vendredi 30 juin 2023

Nous ne laisserons pas la tristesse nous submerger (publication dans le numéro 86 de la revue Lichen, juillet 2023)

 

Dessin de Valentine


                        Pour Valentine,

 

 

Si tu veux être un esprit libre,

Garde-toi de te pencher

Sur les remugles du passé.

Disperse la paille de tes fictions,

 

Et convaincs-toi que jamais 

Ta vie ne fut si malheureuse

Qu’une mémoire fallacieuse

Te le laisse croire !

 

Puis déchire la toile en trompe-l’œil

Des désirs sans lendemain,

Des espoirs déçus,

Des souvenirs paralysants.

 

Si tu veux être un esprit libre –

Même pour un court instant ! –

Oublie ta peur, rejette l’angoisse

Comme un papier qu’on froisse,

 

Et même plongé dans les ténèbres, 

Somnambule et trébuchant,

Reste fidèle à la lumière :

Vois ! rien n’égale la beauté du jour qui point



Pour aller lire la revue Lichen : http://lichen-poesie.blogspot.com/

Pour la publication : 

https://lichen-poesie.blogspot.com/p/frederic-perrot_51.html


lundi 26 juin 2023

Arthur Rimbaud, Aube

Vincent Van Gogh, Le champ de blé (juin 1888)

 

      J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.  

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand-ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.


jeudi 22 juin 2023

The Smiths, How soon is now ? (pour Nico)

 

I am the son
And the heir
Of a shyness that is criminally vulgar
I am the son and heir
Of nothing in particular

 

You shut your mouth
How can you say
I go about things the wrong way ?
I am human and I need to be loved
Just like everybody else does

 

I am the son
And the heir
Of a shyness that is criminally vulgar
I am the son and heir
Of nothing in particular

 

You shut your mouth
How can you say
I go about things the wrong way ?
I am human and I need to be loved
Just like everybody else does

 

There’s a club if you’d like to go
You could meet somebody who really loves you
So you go and you stand on your own
And you leave on your own
And you go home and you cry
And you want to die

 

When you say it’s gonna happen now
When exactly do you mean ?
See I’ve already waited too long
And all my hope is gone

 

You shut your mouth

How can you say
I go about things the wrong way ?
I am human and I need to be loved
Just like everybody else does

 


Pour écouter le morceau : https://youtu.be/4PIi1LWkfDE

lundi 19 juin 2023

D'une statue le baiser

Aphrodite, Détail d'une amphore peinte

 

                                             « I started something I forced you into a zone

                                             and you were clearly never meant to go… »

                                                                            Morrissey                                

 

   Alexandra entre dans l’atelier du sculpteur. Elle a dans la poche de son manteau un long couteau. Ses mains tremblent, mais elle sait qu’elle doit débarrasser le monde de ce monstre : elle en a acquis la certitude deux jours auparavant et elle est prête à l’attendre, cachée dans le noir, elle est prête à l’attendre même si elle doit passer des heures dans le noir. Elle referme doucement la porte, elle a décidé de se cacher derrière le paravent et l’ayant trouvé, après l’avoir un moment cherché à tâtons, elle sort le long couteau de la poche de son manteau et droite comme un i dans l’obscurité, dissimulée par le paravent auquel pend une chemise du sculpteur, elle commence d’attendre en essayant de repousser une nouvelle fois les visions qui depuis deux jours l’assaillent et sans cesse reviennent…

 

   Un monstre, c’est bien un monstre et elle a aimé ce monstre… Elle se sent sale et humiliée comme aucune autre femme avant elle peut-être ne s’est sentie sale et humiliée : elle est humiliée pour de si étranges raisons… Ce qui l’obsède, c’est d’avoir eu des rapports avec ce monstre… Oui, elle a eu des relations sexuelles avec ce monstre, à quatre reprises… Et il l’a touchée, palpée, embrassée et il a été juché sur elle comme il était deux nuits auparavant juché sur l’une de ses statues renversée sur le sol et sur laquelle il faisait simplement ce qu’il aurait fait avec une femme de chair et de sang, accomplissant tous les mouvements qu’un homme accomplit avec une femme de chair et de sang…

   Un court moment, elle n’avait pas compris ce qui se passait… Elle le voyait s’agiter le caleçon sur les chevilles, elle entendait son souffle et les mots presque inaudibles qu’il prononçait… Mais elle ne comprenait pas ce qu’elle voyait, il lui semblait que ce qui indubitablement se passait sous ses yeux l’entraînait à la lisière de quelque zone obscure où elle n’était pas censée aller, où elle n’avait pas envie d’aller et aux limites de laquelle elle avait reculé avec un mouvement de frayeur presque superstitieuse… Et lorsqu’elle avait compris ce qui se passait devant elle à quelques pas à peine de distance, lorsqu’elle s’était résolue à admettre qu’elle ne se trompait pas et qu’elle n’était pas en train de rêver ou de se faire abuser par l’une de ces mises en scène dont le sculpteur aimait à entourer ses jeux érotiques et sa vie entière, morbide était le premier mot qui lui était passé par l’esprit : il ne jouait pas, non, ce n’était pas qu’un jeu, elle ne se trompait pas, tout cela était morbide, morbide et pathétique… Cela n’avait pas duré longtemps, cela ne durait jamais longtemps avec lui, cela elle le savait, elle en avait fait l’amère expérience à quatre reprises ; mais chacun de ses mouvements et de ses gestes, la manière qu’avaient ses mains de caresser la statue, ses lèvres de se presser sur les lèvres inertes, tout, le moindre des quelques instants qu’avait duré l’acte, demeurait dans ses yeux ; comme y demeurait le tremblement imperceptible des innombrables bougies qui disposées partout dans l’atelier éclairaient la scène et conféraient à l’ensemble les apparences d’une sorte de messe noire, de rite secret orchestré par le sculpteur pour son seul plaisir pervers et pathétique… Oui, pendant quelques instants elle avait eu l’impression d’assister à quelque rite secret dont le sculpteur avait découvert la formule ; mais c’était un fou, un malade, il n’y avait aucun secret, aucun mystère, l’explication de ce qu’elle voyait était infiniment plus simple, cet homme était fou, cet homme était un malade, un malade pathétique qui sous ses yeux s’accouplait avec son œuvre…

