jeudi 30 décembre 2021

Oublie d'où venait ta peine (Feu ! Chatterton, Cantique, pour Hugues)

Chercheurs d'échos

Eric Doussin

 

Dans des systèmes éloignés

À des distances inconcevables

Ils cherchent des ombres et des échos

Sont en quête de la connaissance et de la beauté 

 

Font tant de découvertes déconcertantes

Des mondes prodigieux

Et des planètes géantes

Insoupçonnées

 

Donnent à l’imaginaire

De plus vastes horizons

Et des objets nouveaux

À notre réflexion

 

Sous la surface glacée d’Encelade

Sixième lune de Saturne

Aux mystérieux anneaux

Il semble qu’il y ait un océan

 

 

 

Le poème appartient au recueil autoédité Les Fontaines jaillissantes (avril 2021). Frédéric Perrot

mardi 28 décembre 2021

Sad reminders of what seems years ago (Red House Painters, Evil, pour Nico)

Laissez l'horizon tranquille (un poème de Marie-Anne Bruch)


 

La mort

au bout du couloir

nous tire vers l’avant,

attendant bêtement

de pouvoir germer

dans le terreau fade

de nos chairs.

La nuit

faussement inquiétante

se cogne aux murs

comme une aveugle blessée

et j’écoute la houle du silence

recouvrir les à-pics de mon cœur.

Abouchée à nos souffles,

la poésie comme une buée

sur la vitre glacée

des miroirs sans réponse.

J’ai oublié mes rêves

ce qui est une manière sûre

de les réaliser,

et j’ai perdu le but

de ce triste poème,

ce qui est une manière sûre

d’aller voir ailleurs

s’il se poursuit sans moi.


mardi 21 décembre 2021

Jonathan Swift (Pensées sur divers sujets moraux et divertissants, extraits)


 

Nous avons tout juste assez de religion pour nous haïr, mais pas assez pour nous aimer les uns les autres.

 

Comment peut-on espérer que les hommes acceptent des avis, quand ils n’acceptent pas même des avertissements ? 

 

Cette méthode stoïque de subvenir à nos besoins en supprimant nos désirs équivaut à se couper les pieds pour n’avoir plus besoin de chaussure.

 

Celui qui observe en marchant dans les rues verra, je crois, les visages les plus gais dans les voitures de deuil.

 

Une fois que le monde a commencé à nous traiter mal, il continue ensuite avec moins de scrupule et de cérémonie, comme font les hommes envers une femme perdue.

 

Le pouvoir arbitraire est la tentation naturelle pour un prince, comme le vin et les femmes pour un jeune homme, ou les épices pour un juge, ou l’avarice pour un vieillard, ou la vanité pour une femme.

 

Des petites causes suffisent pour tourmenter, lorsqu’il n’en existe pas de grandes : faute d’une souche, une paille vous fera choir.

 

Vénus, une belle et bonne dame, était la déesse de l’amour ; Junon, une terrible mégère, la déesse du mariage, et toujours elles furent ennemies mortelles.

 

Apollon, le dieu de la médecine, passait pour envoyer les maladies. Dans l’origine les deux métiers n’en faisaient qu’un, et il en est toujours ainsi.

 

Les vieillards et les comètes ont été vénérés pour la même raison : leurs longues barbes er leurs prétentions à prédire l’avenir.

 

Si un homme me tient à distance, ma consolation est qu’il s’y tient aussi.

 

C’est parfaitement observé, dis-je, quand je lis dans un auteur un passage où son opinion s’accorde avec la mienne. Quand nous différons, je déclare qu’il s’est trompé.

 

Quelque universelle que soit la pratique du mensonge, et quelque facile qu’elle semble, je ne me souviens pas d’avoir entendu trois bons mensonges dans tout le cours de mes conversations, même de la part de ceux qui étaient les plus célèbres en ce genre.

 

Un homme aurait peu de spectateurs s’il offrait de montrer pour trois pence comment il peut enfoncer un fer rougi au feu dans un baril de poudre, sans qu’elle prenne feu.

 

La mort d’un individu est en général de si peu d’importance pour le monde qu’elle ne saurait être d’une grande importance en soi ; et cependant je ne remarque pas, d’après la pratique du genre humain, que ni la philosophie ni la nature nous aient suffisamment armés contre les craintes qui l’accompagnent. Je ne vois rien non plus qui puisse nous réconcilier avec cette idée, si ce n’est l’extrême souffrance, la honte ou le désespoir ; car la pauvreté, l’emprisonnement, la mauvaise fortune, le chagrin, la maladie et la vieillesse échouent généralement.

