dimanche 21 avril 2024

Sur L'identité de Milan Kundera

 


L’identité est sans doute le roman le plus étrange de Milan Kundera. Comme chez Fellini (en particulier Juliette des esprits), c’est l’histoire en apparence banale d’un couple, Jean-Marc et Chantal, qui glisse au fur et à mesure, puis de plus en plus rapidement dans le cauchemar le plus total.

On pourrait également penser à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, un cinéaste que n’aimait pas du tout Kundera, mais qui adapté d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, confronte un couple à ses propres fantasmes, ses rêves, une nouvelle à laquelle il est difficile de ne pas penser, face aux interrogations finales d’un narrateur, double de l’auteur, qui intervient alors en première personne : « Et je me demande : qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ? Chacun pour l’autre ? » 

Mais reprenons depuis le début. Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux et équilibré, bien que Chantal soit un peu plus âgée et traverse cette phase déstabilisante de la vie d’une femme, à savoir la ménopause, un mot que Kundera évite avec soin tout au long du roman, mais que les troubles de Chantal suggèrent : les bouffées de chaleur, les soudaines rougeurs… Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux, mais vieillissant et Chantal se sent de plus en plus mal à l’aise, étrangère dans un monde, le nôtre, qu’elle n’aime pas, et même déteste. Chantal travaille dans une agence de publicité, un secteur d’activité qui est sans doute celui que Milan Kundera lui-même abominait le plus. Chantal n’aime pas son travail et les dialogues avec Leroy, le patron de cette agence, un ancien trotskiste qui a vendu avec enthousiasme son âme au marché, donnent une indéniable dimension satirique à un roman, qui par ailleurs est quasi dépourvu d’humour et où le ton est grave… Jean-Marc de son côté, est un doux rêveur, qui a renoncé « aux ambitions », cite volontiers Baudelaire et dont on comprend qu’il vit pour Chantal et pour elle seule.

Tout commence bien sûr par une phrase mal comprise (« Les mots incompris » constituent une partie de L’insoutenable légèreté de l’être). Chantal, ayant assisté dans une ville du bord de mer à un défilé assez grotesque d’hommes qu’elle juge « papaïsés », songe avec malice qu’aucun de ces hommes qui poussent des poussettes, sont gentiment mièvres, font voler avec bonheur des cerfs-volants comme des enfants attardés, ne se retournerait sur elle et en arrive à cette conclusion : « Les hommes ne se retournent plus sur moi. ». Fatiguée, elle répète un peu plus tard cette même phrase à Jean-Marc, qui la comprend de travers et ému par ce qu’il croit être l’aveu d’une femme vieillissante et inquiète, décide de lui écrire des lettres, qui seraient celles d’un mystérieux admirateur. La mécanique infernale est alors lancée. Ce qui n’était qu’un jeu innocent, à la manière de Cyrano de Bergerac, la tentative d’un homme pour consoler sa compagne, devient une spirale qui entraîne les deux personnages dans un cauchemar de plus en plus profond, comme dans la nouvelle Le jeu de l’auto-stop de Risibles amours.

La situation s’envenime encore avec le retour inopiné de la « belle-sœur » de Chantal, la sœur de son ancien mari, qui accompagnée de ses trois redoutables enfants, sème le chaos dans l’appartement de Chantal et Jean-Marc. Il me faut préciser que Jean-Marc et Chantal sont un couple sans enfant, que Chantal a eu avec son ancien mari un fils, qui est mort à l’âge de cinq ans. La mort rôde d’ailleurs dans ce roman à chaque coin de page ou presque… Chantal se rend régulièrement sur la tombe de cet enfant et lui « parle », se confie… Chantal a dans ces occasions des pensées que nombre de bien-pensants jugeraient sans doute scandaleuses : son plus grand chagrin, la perte de son fils, a également permis son plus grand bonheur, la décision de divorcer et sa rencontre avec Jean-Marc…

En tout cas, Chantal, ayant enfin réussi à chasser sa belle-sœur et ses trois ignobles marmots, la dispute éclate entre elle et Jean-Marc. Toutes les failles de ce couple parfait éclatent et dès lors les événements s’enchaînent avec une rapidité extraordinaire, qui est celle du cauchemar… C’est un véritable tour de force de Kundera, qui en bon héritier de Kafka, mêle la réalité et le rêve comme dans aucun autre de ses romans, à l’exception de L’insoutenable légèreté de l’être, où les rêves de Tereza précipitent la fiction dans des zones indécidables.