   Et elle avait reculé comme chassée de l’atelier, elle était déjà à la porte, dans l’escalier et déjà elle était dans la rue… Et c’était comme si une force irrésistible l’entraînait et l’éloignait toujours davantage de la rue et de l’immeuble où habitait le sculpteur… Comme si elle en était chassée par ce qu’elle avait vu et par une force irrésistible qui l’entraînait toujours plus loin et sans qu’elle parvînt à avoir d’autre conscience que celle d’être entraînée au fil des rues comme une feuille morte que chasse un vent violent d’hiver…

   Mais elle était déjà chez elle et n’avait plus aucune conscience du trajet qu’elle avait accompli et qu’elle accomplissait en général en une bonne vingtaine de minutes… Elle était déjà chez elle et elle avait l’impression pourtant que quelques instants à peine la séparaient du moment où dans l’atelier elle s’était sentie enlevée de l’endroit où elle se trouvait pour être jetée vers la porte, l’escalier, la rue… Sentant que sa pensée s’égarait, elle s’était engouffrée sous le porche de son immeuble et avait fermé à double tour derrière elle la porte de son appartement. Et elle avait vomi douloureusement, elle avait vomi renversée au-dessus de la cuvette des toilettes, elle avait vomi comme deux ans auparavant…

   Ce qu’elle avait vu ne quittait pas ses yeux et pour se calmer, elle avait vérifié l’heure sur le petit réveil de sa chambre… Il s’était écoulé un peu plus d’une heure depuis qu’elle avait quitté son appartement pour se rendre sans prévenir chez le sculpteur qui ne lui donnait plus aucune nouvelle et semblait se cacher depuis plus d’un mois.

  

   Elle a froid, elle est droite comme un i dans l’obscurité, dissimulée derrière le paravent, son long couteau à la main, et elle a froid, elle sent qu’elle a froid et que son corps tremble malgré elle ; et pour tromper l’attente, oublier un moment qu’elle a froid, elle se met à fredonner les quelques mots d’une chanson de son enfance, elle sautille sur place, elle se répète les quelques mots de la comptine, elle agite les bras, songe au couteau et cesse aussitôt d’agiter les bras, reprend la comptine, tente de concentrer toute son attention sur les quelques mots qui lentement se perdent… Il lui faut encore attendre, malgré le froid il lui faut encore attendre…

   Oui, elle a aimé ce monstre, elle a été pendant plus de deux ans sa maîtresse, celle qui avait l’honneur d’accompagner le sculpteur, celle au bras de laquelle il aimait à se faire photographier dans les soirées et les réceptions. Elle n’ignorait évidemment pas qu’il entretenait des relations avec un certain nombre d’autres femmes, mais elle était la compagne officielle, celle qu’il se résoudrait un jour à épouser comme il avait une fois osé le prétendre à un journaliste de la revue d’art où elle travaillait…

   C’était d’ailleurs par son travail qu’elle avait fait sa connaissance, lors du vernissage de l’une de ses expositions. Elle y accompagnait un photographe de la revue, qui les avait présentés. Il lui avait serré la main et elle se souvenait de la sensation désagréable qu’elle avait éprouvée au moment où sa main s’était posée avec une mollesse presque agressive dans la sienne. Il ne lui avait pas serré la main, il n’avait fait que poser sa main dans la sienne, cela n’avait duré qu’un instant et il avait retiré sa main naturellement, comme s’il l’avait saluée… Et avec une politesse exquise, sous le regard attentif du photographe qui l’écoutait avec un sourire, il s’était enquis en quelques phrases de son nom et de ce qu’elle écrivait au sein de la revue, puis prétextant de ses devoirs d’hôte il l’avait remerciée pour cet échange à son goût trop bref et avait disparu dans la foule des invités… Quelques semaines avaient passé, elle avait oublié qu’elle avait eu le privilège d’avoir dans sa main celle du célèbre sculpteur et il lui avait téléphoné. Il avait obtenu son numéro par le photographe et comme elle lui avait été très sympathique, il lui proposait de lui accorder un entretien pour la revue. Elle avait été évidemment prise au dépourvu, elle avait dû bafouiller quelques mots : la conversation avait encore duré une demi-heure et elle avait accepté. A la revue, tout le monde se disait très satisfait : depuis longtemps, la revue souhaitait consacrer un de ses numéros à l’artiste et l’occasion lui en était offerte… Il avait été bien clair : la seule condition à cet entretien était simple, ce serait elle qui l’interrogerait et personne d’autre, si bien que malgré sa relative inexpérience – elle n’était après tout qu’une petite rédactrice de la revue – on s’était pour ainsi dire empressé de la jeter dans ses bras… Elle avait tout à y gagner ; elle allait interroger un artiste dont la presse spécialisée s’accordait à dire qu’il était important, cet artiste n’aimait pas de tels entretiens, il les refusait presque systématiquement et à elle, au contraire, il lui en offrait un comme sur un plateau : elle allait être connue, son nom allait être connu grâce à cet entretien…

   Cela avait été un cauchemar : les conditions que posait l’artiste et qui évoluaient presque sans cesse étaient impossibles. Il exigeait d’écrire tout, il avait dès le premier jour écarté ses questions comme puériles ou sans intérêt, il avait préparé ses propres questions et il exigeait de tout écrire… Et c’était comme s’il voulait que la moindre de ses paroles fût gravée dans le marbre, il ne lui parlait pas à elle, il voyait à travers elle et il parlait pour l’avenir, la postérité, avec ce sentiment exaltant de ne dire que des phrases importantes et définitives ! Tout était enregistré et il tapait ensuite à la machine le texte qui serait transmis par son intermédiaire à la revue. Seulement, il se rétractait souvent, et de façon imprévisible : il exigeait que le texte lui fût rendu, il le trouvait soudainement mauvais, le déchirait et tout était à recommencer… Au bout de deux mois à ce régime à raison de trois séances de dix heures par semaine, elle était pour de bon tombée dans ses bras : oui, elle était tombée dans ses bras, il l’avait épuisée… Après chaque séance il exigeait encore d’elle qu’elle l’accompagnât dans telle ou telle soirée, dont elle rentrait seule à l’aube, ramenée par un taxi ; et à ce rythme, il l’avait épuisée, l’entraînant dans la ronde folle qu’était son existence ordinaire…