 

Je ne suis jamais étonné de voir les hommes coupables, mais je suis souvent étonné de ne pas les voir honteux.

 

Ne voyons-nous pas avec quelle facilité nous excusons nos actions et nos passions et jusqu’aux infirmités de notre corps ? qu’y a-t-il d’étonnant à ce que nous excusions aussi notre imbécillité ?

 

Je demandais à un homme pauvre comment il vivait ; il répondit : « Comme un savon, toujours en diminuant. »

 

Personne n’accepte de conseils ; mais tout le monde acceptera de l’argent : donc l’argent vaut mieux que les conseils.

 

 

 

Jonathan Swift, Instructions aux domestiques et opuscules humoristiques

Traduction de l’anglais par Léon de Wailly

 

lundi 20 décembre 2021

Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires (Leopardi)



Si j’avais le génie de Cervantès, qui a purgé l’Espagne de la vogue des chevaliers errants, je ferais un livre pour purger l’Italie et le monde civilisé d’un vice qui, compte tenu de la douceur de nos mœurs, et peut-être aussi dans l’absolu, n’en est pas moins cruel et barbare que les restes de brutalité médiévale fustigés par Cervantès. Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires : c’est un mal qui sévit depuis la haute Antiquité, mais qui resta longtemps supportable, étant donné sa rareté ; mais maintenant que tout le monde se mêle de créer et qu’il n’est rien de plus difficile que de trouver quelqu’un qui ne soit point auteur, c’est devenu un fléau, une calamité publique, un tourment supplémentaire infligé à l’humanité. Je ne plaisante pas quand j’affirme que cette manie rend suspectes les relations et dangereuses les amitiés ; en vérité personne ne se trouve plus en sûreté nulle part et chacun risque à tout moment de subir le supplice d’interminables proses et de milliers de vers, sans même que le prétexte longtemps allégué pour justifier ces séances, à savoir l’avis de l’auditeur, ne soit invoqué aujourd’hui ; en effet tout se passe manifestement dans le seul but de donner à l’auteur le plaisir d’être écouté et de se voir discerner à la fin les compliments obligés. Je crois vraiment qu’il est peu d’occasion où apparaisse davantage la puérilité foncière de l’homme et où l’amour de soi puisse conduire à un tel degré d’aveuglement et de sottise. Il est remarquable de voir à quel point peut s’abuser notre esprit ; en effet chacun connaît bien l’indicible ennui qu’il y a à écouter les productions des autres ; et lorsqu’à son tour il veut faire entendre les siennes, il ne peut manquer de voir ses invités blêmir et prétexter toutes sortes d’empêchements afin de s’éclipser. Mais rien ne l’arrête et c’est avec une ténacité de fer et la voracité d’un fauve affamé qu’il traque sa proie par toute la ville et, l’ayant rattrapée, la ramène vers son triste destin. Il peut bien, durant la lecture, sentir, aux bâillements, aux contorsions, aux grimaces et à mille autres signes, quelle mortelle angoisse étreint son auditoire, mais il n’en poursuit qu’avec plus d’acharnement sa harangue, criant à en perdre la voix pendant des heures, que dis-je, des journées et des nuits entières ; et ses auditeurs sont depuis longtemps tombés en syncope lorsqu’il cède lui-même à la fatigue, épuisé, mais non repu. Il est certain qu’au moment où l’homme assassine ainsi son prochain, il ressent un plaisir céleste presque surhumain, sinon nous ne verrions pas tant de gens déserter pour ce dernier tous les autres plaisirs, jusqu’à en oublier le manger et le dormir et à perdre de vue la vie et le monde. En fait, l’homme est persuadé d’exciter l’intérêt de toute personne à laquelle il s’adresse, car autrement il irait déclamer dans le désert plutôt que devant un public. Or, chacun sait par expérience quel plaisir éprouve celui qui entend de tels discours (je dis bien entend et non écoute), et j’en connais beaucoup qui lui préféreraient n’importe quel châtiment corporel. Ce massacre n’épargne pas les récits les plus beaux et les mieux tournés, qui sitôt que leur auteur en donne lecture, deviennent mortellement ennuyeux. A ce propos, un philologue de mes amis notait que s’il est vrai qu’Octavie s’est évanouie en entendant Virgile lire le sixième livre de l’Enéide, ce n’est probablement pas tant à cause du souvenir de son fils Marcellus qu’en raison de l’ennui distillé par la lecture.

