dans cette vaste étendue désertique que baigne une lumière pâle qui ne ressemble en rien à la lumière qu’il a toujours connue auparavant, qui n’est pas la lumière du monde dans lequel il a toujours vécu, un monde dont le souvenir devient confus mais dont il sait qu’il n’a rien de commun avec celui qu’il a sous les yeux, un monde d’avant et où selon toute apparence il n’est plus…

et sans nom il va, il avance et sait qu’il doit avancer, comme il sait que cette lumière pâle n’est pas celle de son monde, comme il sait que ce sol et cette poussière lui sont étrangers, et sans nom il va, il avance et sait qu’il doit avancer, comme il sait que ce monde n’a rien de commun avec celui qu’il a toujours connu, comme s’il n’était plus en quelque endroit même ignoré de son monde, mais à la surface d’un autre monde où son chemin est tracé, où il avance et sait qu’il doit avancer, et où sans nom il va à travers une vaste étendue plate et désertique comme aucune étendue désertique de son monde n’est plate et perpétuellement identique à elle-même…

comme s’il n’était plus dans le monde qu’il a toujours connu, mais ailleurs à la surface d’un autre monde que son monde natal, qui n’a rien de commun, ne ressemble en rien au monde qu’il a toujours connu, un autre monde qui est pour lui l’étrangeté même et dans lequel pour des raisons qu’il ignore, de façon incompréhensible il a été exilé, et où il doit vivre, c’est-à-dire avancer à travers cette vaste étendue désertique perpétuellement identique à elle-même et que baigne une lumière pâle qui n’est pas celle du monde qu’il a toujours connu


Le texte appartient au recueil inédit La perte d’un visage (été 2005). Frédéric Perrot.

mercredi 5 août 2020

sur Pierre ou Les ambiguïtés de Herman Melville


« Mais je suivrai le chemin sinueux et sans fin, la rivière qui coule dans la caverne de l’homme, où qu’elle me mène, en quelque lieu que je doive aborder. »
                                                       Herman Melville

Dans Le Mythe de Sisyphe, parmi les œuvres « vraiment » absurdes, Albert Camus cite Moby Dick ; mais s’il l’avait connu, il eût pu tout autant mentionner l’autre grand roman de Melville écrit dans la foulée si l’on peut dire, tant sa rédaction a été rapide, Pierre ou Les ambiguïtés. Car tout y est absurde ; jusqu’à l’étrange coïncidence entre ce que raconte le roman et ce que l’on pourrait nommer le destin de Melville comme écrivain.

Que veut Melville en écrivant Pierre ou Les ambiguïtés ? À l’origine, il veut écrire un roman « gothique » dont il espère qu’il l’établira comme écrivain, après les ventes décevantes de l’histoire de la Baleine.
Roman gothique ? C’est un genre peu connu et sans réelle tradition en France ; un mélange de noirceur et d’eau de rose et qui est alors à la mode. Melville ne doute pas de parvenir à écrire un tel roman « pour dames » ! Et s’il y a peut-être aussi dans la tradition de Cervantès une intention parodique – le roman gothique, comme le roman de chevalerie est un genre « mineur », qui a ses ridicules – tout y est en tout cas !
Le style est emphatique, les majuscules abondent, les dialogues entre Pierre et Lucy semblent tout droit sortir de Shakespeare et n’ont rien de réaliste, tout est grandiloquent, sentimental… Cela est surtout vrai au début, car si cette impression initiale demeure par la suite, elle s’atténue, le lyrisme échevelé cédant souvent la place à l’amertume manifeste de l’auteur :
« Il me plait que la Mort soit aussi démocratique ; et, désespérant de toute autre démocratie réelle et permanente, je chéris du moins la pensée que si, durant la vie, certaines têtes sont couronnées d’or et certaines autres d’épines, pourtant, de quelque façon qu’on les cisèle, les pierres tombales sont toutes semblables. » 
  
Que s’est-il passé ? On pourrait dire qu’à un moment ou à un autre Melville a écouté son « mauvais démon » (un lecteur moderne dirait son inconscient et ses fantasmes) et le roman qui commençait comme une féerie campagnarde teintée de rousseauisme s’enfonce peu à peu dans des méandres de plus en plus inquiétants.
C’est que le roman est le récit d’une révolte confuse, vouée à l’échec, mais totale, la révolte de Pierre…
Lui qui a toujours désiré avoir une sœur, découvre qu’il en a une, une sœur illégitime, l’étrange Isabelle. Tout s’écroule alors : l’image idéalisée du père mort dont deux tableaux, l’un que l’on cache, l’autre qui occupe une place de choix dans le manoir familial, présentent des portraits bien différents – l’ambiguïté, l’ambiguïté ! Mais aussi l’image de veuve intouchable de la mère que par badinerie Pierre appelait jusque-là « sœur » ! Et même les fiançailles avec la pauvre Lucy.  Car l’heureux Pierre, en découvrant l’existence d’Isabelle, choisit le sentier de ronces de la Vérité… et le malheur.
Le roman bascule quand Pierre ayant entendu les étranges récits d’Isabelle, qui pour évoquer son enfance mystérieuse s’accompagne à la guitare, décide contre toute raison de l’épouser et de faire de cette sœur illégitime son épouse légitime prétendue. Vraiment absurde, disais-je... Surtout si l’on ajoute que Pierre est le seul à connaître le lien exact qui l’unit à Isabelle et qu’aux yeux du monde, de la bonne société campagnarde qui a été la sienne jusqu’à présent, il n’est qu’un « scélérat » qui a rompu ses honorables fiançailles pour se jeter dans la débauche avec une fille perdue surgie dont on ne sait où.
La réaction du Monde face à ce mariage purement fictif ne se fait d’ailleurs pas attendre. Elle est à la mesure de l’affront, du camouflet. Sa mère outragée le renie ; déshérité, Pierre est chassé du domaine familial ; ses amis lui tournent le dos et arrivé tant bien que mal dans une grande ville « inhumaine » qui ne semble qu’un décor fantomatique en compagnie de son « épouse » et d’une autre « fille perdue » qui leur servira de servante, Nelly, Pierre s’enfonce rapidement dans la misère la plus noire.