   La première fois, cela avait été dans le parc d’un château, elle était ivre et cherchait le sculpteur dans la foule des invités depuis une bonne heure. Elle ne se sentait pas bien, elle voulait rentrer chez elle, et lorsqu’enfin elle l’avait retrouvé, il lui avait pris la main d’une façon toute nouvelle, elle s’était habituée à la mollesse agressive de son geste qui n’en était pas un, mais dans le parc du château, il lui avait pris la main d’une façon toute différente et l’avait entraînée à l’écart de l’autre côté du petit étang que bordaient des roseaux. Elle était ivre, elle se laissait entraîner et se retournant d’un coup, il l’avait embrassée, l’avait fait tomber dans l’herbe humide, elle n’en avait pas envie, elle était ivre et se sentait nauséeuse, elle n’en avait pas envie, et elle avait eu un court soupir surpris lorsqu’elle l’avait senti entrer en elle : cela n’avait duré qu’un instant, il s’était dressé au-dessus d’elle et avait poussé un bref cri avant de retomber de tout son poids sur elle. Après il s’était rhabillé en toute hâte, comme un enfant pris en faute. Cela avait été son premier rapport avec le sculpteur et les trois autres n’avaient pas été moins décevants et frustrants.

   Le plus étonnant était que cela se fût passé alors qu’elle n’éprouvait aucun désir particulier pour le sculpteur : il la dégoûtait même un peu avec ses étranges manies et ses cheveux rares et blancs. Il avait du ventre et vingt ans de plus qu’elle. Elle n’avait jamais simplement pensé à lui comme à un homme qu’elle aurait pu désirer et cela s’était passé… Et elle vomissait, appuyée contre un arbre. Du jour au lendemain pourtant elle était devenue sa compagne officielle… Et ce fut comme si ces instants sans joie dans l’herbe humide avaient scellé leur union.

   Elle sourit dans l’obscurité, malgré le froid, malgré l’attente, elle sourit, mais c’est un sourire douloureux, à peine un rictus, et il lui faut encore attendre dans ce coin poussiéreux de l’atelier, dissimulée derrière le paravent, son couteau à la main, il lui faut encore attendre… Et au moment où il arriverait et traverserait l’atelier, elle se jetterait sur lui et lui planterait le couteau dans le dos ; et elle débarrasserait le monde de ce monstre…

   Elle ne se soucie nullement des conséquences : elle a décidé qu’elle n’avouerait pas le mobile véritable de l’assassinat. Elle irait se livrer et évoquerait sa jalousie, la haine qu’elle éprouvait pour le sculpteur après tout ce qu’il lui avait fait, elle dirait qu’elle avait prémédité l’assassinat et elle signerait ses aveux… Personne ne saurait jamais qu’elle avait tué le sculpteur pour une raison infiniment plus précise et qui tenait en une petite douzaine de mots : elle avait vu celui qu’elle croyait être son amant s’accoupler avec une statue… Ces mots, elle ne les dirait jamais : la honte l’en retiendrait… Si elle avouait ce qu’elle avait vu, elle avouait par la même le mensonge dont elle avait été la victime pendant plus de deux ans de sa vie. Si elle avouait ce qu’elle avait vu et expliquait que c’était justement ce qu’elle avait vu qui l’avait poussée au meurtre avec le sentiment de libérer ce monde déjà assez opaque d’un monstre, d’un malade, on dirait qu’elle était folle et que c’était elle le monstre, la malade…

   La même nuit, elle a rêvé d’une ville éclairée par les immenses bûchers de l’Inquisition… C’était une ville d’Espagne où elle était allée l’été précédent avec le sculpteur, mais ce n’était plus qu’un décor éclairé par les flammes. Elle errait au hasard des rues et devant les maisons s’empilaient les cadavres des victimes de la peste. Son rêve était confus : il mélangeait tout, l’Inquisition et les souvenirs d’un ouvrage historique qu’elle avait lu, consacré aux grandes pestes en Europe. Cela, elle se l’était dit au réveil, mais cela ne l’avait en aucune manière apaisée… Elle arrivait sur une vaste place envahie par la foule, où le bruit était considérable. On y brûlait des monceaux de cadavres, quatre hommes les extrayaient d’une charrette où ils étaient empilés et les traînaient jusqu’aux bûchers. Au moment où elle détournait les yeux avec une lenteur extrême malgré sa répugnance, elle apercevait un homme qui jetait à toute volée un chat noir dans les flammes. L’homme se retournait vers elle et malgré ses habits et sa jeunesse, elle reconnaissait le sculpteur, il essuyait son front en sueur avec le revers du bras avant de s’éloigner et de se perdre dans la foule et le bruit…

   Le bruit en question était celui du téléphone qui sonnait dans l’autre pièce. Elle avait laissé le téléphone sonner et elle avait pleuré longuement. Oui, elle a pleuré longuement et une bonne partie de la journée elle est demeurée prostrée. Ses pensées lui échappaient, elle cherchait à se rassurer en songeant que les flammes des bûchers s’expliquaient sans doute par les innombrables bougies disposées dans l’atelier, elle tentait de réduire son rêve à quelques éléments disparates et arbitrairement rassemblés, elle cherchait à se soustraire à l’emprise de son rêve… Mais ses pensées lui échappaient, elle se sentait sale, poisseuse, et elle ne parvenait pas à s’arracher à son état de prostration : la seule idée de sortir de son lit, de se lever au lieu de demeurer dans les draps repliée sur elle-même, lui était intolérable. Elle se sentait clouée au lit par ce qu’elle avait vu et la forte impression que lui avait laissée son rêve… Et par moments, dans un violent mouvement de désespoir, elle s’enfouissait le visage dans l’oreiller, comme si elle voulait ainsi chasser ce qu’elle avait dans les yeux…

   Oui, cela a été une journée pénible, affreuse… Et elle songe que les deux années qu’elle a vécues avec le sculpteur n’ont été qu’une vaste tromperie, une sorte de machination, de jeu parfaitement orchestré, un piège qu’on lui a tendu et dans lequel elle est tombée… Elle songe que ces deux années ont été des années dont elle a été privée parce que sans doute « par caprice », il avait téléphoné.