Tels sont les hommes. Et telle est la maladie dont est affligée l’espèce humaine : une manie barbare, ridicule et indigne d’une créature rationnelle, un véritable fléau, commun aux peuples les plus raffinés, à tous les caractères et à toutes les époques. Italiens, Français, Anglais, Allemands ; hommes de grand conseil, pleins de talents et de mérites ; parfaits hommes du monde, exquis de manières, friands d’épingler les ridicules et de les railler, ils deviennent tous des enfants cruels lorsqu’ils ont l’occasion de réciter leurs écrits. Ce vice n’est pas seulement l’apanage de notre époque, il fut aussi le lot de celle d’Horace, à qui il paraissait déjà insupportable, et de celle de Martial, qui, à un flatteur lui demandant pourquoi il ne lisait pas ses vers, répondit : pour ne pas avoir à entendre les tiens.

Il en fut de même à la meilleure époque des Grecs : Diogène le Cynique se trouvait un jour en compagnie de quelques personnes qui se mouraient d’ennui à une lecture de ce genre ; voyant l’auteur arriver à la fin de son rouleau, il dit : Courage, les amis, je vois la terre !

Mais aujourd’hui le phénomène a pris de telles proportions que les auditeurs, même forcés, peuvent à peine satisfaire aux exigences des auteurs. Conscients du problème et persuadés que réciter ses œuvres fait partie des besoins naturels de l’homme, des gens industrieux de ma connaissance ont eu l’idée de s’en faire, comme pour tout autre besoin public, une source de revenus. A cet effet, ils ouvriront bientôt une école, une académie ou un athénée d’auditions ; là, à toute heure du jour ou de la nuit, eux-mêmes ou du personnel salarié écouteront tous ceux qui voudront lire leurs œuvres selon un tarif précis : pour la prose, un écu la première heure, deux la seconde, quatre la troisième, huit la quatrième et ainsi de suite en progression géométrique. Pour la poésie, le double ; et pour tout passage déjà lu une fois, une lire par vers. Si l’auditeur s’endort, un rabais d’un tiers sera accordé sur le total. En cas de convulsions, de syncopes et autres incidents plus ou moins sérieux survenant en cours de lecture, l’établissement sera pourvu de sels et de remèdes administrés à titre gratuit. Ainsi, en exploitant commercialement un organe aussi peu rentable que les oreilles, on ouvrira un nouvel horizon à l’industrie, et l’on contribuera à l’enrichissement général.

 

 

 

Giacomo Leopardi, Choix de Pensées

Traduit de l’italien par Joël Gayraud


mercredi 15 décembre 2021

On ferme la porte, on ferme les portes (pour David)

 

On ferme la porte

On ferme les portes

On ferme toutes les portes

 

Au nez des pouilleux

Des étrangers

Des débarqués de la veille

 

Faut pas délirer

On ne peut pas accueillir

Toute la misère du monde

Parmi ces gueux

Il y a des gens dangereux

Qui sait des terroristes

De futurs assassins

Vous voulez être leurs complices

Nous non !

 

On ferme la porte

On ferme les portes

On ferme toutes les portes

 

Faut pas délirer

L’accueil inconditionnel

C’est un rêve de philosophe

Ou de pèlerin naïf

Nous on a la tête sur les épaules

Et des murs à construire

Et tant pis s’ils crèvent

À nos frontières

C’est pas écrit Eldorado !

 

On ferme la porte

On ferme les portes

On ferme toutes les portes

 

On est si bien au chaud

Entre nous devant nos écrans

Tandis que nos imprécateurs

Font le show permanent !

 

On ferme les portes

On ferme les portes

On ferme toutes les portes…

 


Le philosophe de « l’hospitalité » qui ne peut être que « inconditionnelle » est Jacques Derrida (1930-2004). Il a bien été dit récemment par je ne sais quel salaud de CNews ou autre chaîne du même niveau que les réfugiés syriens massés à la frontière polonaise pouvaient crever : ce n’est pas notre affaire. Frédéric Perrot.