Je ne révèlerai pas tous les éléments de ce cauchemar. Mais Jean-Marc et Chantal se retrouvent à Londres, le premier poursuivant la seconde. Jean-Marc devient un miséreux qui doit disputer à un autre miséreux un banc, tandis que Chantal se découvre prisonnière dans une maison, dont toutes « les portes sont clouées » et où a eu lieu semble-t-il un simulacre de « partouze » : Eyes Wide Shut ! 

Les deux personnages perdent leur « identité ». Chantal, nue sur une chaise, tente en vain de se souvenir de son propre « nom » et espère que l’homme qu’elle aime et dont elle se souvient vaguement, va crier ce nom : « Chantal ! Chantal ! Chantal ! ». « Réveille-toi ! Ce n’est pas vrai ! »

 

Ce qui est proprement incroyable dans ce roman, c’est comment en deux cents courtes pages à peine et sans que le lecteur ne sache bien où se situe le point de bascule à supposer qu’il y en ait un, une histoire d’amour heureuse s’est transformée en son contraire : « Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où était la frontière ? Où est la frontière ? » 

 

                                                                  Frédéric Perrot

lundi 15 avril 2024

Dans l'embouteillage (avec un dessin d'Alain Minighetti)

Jimmy Poussière, Alain M

         Aux abords de la ville, il se trouve pris dans un embouteillage, il freine, ralentit progressivement son allure jusqu’à s’arrêter et bientôt coupe le moteur, les véhicules devant lui n’avançant plus et ayant coupé le leur.

 Pour tromper son attente, il cherche une fréquence sur l’autoradio dont les chiffres lumineux défilent à mesure qu’il appuie nerveusement sur le bouton qui commande la recherche… Et au bout d’un moment, comme surgissant des grésillements, il entend une voix lointaine qui n’est pas celle du présentateur de l’émission qu’il a l’habitude d’écouter à cette heure et sur cette fréquence… Et le mot assassin ayant retenu son attention, il monte le volume.

        La voix qui n’est décidément pas celle du présentateur et n’est qu’à peine perceptible alors qu’il a monté le volume à son maximum, annonce qu’un assassin activement recherché par la police aurait été aperçu par des automobilistes pris dans un embouteillage aux abords de la ville : l’assassin est un homme âgé d’environ soixante ans, il a de longs cheveux blancs et porte un imperméable beige d’une coupe démodée, l’individu est considéré comme extrêmement dangereux et il faut à tout prix éviter de croiser son regard.

Cette dernière information lui semble d’une absurdité obscure. Il n’est pas certain d’avoir compris, la voix s’étant à nouveau perdue dans le grésillement dont elle avait surgi… Mais en proie à un sentiment pénible, retirant sa ceinture, ouvrant sa portière, il sort de sa voiture, comme pourrait le faire toute personne désireuse de savoir où en est un embouteillage… Il doit retenir une exclamation. A une cinquantaine de mètres, entre deux véhicules immobilisés, il aperçoit un homme, un homme qui correspond à la description faite par la voix lointaine de la radio et il comprend que des automobilistes, comme lui sortis de leurs véhicules, tombent sur le sol sans un cri, à mesure que le vieil homme aux cheveux blancs qui avance d’une démarche alerte entre les véhicules les regarde et cligne des yeux, comme si ce simple clignement suffisait à les faire tomber sans un cri sur le sol.

Un à un, tombent les automobilistes, et leur façon de tomber est étrange, ils tombent comme tombe un chiffon… Ils ne semblent même pas avoir le temps de souffrir ou de comprendre ce qui leur arrive : ils tombent les uns après les autres, c’est un véritable massacre… Et le vieil homme dont les longs cheveux blancs ondoient dans le vent glacé de la nuit, avance d’une démarche alerte : tout dans son allure suggère une satisfaction insolente, la certitude qu’il a de sa puissance et l’amusement profond qu’il éprouve à tuer de si simple façon…  

Et pris d’une épouvantable terreur, il se jette dans sa voiture dont il enclenche le système de fermeture automatique. Un instant, la pensée le traverse alors qu’il entend le bruit du système automatique qu’il se prend lui-même au piège et en se désarticulant, il tente de se cacher entre les pédales et le siège qu’avec un geste de panique il a fait reculer… Il sait qu’au moment où l’homme aux cheveux blancs posera son regard sur lui et clignera des yeux, il se produira ce qu’il a vu se produire et il a envie de hurler, tant cela est à la fois injuste et incompréhensible… Et en s’enfonçant la main dans la bouche pour se retenir de crier, il se recroqueville encore…

Et rien ne se passe…

 

Il tremble de tout son corps, sa pensée s’égare. Le vieil homme aux cheveux blancs est peut-être passé à côté de sa voiture sans rien remarquer et osant un mouvement, il sort la tête de ses mains et lève les yeux vers la vitre passager.