   Et, elle, son tort, c’est de n’avoir jamais rien su dire… Elle n’a jamais eu une conversation de fond avec lui, au sujet de leur étrange couple, de ce que malgré tout ils vivaient ensemble, même si cet « ensemble » ne voulait souvent dire que dans le même endroit, la même réception futile, où toujours à un moment ou à un autre de la soirée, il l’abandonnait et disparaissait parmi les invités. Elle n’a jamais eu une conversation de fond avec lui, il éludait…

   Dans la conversation ordinaire d’ailleurs, il se flattait de ne dire que des futilités et citait volontiers avec onctuosité le mot fameux de Nietzsche sur les Grecs « superficiels…par profondeur ». Avait-il lu Nietzsche ? Elle en doutait : c’était juste un bon mot et un thème à paradoxes…Et jamais elle n’a eu de conversation de fond avec lui, elle s’est seulement laissée manipuler par un marionnettiste à la sexualité trouble…

   Oui, elle a été bien naïve, rien qu’au sujet de leurs quatre malheureux rapports, elle aurait dû parler et dire ce qu’elle pensait… Elle manquait elle-même de confiance dans ce domaine, mais elle savait que ce n’était pas cela la sexualité : un homme qui prend son plaisir rapidement et une femme qui demeure muette, n’ayant pas le temps de penser que cela commence, que cela déjà est fini… Jamais elle n’avait aimé parler en toute franchise de sexualité, et il y avait des mots crus qu’elle ne pouvait se résoudre à prononcer… Mais malgré tout, elle aurait dû parler, dire ce qu’elle pensait : quatre fois en deux ans, elle n’en revient pas elle-même… Par ailleurs il lui faisait tant subir au jour le jour qu’elle ne parvenait que rarement à avoir une perception d’ensemble de la vie qui était la sienne… Ils vivaient trop rapidement et ses réactions et ses humeurs étaient par trop imprévisibles…

   Dans sa vie, comme pour la rédaction de ses entretiens, il se rétractait souvent. Ce qu’on avait cru une heure auparavant se révélait d’un coup sans fondement et il tombait simplement dans des états de léthargie profonde dès que d’un mot, on le contrariait dans ce qu’il avait imaginé. Il avait aussi mais de façon plus irrégulière des crises de nerfs et des accès de brutalité… Et sans cesse il la jetait dans des situations ambiguës ou fausses, sans cesse il la contraignait à n’avoir avec les autres que des rapports équivoques… Elle ne savait jamais à quoi s’en tenir, elle était toujours sans expérience, toujours novice dans un jeu dont les règles changeaient sans cesse et comme étourdie par le mouvement de la ronde… Et puis tant de temps avait passé entre chacun de leurs rapports : elle avait été à chaque fois surprise que cela se reproduise, elle avait été à chaque fois mise devant le fait accompli… Au fond, leur relation n’avait été qu’un perpétuel malentendu dépourvu de sens…

 

   Ah ! si les autres savaient, tous les autres… Ils seraient bien surpris sans doute tous ces admirateurs zélés du sculpteur, tous ces flatteurs, tous ces journalistes et ces savants écrivant de savants articles sur l’importance de son œuvre, l’originalité de sa démarche – ne sculpter que des statues tombées, en morceaux sur le sol comme l’Amour de Verlaine… Cette comparaison avait tellement plu au sculpteur qu’il l’avait reprise à son compte pour affirmer paisiblement qu’il avait plus jeune beaucoup aimé la délicatesse de Verlaine et de ses Fêtes galantes. Avait-il lu Verlaine ? Elle en doutait puisque tout compte fait, elle ne l’avait jamais vraiment vu plongé dans d’autres lectures que celle des articles consacrés à son œuvre. Rien à part son œuvre et les commentaires qu’elle peut susciter, rien au fond ne l’intéresse… Et s’il va dans toutes ces réceptions, toutes ces soirées prétentieuses qui l’épuisent lui aussi, ce n’est au fond que pour entendre les autres lui parler de son œuvre et s’entendre lui-même en parler avec onctuosité et un plaisir dont à l’observer, à l’écouter, elle a deviné qu’il n’était jamais vraiment sans malice ou ironie…

   Ah ! oui, si les autres savaient : comme la statue du Commandeur serait d’un coup ébréchée ! Lui, un artiste, vous plaisantez, un pauvre pervers, à l’imagination morbide : il ne sculptait que des statues tombées,  mais c’est qu’il savait s’en servir et prenait du bon temps avec ces statues tombées ! Oui, si les autres savaient, il serait ridicule, la plupart sans doute et par dégoût se détourneraient de son travail et ne voudraient plus en entendre parler, le prix de ses œuvres fondrait comme neige au soleil ; et il sombrerait dans ce qu’il redoute le plus : l’oubli…

   Elle songe qu’elle pourrait en fait ruiner la carrière du sculpteur. Elle y songe un instant avec un léger vertige, comme si cette pensée était d’une certaine manière trop vaste pour elle : ce serait une façon de se venger, de lui faire payer tout ce qu’il lui a fait, tout ce qu’elle a subi, tout ce qu’elle a souffert et souffre encore… Il serait ridicule, on ne l’inviterait plus nulle part, on l’éviterait, il ferait honte avec ses caprices d’enfant, ses manies, ses propos onctueux et sa manière de ne jamais serrer la main de la personne qui se trouve en face de lui : il deviendrait indésirable et pour lui, ce serait le pire des châtiments… Oui, si elle écrivait un article ou mieux encore un livre pour révéler l’étrange sexualité de celui dont elle avait été pendant plus de deux ans la compagne – et de tels livres trouvaient leur public, c’était une mode et le succès de tels livres était même devenu ce que l’on nomme un « phénomène de société » – oui, si elle écrivait un tel livre dans lequel elle ne dissimulerait rien de la misère de leur vie intime, dans lequel elle dirait tout sans omettre aucun détail scabreux, elle tuerait aussi le sculpteur, elle l’assassinerait aussi, au figuré du moins… Mais parler, tout dire, ce serait avouer sa propre honte, son humiliation… Avouer, ce serait une seconde fois sombrer avec le sculpteur…