L'adieu (un poème d'Yves Bonnefoy)


 

« La poésie comme l’amour doit décider que des êtres sont. »

                                                                                                      Yves Bonnefoy

 

Nous sommes revenus à notre origine.

Ce fut le lieu de l’évidence, mais déchirée.

Les fenêtres mêlaient trop de lumières,

Les escaliers gravissaient trop d’étoiles

Qui sont des arches qui s’effondrent, des gravats,

Le feu semblait brûler dans un autre monde.

 

Et maintenant des oiseaux volent de chambre en chambre,

Les volets sont tombés, le lit est couvert de pierres,

L’âtre plein de débris du ciel qui vont s’éteindre.

Là nous parlions, le soir, presque à voix basse

À cause des rumeurs des voûtes, là pourtant

Nous formions nos projets : mais une barque,

Chargée de pierres rouges, s’éloignait

Irrésistiblement d’une rive, et l’oubli

Posait déjà sa cendre sur les rêves

Que nous recommencions sans fin, peuplant d’images

Le feu qui a brûlé jusqu’au dernier jour.

 

Est-il vrai, mon amie,

Qu’il n’y a qu’un seul mot pour désigner

Dans la langue qu’on nomme la poésie

Le soleil du matin et celui du soir,

Un seul le cri de joie et le cri d’angoisse,

Un seul l’amont désert et les coups de haches,

Un seul le lit défait et le ciel d’orage,

Un seul l’enfant qui naît et le dieu mort ?

 

Oui, je le crois, je veux le croire, mais quelles sont

Ces ombres qui emportent le miroir ?

Et vois, la ronce prend parmi les pierres

Sur la voie d’herbe encore mal frayée

Où se portaient nos pas vers les jeunes arbres.

Il me semble aujourd’hui, ici, que la parole

Est cette auge à demi brisée, dont se répand

À chaque aube de pluie l’eau inutile.

 

L’herbe et dans l’herbe l’eau qui brille, comme un fleuve

Tout est toujours à remailler du monde.

Le paradis est épars, je le sais,

C’est la tâche terrestre d’en reconnaître

Les fleurs disséminées dans l’herbe pauvre,

Mais l’ange a disparu, une lumière

Qui ne fut plus soudain que soleil couchant.

 

Et comme Adam et Ève nous marcherons

Une dernière fois dans le jardin.

Comme Adam le premier regret, comme Ève le premier

Courage nous voudrons et ne voudrons pas

Franchir la porte basse qui s’entrouvre

Là-bas, à l’autre bout des longes, colorée

Comme auguralement d’un dernier rayon.

L’avenir se prend-il dans l’origine

Comme le ciel consent à un miroir courbe,

Pourrons-nous recueillir de cette lumière

Qui a été le miracle d’ici

La semence dans nos mains sombres, pour d’autres flaques

Au secret d’autres champs « barrés de pierres » ?

 

Certes, le lieu pour vaincre, pour nous vaincre, c’est ici

Dont nous partons, ce soir. Ici sans fin

Comme cette eau qui s’échappe de l’auge.

 


Mon rêve familier (poème de Paul Verlaine)


 

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,

Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

 

Car elle me comprend, et mon cœur transparent

Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

 

Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.

Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

 

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a

L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

vendredi 10 décembre 2021

Inside Susan, a short story by Pulp (pour Anton)

Colère (un texte d'Henri Michaux, pour Anne)


La colère chez moi ne vient pas d’emblée. Si rapide qu’elle soit à naître, elle est précédée d’un grand bonheur, toujours, et qui arrive en frissonnant.

Il est soufflé d’un coup et la colère se met en boule.

Tout en moi prend son poste de combat, et mes muscles qui veulent intervenir me font mal.

Mais il n’y a aucun ennemi. Cela me soulagerait d’en avoir. Mais les ennemis que j’ai ne sont pas des corps à battre, car ils manquent totalement de corps.

Cependant, après un certain temps, ma colère cède… par fatigue peut-être, car la colère est un équilibre qu’il est pénible de garder… Il y a aussi la satisfaction indéniable d’avoir travaillé et l’illusion encore que les ennemis s’enfuirent renonçant à la lutte.

 

 

                                         Ce court texte appartient à Mes propriétés (1930)

 

 


       Un texte à la manière de, en hommage à Henri Michaux :

       https://beldemai.blogspot.com/2018/02/lancer-du-poids-la-maniere-de.html


mercredi 8 décembre 2021

François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise (deux extraits)

 


La thérapeutique est ton domaine d’excellence. Le réel tu ne veux pas qu’il te rentre dedans ; tu ne veux pas le penser, tu veux en guérir – le réparer. La réparation est une variante bienveillante de la dissimulation.

