samedi 28 novembre 2020

La Mariée infidèle (poème de Federico Garcia Lorca, traduction Guy Debord)

Guy Debord

 

Et moi qui, sans m’en douter,
L’ai menée à la rivière !
Je croyais qu’elle était fille,
Mais elle avait un mari.
Pour la nuit de la Saint-Jacques,
Tout paraissait convenu.
Sitôt les lampes éteintes
Et les grillons crépitant,
Au dernier tournant des rues
J’ai touché ses seins dormants
Mais vite éveillés pour moi,
Grappes de jacinthes écloses.
L’amidon de son jupon
Me crissait dans les oreilles
Comme une pièce de soie
Quand dix couteaux la déchirent.
Sans clair de lune à leurs cimes,
Les arbres se font plus hauts.
L’horizon des chiens aboie
Loin, très loin de la rivière.
 
Passés les mûres sauvages,
Les épines et les joncs,
Elle a défait ses cheveux,
Aplani pour nous la rive.
J’ai enlevé ma cravate.
Elle a enlevé sa robe.
Moi, ceinture et revolver.
Elle, ses quatre corsages.
Odorant nard, coquillages,
Rien ne se peut voir si fin.
Ni le miroir sous la lune
N’éblouit de cet éclat.
Ses cuisses, qui m’échappaient
Comme des poissons surpris,
C’était le feu tout entier,
Et aussi la fraîcheur même.
Cette nuit-là, j’ai couru
Dans le meilleur des chemins,
Montant pouliche de nacre,
Sans étriers et sans brides.
Je n’ose dire, étant homme,
Les choses qu’elle m’a dites.
Le grand jour de la raison
M’incite à plus de réserve.
Je la ramenai salie
Par les baisers et le sable.
Contre le vent bataillaient
Les iris et leurs épées.
 
Tel que je suis, je dois vivre :
Comme un gitan authentique.
J’offris un beau nécessaire
De couture, en paille rase.
Et je n’ai donc pas voulu
Devenir amoureux d’elle,
Parce qu’étant mariée
Elle a dit qu’elle était fille,
En venant vers la rivière.
 
 
                                 Guy Debord, Œuvres, Quarto Gallimard, p.1654-1655.

lundi 23 novembre 2020

L'enfant de Pompéi (poème de Primo Levi)

Primo Levi

 

Puisque l’angoisse de chacun est notre angoisse,
Nous revivons toujours la tienne, enfant gracile,
Qui t’es blottie contre ta mère, éperdument,
Comme si tu voulais te réfugier en elle,
Quand tout noir, à midi, le ciel est devenu.
En vain, parce que l’air transformé en poison
A filtré jusqu’à toi par les fenêtres closes
De ta maison tranquille, aux murs si rassurants,
Qu’avaient ravie tes chants et tes rires timides.
Des siècles ont passé, la cendre faite pierre
Emprisonne à jamais la grâce de ton corps.
Ainsi restes-tu parmi nous, convulsif moulage de
            plâtre,
Agonie infinie, terrible témoignage
Du cas que font les dieux de notre race altière.
Rien, cependant, ne reste parmi nous, de ta lointaine
            sœur,
De l’enfant de Hollande, entre quatre murs emmurée,
Qui écrivit pourtant sa jeunesse sans lendemain :
Ses cendres ont été dispersées par le vent, muettes,
Et un cahier jauni renferme sa vie brève.
Plus rien ne reste de l’écolière d’Hiroshima,
Ombre clouée au mur par la lumière de mille soleils.
Puissants de la terre, maîtres en nouveaux poisons,
Tristes gardiens secrets du tonnerre définitif,
Les fléaux du ciel amplement nous suffisent.
Avant que d’appuyer du doigt, arrêtez-vous, réfléchissez.
 
                                               20 novembre 1978
 

 
          Ce poème est extrait du livre À une heure incertaine, recueil qui va de février 1943 à janvier 1987 et rassemble toute l’œuvre poétique de Primo Levi
         
         À une heure incertaine, Arcades Gallimard, 1997. Traduit de l’italien par Louis Bonalumi. Préface de Jorge Semprun.   

samedi 21 novembre 2020

Mosaïque

 


Passant devant la mosaïque
Le spectateur distrait
S’arrête un instant
 
La scène est charmante
Les couleurs lui plaisent
Le bleu du fond
Le blanc des oiseaux
 
Trois colombes
Autour d’un coffre ouvert
Où l’une dérobe
Un collier de perles
 
Il pense à la patience
Des artisans de Pompéi
À ses propres efforts
S’éloigne en soupirant
 
 
 
            Le poème appartient au recueil Mosaïques contemporaines (septembre 2015). Frédéric Perrot.

mercredi 18 novembre 2020

Paul Valéry, London-Bridge (extrait de Tel quel)

 