   Elle entend du bruit dans l’escalier : plusieurs fois déjà elle a cru entendre le bruit de ses pas, mais cette fois, cela vient par ici, cela se rapproche, elle l’entend qui tousse dans le couloir, elle reconnaît sa toux d’asthmatique et elle entend la porte s’ouvrir… Elle ne doit pas avoir peur, elle ne doit pas trembler, elle doit agir de sang-froid…

   Le sculpteur allume et soudain il lui vient une idée affreuse, une idée qui pendant ces deux jours ne l’a pas un instant effleurée… Elle n’ignorait évidemment pas qu’il entretenait des relations avec un certain nombre d’autres femmes, mais il lui apparaissait pour la première fois que pendant les longs mois qui avaient séparé leurs rapports, il lui était peut-être arrivé parfois de faire ce qu’il faisait deux jours auparavant…Trompée avec une statue, un morceau de pierre… Cette idée l’affole et elle sort de derrière le paravent. Le sculpteur est debout au centre de la pièce et lui tourne le dos. Elle n’a que quelques pas à faire, elle lève son couteau

 

 

   Va-t-elle le tuer ? Va-t-elle y parvenir ? Va-t-elle lui planter son couteau profondément entre les omoplates ? Qui pourrait le dire ? Mais si elle le tue et en raison de la notoriété du sculpteur, cela sera dans deux ou trois jours dans les journaux, parmi tant d’autres faits divers plus ou moins sordides…

 

 

           Cette nouvelle a été écrite en 2005. C’est ici une version revue. 

                                                            Frédéric Perrot


jeudi 15 juin 2023

Après tant d'abjection (pour Guillaume)

       What do you think I’d see

                                                                  If I could walk away from me…

                                                                              Lou Reed, Candy says

 

Première partie

 

       Un voile pudique sera jeté sur la boue de la veille. Ainsi commencerais-je mon histoire. Cela n’allait pas fort ; c’était une sale période, une de plus devrais-je dire, puisqu’à de rares exceptions près, ma vie d’adulte n’a été qu’une suite de sales périodes. Je tombais cependant de plus en plus bas. Dans mon ignorance,  ma vacuité, je pensais qu’ayant touché le fond une fois radicalement, cela ne risquait plus de m’arriver. Mais je mésestimais « l’être obscur » et ma propension à reproduire « du même »… En quelques heures à peine, je suis tombé bien plus bas que jamais auparavant : c’est dit. L’excès d’alcool et le sentiment désespérant d’être une absolue nullité n’excusent pas tout : c’est dit aussi… J’étais chez moi et n’en menais pas large. J’avais été en colère contre moi-même toute la journée ; et au moment où commence mon récit, je me regardais dans la glace. Je me trouvais simplement répugnant ; avec mes cheveux gris, mes quarante ans et mon visage un peu bouffi par l’alcool. Mais je m’autoriserai encore une courte digression. Il n’y a rien d’urgent à raconter ce que j’ai à raconter. Dans l’après-midi, j’avais recopié un extrait du roman d’Ernesto Sabato, Le Tunnel, qui correspondait tout à fait à mon état d’esprit :

   

  « Généralement, cette sensation d’être seul au monde s’accompagne chez moi d’un orgueilleux sentiment de supériorité : je méprise les hommes, je les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins ; ma solitude ne m’effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne. Mais ce jour-là, comme à d’autres moments semblables, ma solitude était la conséquence de ce qu’il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi je fais partie de ce monde ; dans ces moments-là, je suis envahi par une fureur d’anéantissement, je me laisse caresser par la tentation du suicide, je me soûle, je recherche les prostituées. Et je ressens une certaine satisfaction à éprouver ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres répugnants qui m’entourent. (…) »

     « Le suicide séduit par la facilité d’anéantissement : en une seconde, tout cet univers absurde s’écroule comme un gigantesque simulacre, comme si la solidité de ses gratte-ciel, de ses cuirassés, de ses citernes, de ses prisons, n’était rien d’autre qu’une fantasmagorie, sans plus de solidité que les gratte-ciel, cuirassés, citernes et prisons d’un cauchemar. La vie apparaît à la lumière de ce raisonnement comme un long cauchemar dont on peut cependant se délivrer par la mort, qui serait ainsi une espèce de réveil. Mais réveil à quoi ? Ce risque de ne trouver au-delà que le néant absolu et éternel m’a retenu dans tous mes projets de suicide. Malgré tout, l’homme est si attaché à ce qui existe qu’il préfère supporter son imperfection et la douleur que lui cause sa laideur, plutôt que d’annihiler la fantasmagorie par un acte de volonté propre

      