Plié en deux, l’homme aux cheveux blancs le regarde à travers la vitre, comme on regarde un insignifiant petit cobaye enfermé dans un aquarium et que dans un moment on empoignera pour une expérience mortelle.

 


                                                  Frédéric Perrot. 2004-2024

vendredi 12 avril 2024

Victor Norek, L’Œuvre de Steven Spielberg. L’art du blockbuster


 

    Quatrième de couverture 

 

Capable de donner vie aux blockbusters les plus complexes comme à des films plus intimistes, Steven Spielberg compte depuis plus de cinquante ans parmi les cinéastes majeurs du septième art. Derrière sa filmographie d’une grande diversité se cache une œuvre cohérente, à la richesse parfois insoupçonnée. L’Œuvre de Steven Spielberg. L’art du blockbuster vous invite, que vous soyez néophytes ou cinéphiles aguerris, à porter un nouveau regard sur ses longs-métrages. De manière claire et didactique, en se concentrant essentiellement sur la mise en scène, Victor Norek, alias Le CinématoGrapheur, décortique film par film la réalisation de Spielberg, les symboles et les métaphores qu’il exprime visuellement par le langage du cinéma. Par le prisme d’axes thématiques transversaux, ce premier volume analyse dix-sept longs-métrages du cinéaste, parmi lesquels : Minority Report, la trilogie Indiana Jones, Rencontres du troisième type, The Fabelmans ou encore La Guerre des mondes.


lundi 8 avril 2024

Résilience zéro (avec un dessin de Frédéric Bach)

Frédéric Bach, Résilience zéro

 

            « La réalité, c’est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire. »

                                                        (Philip K. Dick, Siva)

 

 

(Page manuscrite retrouvée dans le portefeuille du patient après sa neutralisation. Les italiques correspondent aux mots soulignés en rouge par le patient.)

 

« Ma femme jouit dans le lit d’un autre. Plusieurs fois par jour, avec une constance admirable, elle publie des vidéos de ses coïts acrobatiques sur un réseau social baptisé Orgasme et compagnie.

Mon fils aîné, ce crétin, après avoir rêvé pendant quelques mois au djihad, les yeux rivés sur des vidéos ignobles de décapitations et autres atrocités, prétend à présent avoir renoncé à la violence, privilégiant une pratique soft et modérée de sa nouvelle foi. Il porte la barbe, la djellaba et vautré dans le sofa du salon passe ses journées à fumer de l’herbe et à apprendre la langue arabe.

Ma fille cadette, Jeanne, la prunelle de mes yeux, s’est rasé la tête, est devenue végane, milite pour le climat et de son côté passe ses journées à publier sur le Net des tribunes incendiaires contre le patriarcat et les vieux mâles blancs réactionnaires dont à l’entendre je serais une incarnation typique ! Moi le plus tolérant des pères et le plus doux des maris…

Tel est dans ses grandes lignes le résumé de ma triste situation familiale, celle dont je m’entretiens jusqu’à quatre fois par semaine avec mon psychanalyste : le célèbre et très médiatique Frank Herbert. « Vu à la télé » est-il inscrit sur chacun de ses forts volumes de réflexions, qui paraissent à un rythme régulier, à raison de six ou sept par an, si je ne me trompe… Les yeux mi-clos, cette sommité, ce brillant cerveau, ce colosse de la pensée conceptuelle m’écoute, ne dit rien ou presque et j’essaie toujours d’être le plus clair possible avec lui, même quand j’ai l’impression très fâcheuse qu’il s’est endormi le salaud… »

 

(Ce qui suit est la transcription de la houleuse séance du 22 novembre 2021, qui devait se revéler la dernière et précéder de quelques heures le terrible passage à l’acte du patient. Elle nous a été aimablement fournie par notre collègue, le docteur Herbert, qui nous assure que le patient savait fort bien que toutes les séances étaient enregistrées. Chaque mot de ce long monologue – contrairement à ce que pourraient laisser penser certains passages de la transcription, à aucun moment le docteur Herbert n’intervient – prend par conséquent une signification toute particulière.