Témoin de mon mal de dos, tu me conseilles des soins. Tu es toujours prodigue dans ce domaine. Toujours sous la main trois ostéos miracles et pourquoi pas un psy. Car je somatise, tu l’affirmes. J’en ai plein le dos. Au minimum un peu de méditation me ferait du bien. Souviens-toi, sans cesse tu m’invitais à m’y adonner, promettant qu’elle m’apaiserait. Il t’échappait juste que je ne veux pas la paix. Je ne veux pas me guérir du réel. Je ne veux pas de ce bien-être devenu ton idole. Tu prends soin de toi, tu manges léger et sain, tu arrêtes la viande rouge moins par égard pour les bœufs que pour tes artères, tu te mets au running, tu t’étires en mesurant ton pouls, tu es mobile, tu fais de la marche – nordique. Tu t’entretiens. Tu veux durer toujours plus. Ton avant-garde californienne investit des milliards pour recoder ton ADN, supprimer la maladie dans l’œuf, supprimer l’œuf. Tu vas vraiment finir par ne plus mourir. Ta pulsion conservatrice sera consommée.

 

 

La pensée est violente parce qu’elle capte le réel qui est violent.

Ta carence en sens tragique te rend sans doute cette assertion inaudible, mais sache que le réel est violent. Le réel s’éprouve à la violence qu’il me fait.

Ton réel évidé, c’est le réel vidé de sa substance, de sa violence.

Mon mode libéral m’a rendu craintif de la violence du réel. Si le surhomme se reconnaît à la quantité de réel qu’il peut encaisser, alors je suis autant que toi un spécimen du dernier homme décrit par Nietzsche.

Je suis en bout de chaîne, en fin de race, un rien m’effraie. Je ne fais pas le fier devant la violence. Au Bataclan j’aurais fait le mort. Sauvé, j’aurais pleuré ma mère et à l’heure qu’il est j’en serais encore tout pantelant.

Devant la violence, je cède comme chacun à une panique indigne.

Ma seule dignité est de la penser.

Je ne suis pas courageux, mais je peux au moins exercer ce moindre courage de penser ce qui vient. À moi non plus il n’arrive rien, mais au moins puis-je faire qu’il m’arrive de penser.

 

 

Les deux extraits appartiennent aux dernières pages du livre de François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise.

lundi 6 décembre 2021

Sur des cordes (pour Fatiha)

 

                              Comme la main du musicien

                               Sur sa mandole

                               Je me promène sur des cordes

 

 

       Toute la sainte journée, je me promène sur des cordes que d’autres ont tendues avant moi au-dessus des eaux boueuses du marécage. Leur curieux agencement peut faire songer à la toile d’une araignée, mais mon filet, comme j’aime à l’appeler, est un assemblage beaucoup plus rustique : il est constitué de lianes noueuses suffisamment solides pour supporter le poids d’un être tel que moi et l’ensemble témoigne d’une ingéniosité technique assez rudimentaire. C’est ici que je vis, que j’ai grandi. Tel est mon monde. Il ne me semble pas en avoir connu d’autres. Je me nourris de feuilles et de petits insectes. Je bois l’eau tiède des pluies. L’essentiel de mon temps, je le consacre à ce que je nomme le travail d’entretien. Car si toute la sainte journée, je me promène sur des cordes, c’est qu’il s’agit pour moi de perfectionner mon filet qui est ancien, m’a précédé, que d’autres ont construit, tendu au-dessus du marécage et qui connaît l’usure. Mes nuits, je les passe dans l’une de ces niches suspendues parmi les branches, qu’il me semble avoir toujours connues, au point de supposer peut-être arbitrairement que j’ai dû naître dans l’une d’entre elles. En tous cas ces niches m’incitent à penser qu’à une certaine époque, un petit groupe au moins d’êtres semblables à moi a vécu ici au-dessus du marécage, avant de disparaître pour une raison que j’ignore. Je n’en ai aucun souvenir, il me semble avoir toujours été seul et que j’ai simplement reçu leurs constructions, leur petit monde, en héritage.

 

 

                                           Le texte a été écrit en mars 2014. Frédéric Perrot.