       Bon c’est certain, il fallait que je me ménage des lectures plus légères : j’étais déjà assez déprimé comme ça… C’est un brin ridicule de se regarder trop longuement dans la glace et n’ayant rien d’autre à faire, je me suis remis à boire. J’évitais encore la cigarette, malgré l’envie que j’en avais, n’ayant pas réussi de toute la journée à faire passer mon mal de tête. Mon verre à la main, j’écoutais un peu de musique, en chantonnant pour moi-même dans mon salon. Depuis des semaines, je ne supportais plus vraiment la musique. Trop de souvenirs étaient associés à certains disques ; et je hais la nostalgie en général et la mienne en particulier… J’étais finalement arrivé à un âge où l’on a déjà plus qu’un passé ; ce n’était pas la peine de retourner le couteau dans la plaie, comme on dit. Mon psychanalyste l’avait suggéré énigmatiquement : la nostalgie, ce n’est pas la tristesse liée au retour, c’est simplement le retour de la tristesse… Mais il prenait un peu tout « à l’envers » ce psychanalyste ; et cela m’énervait au fond qu’il fût beaucoup plus intelligent que moi…  Quand j’en ai eu assez du disque qui passait, j’en ai mis un autre. J’essayais de ne pas penser à ce qui s’était produit la veille et je faisais tout pour chasser les vilaines visions qui m’en revenaient ; en vain, évidemment… Il y a des épisodes de votre vie qui s’impriment en vous définitivement. Ce sont comme des photographies, des instantanés en général nocifs : je ne saurais pas le dire mieux.  Finalement, comme je commençais à être ivre et que j’en avais vraiment assez d’être chez moi à écouter des disques sirupeux, je suis sorti. La journée qui avait été belle sans que j’en profite – quand on traîne une telle gueule de bois, le soleil fait mal – s’était changée en une soirée dégueulasse. Il pluviotait, ce doit être le mot, et le vent s’était remis à souffler. Je marchais au hasard, serré dans ma veste. Je n’avais rien à faire, ni personne à retrouver. J’évitais évidemment les quelques rues où je risquais à coup sûr les mauvaises rencontres : dealers, prostituées, etc. J’en avais un peu assez de tous ces jetés à la rue par la misère, le besoin, j’en avais un peu assez de frayer avec eux… Moi, ma misère après tout, n’était qu’affective et sexuelle. Certes, j’avais beaucoup de mal avec l’abstinence obligée… Mais là, je n’y pensais pas du tout. Je me contentais de marcher et de regarder autour de moi, les enseignes, les visages : j’aime bien en fait n’être que spectateur… Surtout quand l’obscurité estompe un peu ce que le spectacle peut avoir de violent... À un moment, j’ai eu la vision très précise de moi, à trois ou quatre heures du matin, en train de ramasser des morceaux de verre, la vision très précise de ce qui se tramait alors dans ma chambre… Cela m’a agacé ce « retour du refoulé » et du coup je suis allé dans un bar, où j’avais mes habitudes, c’est-à-dire que j’y allais quelques fois, après le travail. Je n’y connaissais personne. La clientèle était plutôt très jeune. Mais moi, je n’y peux rien, les étudiants, ça m’amuse. J’aime les regarder, les écouter discrètement : c’est plus rafraîchissant que les collègues qui vous parlent de leurs gosses, de leurs voitures, de leurs crédits, que sais-je encore ? C’est cela la punition : être adulte. Avoir des conversations, des préoccupations d’adultes… Quand j’étais en forme et que les dites conversations devenaient franchement emmerdantes, je faisais le pitre, je devenais le trublion de service. C’était la seule solution que j’avais trouvée pour les tenir à distance avec leurs gosses, leurs voitures, leurs crédits, etc. Mais depuis plusieurs semaines je n’étais pas en forme du tout et je restais plutôt dans mon coin, pour ne pas fondre en larmes ou leur gueuler dessus.

       C’est à ça que je pensais, péniblement penché sur le comptoir, pour tenter d’attirer l’attention d’un des trois serveurs. J’étais ivre et avais du mal à dissimuler mon impatience. Je n’avais bu que du vin : une bonne bière fraîche me ferait du bien. J’ai fini par l’avoir et je suis sorti devant le bar, pour fumer prudemment ma première cigarette. Ce n’était pas une très bonne idée… J’ai commencé par tousser assez affreusement, puis je me suis senti faiblir et vaciller un peu, un léger vertige, j’ai dû m’appuyer contre l’un des arbres qui bordent le boulevard, poser ma bière à mes pieds, tentant de retrouver une sorte de contenance… Dans mon récit, il y a ici comme une ellipse : je ne me souviens plus très bien de ce qui a pu se passer dans la demi heure qui a suivi. À un moment, je suis un peu sorti de ma torpeur, pour réaliser combien j’étais seul : cela n’avait rien de très olympien. Je suis retourné vers le bar, mon verre était vide, au moins je n’avais pas oublié de boire… Une phrase particulièrement stupide prononcée avec assurance m’a fait sursauter : j’ai regardé autour de moi pour tenter d’identifier l’auteur de cette belle ineptie ; c’est alors que j’ai vu les deux collègues !.. C’était la catastrophe, ce qui ne devait pas arriver. Elles ne m’avaient pas encore aperçu, j’avais un peu honte malgré tout d’être dans un tel état à même pas dix heures du soir et je commençais à opérer un repli stratégique, quand j’ai entendu qu’on m’appelait. Il ne tenait qu’à moi de faire celui qui n’a pas percuté, de tourner les talons et de me tirer au plus vite, mais l’une des deux était déjà à mes côtés, me retenant un peu, pour me parler dans le visage, si je puis dire… Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, je me tenais mollement en face d’elle et j’observais sa bouche, tandis qu’elle parlait de je ne sais trop quoi. J’avais l’impression d’un gros plan comme au cinéma et que l’univers entier se réduisait à cette bouche qui n’en finissait pas de caqueter. À un moment, j’ai compris que celle qui me parlait ainsi était plutôt contente de me voir. Elles étaient allées toutes les deux voir un film et elles n’avaient plus rien de prévu. Je me suis souvenu qu’elles devaient être plus ou moins célibataires, avec des gosses, mais célibataires et peut-être en manque… Il y a un tel manque d’amour… Moi, cela ne changeait rien : je n’ai pas beaucoup de principes, mais les collègues, c’est pas touche… C’est bien beau de faire n’importe quoi un soir ou deux, mais ensuite, vous la voyez tous les jours… Et si cela finit dans le bruit et la fureur, comme cela finit toujours avec moi, c’est gênant…

       Je pourrais donner un tour comique à la scène et dire que l’autre dont le visage était aussi expressif qu’une porte-cochère était toute occupée de se curer le nez avec méthode ; mais j’avais surtout envie de m’en aller…  Et c’est ce que j’ai fait !

