mercredi 27 novembre 2019

En eaux profondes (autre poème d'après un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Heureux celui pour qui l’oiseau
N’évoque pas une cage,
Et plus heureux encore

Celui pour qui les eaux profondes
N’ont pas la couleur froide
Des désirs de noyade,

Font sans douleur éclore
Des tourbillons d’images :

Une vie féconde,
La femme gironde,

La nage d’un rêveur
Sur une étendue plane...

        
                                                                  Frédéric Perrot

Le randonneur des Vanuatu (poème d'après un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Si le jaune est la couleur
De la vie
Comme le prétendait
Kandinsky
Le vert est sans doute celle
Du paradis

Un paradis terrestre
Dont l’attribut
Le plus remarquable
Serait l’absence
De tout bruit humain
Et dans lequel évolue

Le randonneur des Vanuatu
Penché dans son effort
A l’ombre d’un volcan
Sur le chemin qui sinue

Au cœur d’une nature
Prodigieuse
Exubérante végétation
Et chutes d’eau !



                                                                 Frédéric Perrot

mardi 26 novembre 2019

Le nageur (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Afin de changer d’air, il était parti à l’étranger, dans une petite station balnéaire de la côte italienne.
Il était midi, la plage était quasi déserte. De loin en loin, il apercevait deux ou trois hommes seuls étendus sur des serviettes et qui devaient suer à grosses gouttes. Il y avait aussi une famille dont les parents comme les enfants semblaient stupéfiés par le soleil, tous ayant trouvé refuge sous un parasol blanc. Il était seul dans l’eau et il nageait avec bonheur.
A un moment, alors qu’il accomplissait ses mouvements avec attention – il n’était qu’un piètre nageur qui n’avait appris que la brasse –, il connut une curieuse extase. Comme si son bonheur, le silence, la beauté du monde qui l’entourait, la conjonction de tout cela avait donné à sa pensée des perspectives plus vastes et insoupçonnées, il songea sans effort particulier que des milliers d’années auparavant des hommes et des femmes à moitié sauvages avaient dû se baigner dans cette même eau, courir sur cette plage, muettement émerveillés de toute cette splendeur. Un instant, dans le mouvement des vagues, il eut même la vision fugace de leurs corps mats et robustes, comme si ces lointains ancêtres, ces bons sauvages avaient nagé à ses côtés…
Ce n’était qu’une illusion.
Il sortit de l’eau. La plage bruissait de monde. Un avion traînant derrière lui une banderole publicitaire passa dans le ciel et rompit définitivement le charme. Ce n’était qu’une illusion…
Mais comme sa pensée lui semblait en général contingente, sans horizon, décevante, il ne fut pas mécontent de cette courte échappée, ce rapide saut dans le temps et se promit de s’en souvenir, les jours où il serait malheureux.

                                     
                                                                               Frédéric Perrot

vendredi 22 novembre 2019

Uchronie


L’histoire humaine ne nous plaît pas
Depuis au moins deux mille ans

Si les Romains avaient pu rester eux-mêmes
Si la misérable secte chrétienne n’était pas devenue l’Eglise

Le Moyen-âge aurait mieux respiré
Sans les bûchers de l’Inquisition

Dans un autre ordre d’idées
Nous aurions préféré aussi
Que Mahomet ne fût pas épileptique…

Nous aimerions faire tomber les événements
Comme dominos

Naufrages pour les vaisseaux espagnols de Cortez
Fausses couches pour les mères de tous les tyrans

Nous aimerions infléchir l’histoire
Dans le sens de l’atonie

Nous acceptons que la vie soit brève
Mais nous la souhaiterions paisible !




         Le thème du voyage dans le temps, le fait de modifier le passé pour qu’un avenir meilleur survienne, est celui que je préfère dans la littérature de science-fiction. Cela échoue souvent… Dans le roman de Stephen King, 22/11/63, le personnage qui peut voyager dans le temps, parvient à empêcher l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas. Mais dans cet univers alternatif, où Kennedy n’est pas mort, l’histoire de la société américaine dans les décennies suivantes se révèle pire encore, catastrophique…
 Le texte appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines (septembre 2015). Frédéric Perrot

lundi 18 novembre 2019

La politesse de vivre (courte variation)


         Pour Alain,


La solitude est un luxe périlleux. A trop vivre seul, on finit par ne plus supporter personne.