Claude Monet

Je passai, il y a quelques temps, sur le pont de Londres, et m’arrêtai pour regarder ce que j’aime ; le spectacle d’une eau riche et lourde et complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément chargée d’une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants, les actes bizarres qui balancent dans l’espace balles et caisses, animent les formes et font vivre la vue. Je fus arrêté par les yeux ; je m’accoudai, contraint comme par un vice. La volupté de voir me tenait, de toute la force d’une soif, fixé à la lumière délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je sentais derrière moi trotter et s’écouler sans fin tout un peuple invisible d’aveugles éternellement entraînés à l’objet immédiat de leur vie. Il me semblait que cette foule ne fût point d’êtres singuliers, ayant chacun son histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un destin ; mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et précipité passer monotonement le pont. Je n’ai jamais tant ressenti la solitude, et mêlée d’orgueil et d’angoisse ; une perception étrange et obscure du danger de rêver entre la foule et l’eau. Je me trouvais coupable du crime de poésie sur le pont de Londres.
 
           Ce malaise indirect s’exprimait vaguement. J’y reconnaissais la saveur amère d’une culpabilité mal définie, comme si j’eusse commis quelque grave manquement à une loi cachée, sans aucun souvenir ni de ma faute, ni de la règle même. N’étais-je point soudain retranché des vivants, quand c’était moi qui leur ôtais la vie ? (Ces derniers mots, sur un air imaginaire d’opéra, se mirent à chantonner en moi…) Il y a du coupable dans tout être qui s’écarte. Un homme qui songe, songe toujours contre le monde habitable. Il lui refuse sa part ; il éloigne le prochain à l’infini. 

Ce port fumant, cette eau sale et splendide, ces pâles cieux dorés, souillés, riches et tristes, exerçaient sur ma vie une puissance telle, une telle vertu de fascination, que, perdu au milieu des trésors du regard, je devenais, frôlé de tous ces hommes pourvus d’un but, essentiellement dissemblable.

 


         Dans « Souvenir actuel », Paul Valéry écrit également : « J’étais à Londres en 1896, fort seul, quoique obligé par mes occupations de voir quantité de personnes, et des plus pittoresques, chaque jour. J’aimais Londres, qui était encore assez étrange, et assez « Ville de la Bible », comme dit Verlaine : nul ne l’a mieux décrite en quelques vers. » 

lundi 16 novembre 2020

Travailler fatigue (poème de Cesare Pavese)


Cesare Pavese

Traverser une rue pour s’enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n’est plus un enfant
et il ne s’enfuit pas de chez lui.

En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d’une avenue aux arbres inutiles, s’arrête.
Est-ce la peine d’être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C’est pour ça que parfois
il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.

Ce n’est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu’on rencontre quelqu’un, mais si on erre dans les rues,
on s’arrête parfois. S’ils étaient deux,
simplement pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève plus les yeux :
il sent seulement le pavé qu’ont posé d’autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n’est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
qui, si on l’en priait, donnerait volontiers un foyer.


Traduction de Gilles de Van. 

lundi 9 novembre 2020

L'exceptionnel est la juste mesure du temps


Paul Valéry à son bureau, en 1935


Comme disait Paul Valéry,
 
Je ne suis pas une tireuse de cartes,
Et de l’avenir je ne sais rien…
 
Mais on peut l’imaginer,
Ce n’est pas rassurant.
 
Ils nous diront sans doute ensuite :
L’exceptionnel est la juste mesure du temps.
 
Ce qui a valu une fois vaudra dorénavant.
Habituez-vous à l’état de crise permanent…
 
Bien sûr ils ne le diront pas aussi clairement,
Cela sera juste inscrit dans les lois…
                            
 

    J’ai écrit ce poème, car c’en est un malgré tout en avril 2020, pendant le premier confinement. A quand le troisième, le quatrième, etc…
    Les mesures d’exception succèdent aux mesures d’exception et depuis 2015, nous avons vécu pendant plus de deux ans et demi sous le régime de « l’état d’urgence ».
    Le risible Olivier Véran qui s’inquiète tant avec des accents de fausset de « la réalité dans nos hôpitaux » semble moins s’alarmer de ce déni de démocratie, invitant les députés de l’opposition à l’Assemblée nationale à sortir « d’ici ». Frédéric Perrot 

dimanche 8 novembre 2020

Deux extraits encore de Mosaïques contemporaines

Face au rien qui obsède

 
Confits en dévotion face au rien qui obsède
Parfois à peine écrits les mots dégoûtent sans remède
 
Nous oublions le jour nous oublions l’année
Nous prétendons nouvelles des tristesses passées
 
Tels seront les fragments d’un poème impossible…
 
Un court tic d’orgueil – mon rien vaut bien votre néant 
Puis tout retourne au silence
 
 
Vernaculaire
 
Nos mots sont de piètres véhicules
Le chemin est heurté et la parole difficile
Verse dans les ornières de l’inarticulé
 
De vastes architectures attestent des splendeurs passées
Le vent soulève des essaims de poussière
Le végétal a disparu
Et d’imposantes carcasses animales
Semblent sur l’horizon plat
Des collines éventrées
 
Notre langue lentement devient vernaculaire
 
 
                                                                                   Frédéric Perrot