       J’ai tenté de prendre la fuite, j’ai eu un geste maladroit et mon verre que j’avais encore en main et pour cause, a littéralement explosé sur le sol…

       Je n’ai pas eu le temps d’être consterné ; celle qui m’avait parlé et dont le nom décidément m’échappait, m’a attrapé fermement par le bras et dit : « Je te raccompagne.  On se voit demain Suzy ? »

      

Et seconde…

      

       J’étais dans de beaux draps : c’est le moins que l’on puisse dire. De marcher un peu, cela m’avait remis les idées en place et cela m’était revenu qu’elle s’appelait Lisa, celle qui me raccompagnait. Je n’en savais guère plus. Je la confondais vaguement avec une autre et ce n’était pas que l’effet de l’alcool : je m’intéresse très peu aux gens, en fait… Ce qui me préoccupait surtout – comme les hommes sont « médiocres, et lâches, et veules », n’est-ce pas ? –, c’était la manière dont elle allait raconter tout ça au boulot. Il ne faut jamais parier sur l’intelligence de qui que ce soit ; mais peut-être aurait-elle l’intelligence de ne rien dire ? En tout cas, pour le moment, elle ne disait rien du tout, elle me tenait par le bras et c’était plutôt agréable de marcher ainsi avec elle, en silence… Je faisais attention à ne pas me vautrer et j’évitais de la regarder. J’avais l’impression que tout cela la rendait nerveuse. Quand je la regardais quand même un peu, à la dérobée, quel cliché, je me disais qu’elle n’était pas très jolie. Cependant, elle avait quelque chose. Ce n’était pas une horreur absolue, comme l’autre…

       C’était assez cocasse en vérité. La veille au soir, je m’étais roulé dans la fange, j’avais ramassé dans la rue et sans raison vraisemblable une créature des plus ignobles pour la ramener chez moi et à présent, j’étais avec cette Lisa, qui ne disait rien et regardait droit devant elle : le grand écart, en un mot… Je n’habitais pas très loin et je voyais non sans appréhension, ma rue se rapprocher… Pour une fois très sincèrement, je me demandais ce qu’il convenait de faire. L’inviter « à monter et boire un verre » me semblait une outrecuidance. La remercier et lui proposer d’appeler un taxi pour la ramener chez elle ne me semblait pas moins minable…

       Heureusement, quand elle a compris qu’on était arrivé, elle a décidé pour moi. Elle a dit une phrase étrange, comme quoi il n’était pas si tard et qu’elle sortait rarement et que comme elle n’avait pas même eu le temps de boire un verre au bar, elle accepterait volontiers que je l’invite un moment, si je n’avais du moins pas tout bu ce qu’il pouvait y avoir chez moi… Elle a souri en disant ça et un peu rougi, il me semble. Elle avait de l’humour… Cela m’a plu.

      Chez moi, malgré la tempête de la veille, c’était relativement propre et rangé. Vraiment pas l’idée que l’on se fait d’un appartement de célibataire dépressif. Je n’étais pas à l’aise quand même. Elle n’a pas fait un commentaire, elle s’est juste assise sur une chaise, après avoir enlevé son manteau, qu’elle a gardé sur ses genoux, jusqu’à ce que je réalise que je pouvais l’en débarrasser. Sans le manteau, c’est bizarre, elle était mieux. Je ne comprends rien aux vêtements, mais elle portait une sorte de robe de baba qui lui allait pas trop mal. Je n’aime pas trop les filles, et dans son cas, les femmes, qui se donnent un genre baba : cela lui allait bien, passons. Je lui ai servi un verre de vin. Je ne savais pas quoi lui dire. En fait, quand je ne suis pas légèrement ivre, juste ce qu’il faut, je suis timide… J’avais eu le temps de dessouler un peu, mais ce n’était pas la même chose. Un instant, je me suis plu à imaginer que placé dans ma situation, un personnage de Dostoïevski lui eût sans aucun doute raconté avec force détails la soirée de la veille, pour se mortifier, se vautrer dans le repentir, insister sur son abjection… Ce n’était pas très possible en l’occurrence… J’ai quand même souri à cette pensée.

       « Tu n’es pas très bavard Fabien, et tu ne t’es même pas servi… Comment on trinque dans ces conditions ? »

       C’était bien vu ! Je me suis servi et on a trinqué. J’essayais de pas trop la regarder. Pour détendre l’atmosphère, je lui ai dit qu’en général dans la vie, je préférais écouter… Ce n’était pas tout à fait vrai, mais je préférais écouter que parler. Parler de quoi de toute façon ? Des livres que je lisais ? Du roman que j’essayais d’écrire depuis des années ? Des mines que je me mettais pour oublier que tout cela c’était vraiment pas folichon ? Ma vie intime, c’était rien, c’était plus mince que du papier à cigarette. Je l’avais dit à mon psychanalyste pour lui expliquer que je ne reviendrais plus. C’était l’image que j’avais employée telle qu’elle : le papier à cigarette. Cet imbécile n’avait pas voulu me croire. Pourtant, je n’avais pas de vie intime, j’étais quand même bien placé pour le savoir ! J’en avais assez de ses questions et de ses regards de chien battu. Mon problème, il est simple, si c’en est un : je n’aime personne. Je n’aime personne et je n’en fais pas toute une histoire. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de gens qui sont comme ça. Ils ont un peu honte, alors ils ne le disent pas ou ils enveloppent cela dans des scénarios tirés par les cheveux. Je déteste ce qui est tiré par les cheveux, les complexités que l’on se crée pour le plaisir un peu ridicule de parler de soi…

       J’aurais pu lui dire tout ça à Lisa. Elle, malgré mon invitation, elle ne disait rien : elle sirotait son verre de vin et elle fumait une cigarette. Cela ne me dérangeait pas, ce silence. On parle trop dans la vie, tout le temps. Il n’est qu’à allumer la radio : dès le matin, ce sont des avalanches de commentaires sur des histoires qui n’intéressent personne, sauf peut-être les quelques journalistes qui en parlent et encore ! Au travail, c’est pareil : de la parlote, de la parlote. Jamais rien de vrai, ou même de sensé. Personne pour vous dire : « C’est affreux, j’ai l’impression de rater complètement ma vie. Or, on n’a qu’une vie, on n’aura pas de seconde chance. Je suis seul, je rêve de rencontrer quelqu’un et puis presque aussitôt je n’en ai plus envie… Pourtant la solitude me pèse. Le soir, quand je me couche, si je fais le bilan de ma journée, j’ai envie de chialer… Alors ce bilan, je ne le fais pas, je prends un somnifère ou je bois un peu, en me disant que de toute façon demain ce sera exactement pareil… Le travail, la parlote, la parlote… ». Non, il n’y a personne pour parler ainsi, les gens, ils parlent toujours d’autre chose. Du dernier film qu’ils ont vu, un chef-d’œuvre je vous dis pas ! Et les acteurs, admirables !.. Le seul collègue qui m’a un peu ému depuis que je travaille, et ça commence à dater, c’est celui qui m’a parlé de la mort de son chien. Je ne sais pas pourquoi il m’en a parlé d’un coup, mais cela lui tenait à cœur et c’était réel… Plus que le dernier film de Machin ou le dernier livre de tel autre.