On peut envier à Ian Curtis sa sombre élégance et ses tenues impeccables, mais jamais la terrible interrogation de ses grands yeux effrayés…

J’ai appris la politesse de vivre, c’est-à-dire qu’instruit par l’expérience, je tais hypocritement ce qui me tient à cœur.

Chaque jour je m’éloigne un peu plus de mes frères et je trahis l’écriture.

La haine de soi ne saurait être un horizon.

Avec l’âge, tu as compris que la femme qui te plaît sera toujours celle qui passe et disparaît.

Je n’ai pas renoncé à la beauté de mon désir, dont vous n’avez aucune idée !

Nihiliste. Je me trouve très bien dans mon époque, pour le plaisir d’en penser tant de mal…


                                                                  Frédéric Perrot – novembre 2019

dimanche 17 novembre 2019

La politesse de vivre (fragments choisis d'Alain M.)


D’aussi loin que je me souvienne l’on ne m’a jamais enseigné la politesse de vivre.
Donc je ne pratique pas.

***

Il est bien loin le temps où l'envie prenait le pas sur la paresse. C’est regrettable car je ne connais rien de plus poétique que l’envie. Son absence est une injure à la vie.

***

Chaque jour je m’éloigne un peu plus de l’écriture et je trahis ma mère.

***

La peur d’être seul fait faire aux gens à peu près tout et n’importe quoi.

***

J’ai renoncé presque à tout. Mais pas encore à vivre.

***

Je n’aime pas travailler. Je préfère errer le regard vide ou faire l’amour le cœur lourd.

***

Il n’y a rien de plus doux que de régresser.

***

J’aimerais bien avoir de temps en temps des chemises et des pantalons aussi bien repassés que celles et ceux de Ian Curtis. Mais c’est comme pour le reste, cela se mérite et il faut en avoir vraiment envie.

***

Autrefois, lorsque tu croisais une femme qui te plaisait, tu avais encore le courage de la regarder droit dans les yeux.
Aujourd’hui, tu préfères baisser la tête et te concentrer sur quelque chose de plus réaliste et à ta mesure, comme par exemple rater ta vie en fuyant l’amour.

***

Moi je n’ai le désir et la volonté de rien. Ainsi je suis sûr de réussir.

***

Vivre le moment présent est au-dessus de tes moyens. Voilà une bonne raison pour ne pas t’aimer.

***

Tu n’aurais jamais imaginé finir si hagard, si loin de toi et des hommes.
C’est l'incompréhension la plus totale.

***

Tu voudrais revenir au 20ème siècle, rentrer chez toi.




                                                                               Novembre 2019

samedi 16 novembre 2019

La relâche (poème pour Alain Minighetti)

dessin d'Alain M.


Aujourd’hui on fait relâche

Nous pourrons nous remettre
Des faux plats de la veille
De l’effort prolongé
Pour être présents au monde

Aujourd’hui on fait relâche

Nos muscles se détendent
Nos douleurs se font sourdes
Et dans une chaise longue

Nous pourrons nous remettre
De nos échappées belles
De l’effort prolongé
Pour fuir le peloton
Sortir du ventre mou
Pour être absents au monde
Avant d’y revenir…

Aujourd’hui on fait relâche

Nos yeux se ferment doucement
Nous sommes soulagés
Et dans un grand lit blanc

Nous pourrons nous remettre
Des sommets vite atteints
Et des longues descentes

Nous pourrons nous remettre
De l’effort insensé
Pour être présents au monde

Conspués par les foules
Qui n’aiment pas les derniers
Qui n’aiment pas les perdants…

Aujourd’hui on fait relâche…
Mais demain la course reprend


Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

dimanche 10 novembre 2019

dans l'isoloir de la nuit (titre pour une composition d'Eric Doussin)