Le lecteur n’est pourtant pas au bout de ses surprises. Car il découvre alors que Pierre est aussi écrivain et que réfugié aux Apôtres, une ancienne église « peuplée de toutes sortes de poètes, de peintres, de crève-la-faim et de philosophes », il espère faire vivre tout ce beau monde (Isabelle et Nelly) grâce à ses talents d’écrivain. Si l’eau de rose avait déjà franchement tourné au vinaigre, les chapitres consacrés à « la jeune Amérique littéraire » sont d’une ironie mordante et d’une fantaisie digne de Dickens. On songe également aux Illusions perdues de Balzac et à ses foules d’apprentis rimailleurs et de « songe-creux ».
Comme Melville, Pierre ne doute pas de parvenir à écrire rapidement un grand livre qui lui assurera quelques fonds.
Cependant Pierre se perd totalement dans le rédaction de ce Livre qui à l’instar de celui de Mallarmé doit être une somme philosophique ; et la description de Pierre à sa table de travail (dans une partie ironiquement nommée « Où l’on lève le rideau de fleurs ») est proprement incroyable ; tant avec cent ans d’avance – on a alors oublié que Pierre ou Les ambiguïtés est écrit en 1852 –, elle semble annoncer les noirceurs d’un Beckett ou les personnages candidats à la disparition d’un Paul Auster.
L’inévitable échec est proche… Et Pierre, abandonnant son épuisant labeur qui le rend peu à peu aveugle, se met de plus en plus régulièrement « à diriger ses pas vers les sombres et étroites rues de traverse, en quête des tavernes les plus retirées et les plus mystérieuses » jusqu’au jour, où il est saisi d’un « étourdissement » :
 « …une sensation insolite l’envahit soudain : il ne savait plus où il était, il avait perdu tout sentiment de la vie ordinaire, il ne voyait pas, bien qu’il crût sentir, en portant instinctivement la main à ses yeux, que ses paupières étaient ouvertes. A l’aveuglement s’ajoutèrent vertige et étourdissement ; il chancela ; une myriade de météores verts se mirent à danser devant ses yeux, son pied trébucha contre le trottoir, il étendit les mains en avant et perdit connaissance. Quand il revint à lui, il s’aperçut qu’il était couché en travers du ruisseau, souillé de boue et de limon

Quelques cinq cents pages ont conduit là le pauvre Pierre « frais émoulu de l’adolescence » (selon le titre du tout premier chapitre) et la fin du roman elle-même semble très précipitée : meurtre, prison, sang, larmes, avec peut-être dans les dernières lignes un souvenir de Roméo et Juliette.

Naturellement Pierre ou Les ambiguïtés ne se résume pas à son intrigue. C’est un roman philosophique et métaphysique, qui foisonne de détails insolites, où les digressions et les considérations de l’auteur accompagnent et commentent l’étrange « destin » du personnage.
Le cri de révolte de Pierre est aussi celui de Melville, qui le redouble et l’accentue. Melville attaque avec force, en critique acerbe, les convenances et les hypocrisies sociales de son temps, qui lui sont insupportables. Tout y passe : le mariage, la famille, la charité chrétienne qui permet de se donner bonne conscience, tout en étant impitoyable dans ses actes et ses jugements, ainsi que le montrerait suffisamment le personnage de la mère, qui meurt emportée par un « immense chagrin » et un « immense orgueil ».

Pierre ou Les ambiguïtés fut un échec retentissant, qui mit fin à la carrière de Melville comme romancier, exception faite du Grand escroc écrit en 1858. La critique fut assassine ; on se demanda si l’auteur n’était pas devenu fou et le roman qualifié entre autres de « bourbier fangeux » ne se vendit pas plus que ne s’était vendu Moby Dick…  
Commença alors la seconde période de la vie de Melville – nommée un peu à tort par certains critiques modernes « le silence » de Melville – où ayant renoncé à la forme longue et au roman, il se consacre à l’écriture de courts récits tels que Bartleby ou Benito Cereno et à la poésie.  


Le texte a été écrit en 2013. C’est ici une version revue après ma quatrième lecture du roman de Melville. Frédéric Perrot




mardi 4 août 2020

La pantalonnade démocratique


                                                                            Pour Éric,


C’était jour d’élection dans l’une des riches cités babyloniennes modernes : un tableau bigarré. Des populations païennes vivaient dans l’idolâtrie. Des trafiquants s’étaient installés dans la partie basse de la ville et y prospéraient comme une gangrène. C’était jour d’élection, et selon l’usage binaire des prétendus votes de la politique, s’affrontaient pour la forme les partis progressistes et travaillistes et les partis conservateurs et réactionnaires, quels que soient les noms donnés à ces fictives oppositions. En fin de compte, et comme de toute éternité, serait élu quelque fils privilégié de la société.
Seul un obscur poète, perdu dans une vieille veste de matelot, était tout à fait lucide au sujet de cette sinistre pantalonnade démocratique. Il errait par les rues, abandonné comme un chien et oublié de tous. L’instrument de l’ostracisme était le silence méprisant qui avait toujours accueilli la moindre de ses productions. Il errait par les rues et l’éclat charbonneux de ses yeux semblait jeter sur toute chose les plus sombres malédictions.


                                                        Marseille, 30 juillet 2020.
                                                                  Frédéric Perrot