       En fait, j’aurais bien voulu lui dire tout ça à Lisa. Peut-être que cela l’aurait étonnée, surprise. Peut-être qu’elle m’aurait regardé différemment après… Mais je n’osais pas, j’ai jamais su oser… Et on est comme d’habitude retombé dans la banalité. Elle a dit qu’il était tard et qu’elle devait rentrer. Elle a dit aussi que je n’étais pas très bavard, mais qu’elle était contente d’avoir passé un petit moment avec moi. Je ne la connaissais pas : elle était très simple, en fait. Peut-être aurait-elle voulu que je la prenne dans mes bras, que je sois tendre, peut-être qu’elle n’attendait que ça : un geste, même pas un mot, un geste… Après tout, elle m’avait raccompagné. Elle n’en avait pas fait toute une histoire. Je ne tenais plus debout et elle m’avait aidé, simplement… Je me suis trouvé très ingrat d’un coup. Cela m’a dégoûté. J’étais trop concentré sur moi-même. Peut-être qu’elle n’attendait pas grand-chose… Elle s’est levée. J’ai eu l’impression qu’elle frissonnait un peu.

       Mais c’était trop tard, je n’allais pas la retenir maintenant. Elle a enfilé son manteau, elle a murmuré quelque chose que je n’ai pas compris ; puis elle est partie…

 

       Que croyez-vous qu’il se soit passé alors ? Je vous le donne en mille. Je lui ai couru après, comme un fou furieux. Elle a eu un peu peur de me voir la rattraper ainsi dans la rue. Pendant un moment, je n’ai plus arrêté de parler, je ne me souviens même plus ce que j’ai pu lui dire, je lui parlais de tout en même temps, elle ne comprenait rien… Puis, je lui ai pris la main. Elle a eu un geste de surprise, mais elle n’a pas retiré la sienne, elle me l’a abandonnée, elle était un peu lasse, je crois… Je l’ai ramenée chez moi et je n’arrêtais plus de parler, de tout, de rien… Elle, elle riait, ce retournement de situation imprévu semblait l’amuser beaucoup. Elle m’a dit au moins quatre fois que j’étais cinglé, puis quand je l’ai prise dans mes bras, elle a eu d’autres mots, plus tendres… Sa robe de baba, c’est elle-même qui l’a enlevée, sans trop se précipiter, avec des gestes assez gracieux même… Je l’ai regardée longuement, elle devait avoir à peu près mon âge, mais la vie n’avait pas été trop cruelle… Quand je l’ai emmenée dans la chambre, elle m’a dit à voix très basse que cela faisait longtemps, qu’elle n’était plus très sûre de savoir comment il fallait faire… J’ai rien dit, car ce qu’elle disait, c’était réel, ce n’était pas de la parlote… On s’est mis au lit et on y est arrivé à peu près, il me semble… Je crois qu’elle a bien aimé, malgré sa réserve… Or, c’est tout ce dont on a besoin dans ce monde abject et horrible : un peu de tendresse partagée, un peu d’amour… Le reste, que c’était une collègue, que je n’aimais personne, que j’étais un être vil et bas, c’était sans importance : on verrait…  C’est une fin possible…

    Mais que croyez-vous qu’il se soit passé alors ? Peut-être que tout naturellement je l’ai laissée partir, que de ma fenêtre je l’ai regardée s’éloigner puis disparaître au coin de la rue et que triste comme la pierre, je me suis simplement remis à boire, abandonnant le vin, pour la rudesse plus exacte du whisky, m’enivrant jusqu’à tomber plus tard en travers de mon lit pour me réveiller béant à l’aube, en sachant déjà que de cette nouvelle journée je ne profiterais pas plus que de la précédente –

 

       Ce serait une fin plus réaliste, plus conforme à la banalité de la vie ; mais je laisserais chacun en juger… Moi, je ne tiens pas à déterminer ce qu’au juste j’ai rêvé ou vécu…

 

 

                   Cette nouvelle a été écrite en novembre 2013. Frédéric Perrot.

dimanche 11 juin 2023

La Métamorphose, c'est l'histoire d'un mec qui a la flemme et se transforme en cafard...


 

« Les métaphores sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature.»

                                               Franz Kafka, Journal, 6 décembre 1921


 

La rage de ne pas lire est un signe des temps. La grande Librairie, 31 mai 2023. Articles de Claro et de Yannick Haenel (« Un lynchage à la télé ») sur cette triste pantomime télévisuelle, au cours de laquelle des « écrivains » étaient invités à s’exprimer sur des grands classiques de la littérature, afin de les louer ou de les dézinguer. Les propos de comptoir ont donc succédé aux propos de comptoir, en particulier sur Le Rouge et le Noir de Stendhal et La Métamorphose de Kafka. Fausse impertinence et vulgarité satisfaite, tapageuse…

Mais nul n’a noté, il me semble, qu’à l’exception de Chloé Delaume, dont on se demande ce qu’elle venait faire là, aucun des intervenants ne pouvait sérieusement prétendre au titre d’écrivain. La palme de la bêtise revenant sans conteste à l’inénarrable Philippe Besson, cet « écrivain de cour » comme l’écrit poliment un journaliste de Marianne. « Vil courtisan » eût été plus approprié et expéditif…

Cet imbécile a ainsi affirmé contre toute vraisemblance que raconter l’histoire d’un homme changé en cafard pendant « deux cents pages » (sic) revenait à prendre les lecteurs « pour des débiles », lui-même ayant compris « la métaphore » dès « la ligne deux ». Quel exploit... On aurait été très intéressé que ce bel esprit si sûr de ses goûts nous précise la métaphore en question et nous l’explique… Mais on voit le niveau.

Tout cela sous le regard amusé de l’insipide Augustin Trapenard, dont tout le monde sait bien, comme dirait Bégaudeau, qu’il n’ouvre jamais les livres dont il prétend parler.    

                                                                       

                                                                        Frédéric Perrot

 

Pour lire l’article de Claro :

https://towardgrace.blogspot.com/2023/06/la-querelle-des-caciques-et-des.html