Eric Doussin


Les souvenirs reviennent en force
Dans l’isoloir de la nuit :
L’âme délibère avec elle-même…


                                                      Frédéric Perrot – Novembre 2019

En territoire ennemi (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


J’étais en territoire ennemi. Fuyant les périls, j’avais passé sans le savoir la frontière et j’étais à présent en danger de mort. Je devais me cacher ; mais où se cacher, alors que tout, aux alentours, n’était qu’une vaste étendue désertique, une étendue sans arbres, ni reliefs, et où l’atmosphère même était viciée par une poussière rouge dont je n’ignorais pas qu’elle était nocive ?
Et je marchais, je marchais, j’avançais au hasard, en cherchant en vain à me couvrir le visage avec un vieux chiffon dégoûtant trouvé dans la carcasse d’un véhicule. Je savais que la zone irradiée n’était guère surveillée ; mais que dans le ciel, fendant la masse confuse des nuages, pouvaient toujours apparaître des patrouilles héliportées qui feraient feu immédiatement, sans sommation.
Dans ma situation, égaré au milieu de nulle part, j’étais une cible rêvée et j’épiais anxieusement l’horizon, attentif à tout bruit qui m’eût annoncé l’imminence de la fin… Les cadavres criblés de balles, à moitié recouverts par le sable et que je considérais de loin, puisque je ne voulais pas m’en approcher par peur de la contamination, rendaient mon angoisse tangible et pénible.
J’avais aussi terriblement soif, la soif me harcelait. Il n’y avait ni eau, ni même un petit caillou grâce auquel j’aurais pu la tromper un moment. L’idée que j’allais mourir de soif me faisait soudainement perdre la tête et je courais, éperdu, en proie à des hallucinations maladives. Emporté par ma course, je trébuchais, je tombais. Le sable mêlé de poussière rouge me brûlait le visage et je me relevais en un bond, comme fouetté. J’essayais de me raisonner, mais je n’y parvenais pas, tant était aveuglante cette évidence : de toutes les manières, j’allais mourir ici, en territoire ennemi, loin de ceux que j’avais aimés et perdus.



Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

vendredi 8 novembre 2019

Rien n'est impossible


Even the stars look brighter tonight
          Nothing’s impossible
          I still believe in love at first sight
          Nothing’s impossible
     Dave Gahan, Nothing’s impossible


Il se le dit, se le répète, rien n’est impossible, il suffit de fendre la mer gelée qui est en nous, qui disait cela ? Il se le dit, se le répète, rien n’est impossible, parfois quelques brindilles humides suffisent à déclencher un feu de joie…

Il se le dit, se le répète, rien n’est impossible, c’est ce dont il faut se convaincre, malgré la cruelle froideur des regards qui passent, malgré le sang dans la neige, rien n’est impossible… Il se le dit, se le répète, rien n’est impossible, c’est ce dont il faut se convaincre, même en soufflant sur ses doigts engourdis, même en se frottant ses mains rougies par les engelures, rien n’est impossible… Il se le dit, se le répète avec un sourire amer, rien n’est impossible, puisque la planète et le climat paraît-il se réchauffent…

Pourquoi alors a-t-il sans cesse si froid ?

Et pourquoi alors en vient-il à penser qu’établir même un contact, un rapport humain est une tâche aussi désespérée que sculpter un bloc de glace avec une épingle à nourrice

Mais il se le dit, se le répète, souriant de sa propre amertume, rien n’est impossible, c’est ce dont il faut se convaincre, malgré les yeux inertes vitrifiés, malgré les souffles qui ne sont que buée, rien n’est impossible, rien n’est impossible, c’est ce dont il faut se convaincre, malgré les lèvres bleuies, le sang dans la neige, l’imperturbable dérive des banquises…


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         Qui disait cela au sujet de « la mer gelée en nous » ?  Nul mystère. Franz Kafka, dans une lettre de jeunesse : « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. ». Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012)

       Pour écouter le morceau de Depeche Mode, Nothing’s impossible, à l’origine du texte : https://youtu.be/RCiOYGcHALU
  
                                                                                              Frédéric Perrot, novembre 2019