L’absence de réaction du docteur Herbert non moins que son silence que l’avocat des parties civiles a jugé « assourdissant », ne cessent d’ailleurs pas d’étonner et d’interroger. L’instruction est toujours en cours.)

 

« Non, je vous le répète pour la millième fois, monsieur Herbert. Je ne me soucie nullement des frasques sexuelles de Clémence… C’est un peu humiliant certes, les vidéos surtout, mais je n’en fais pas toute une histoire. Nous vivons sous le même toit, l’un à côté de l’autre depuis des années et je la soupçonne simplement d’être devenue folle, à force de courir après sa jeunesse enfuie… Pauvre Clémence en guerre avec son âge et refaite de partout à coups de chirurgie esthétique… »

 

(Silence de quelques secondes.)

 

« En revanche, et en suivant vos conseils si avisés monsieur Herbert, j’ai tenté l’autre jour de dialoguer avec mon crétin de fils. Oui, dialoguer ! En m’exhortant au calme, j’ai commencé par lui rappeler qu’à ma connaissance l’herbe était toujours une substance illégale, ce qui est un premier problème, mais qu’en outre en consommer me semblait malgré tout contrevenir aux préceptes de sa foi… Vous remarquerez au passage monsieur Herbert combien je prends des pincettes, pour ne surtout pas l’offenser… Ce crétin a haussé les épaules, en marmonnant que je n’y connaissais rien. Croyant le toucher au cœur, je lui ai alors rappelé son asthme, qui nous a tant inquiétés tout au long de son enfance. Sa réponse m’a paru si consternante que j’ai renoncé à poursuivre…

Le dialogue est un mythe, une fiction, une sinistre invention… Avec un grand sourire, comme soulagé, ce crétin décérébré m’a expliqué que je n’avais pas à m’inquiéter : son dieu qui est béni, illustre etc., dans sa grande mansuétude, l’a guéri de son asthme… Que répondre à une telle insanité franchement ? Plutôt que de le soulever de son sofa et de l’écrabouiller comme l’aurait mérité ce misérable pou, je suis allé dans la cuisine me servir un verre… Car, oui, oui, vous pouvez le noter monsieur Herbert, j’ai un peu recommencé à boire… »

 

(Long silence. Le patient tousse à deux reprises.)

 

« Jeanne, quoi, Jeanne… Je n’ai pas envie de vous parler de Jeanne. Sous vos airs d’endormi, vous êtes un sadique monsieur Herbert… Jeanne était un miracle, la plus belle chose qui nous soit arrivée à Clémence et à moi… Et à présent, elle est maigre, hideuse, toujours sur les nerfs à propos de tout et de rien…

Oui, oui, je la soupçonne d’aimer les filles, et alors monsieur Herbert ? Ce n’est pas du tout le problème… Cela me serait même relativement indifférent, si elle avait meilleur goût… Car, son amie, Coralie, avec laquelle je la soupçonne en effet de ne pas jouer qu’au UNO, désespère la description… Tatouée de partout, lourde, moche. Regard vide, bovin. Cette Coralie, cette grosse vache bonne pour l’abattoir, qui est sans cesse occupée de se curer le nez de la façon la plus révoltante, ne doit pas avoir plus de trois mots de vocabulaire…

Et Jeanne, Jeanne qui est si intelligente et néglige dorénavant ses études, les savoirs académiques n’étant à l’entendre qu’une accumulation de préjugés réactionnaires…  Réactionnaire est le mot que Jeanne a sans cesse en bouche, en même temps que l’une de ses horripilantes sucettes véganes, que j’ai toujours envie de lui retirer, quitte à la lui arracher… Cela va trop loin… Avant-hier, croyant sans doute me faire plaisir, elle a eu cette phrase sidérante, je cite : Ce n’est pas ta faute papa… Maman aussi est réactionnaire avec son goût du phallus… »

 

(Silence d’une trentaine de secondes, ponctué de bruits indistincts.)

 

« Je vous le demande sincèrement monsieur Herbert : suis-je le seul être sensé, dans cet asile de fous qu’est devenue ma propre maison ?

Quoi, la résilience… Qu’est-ce que vous essayez de me vendre au juste monsieur Herbert ? Vous voulez que j’achète des bouquins de votre collègue de plateaux Boris Cyrulnik, c’est ça ? Je devrais prendre sur moi, c’est ça… Surmonter l’épreuve, qui me grandira, c’est ça… Ne renoncez pas au bonheur. Entre vous et le monde, choisissez le monde.  Ce genre de formules creuses qui ne veulent rien dire… Et ne pas m’en faire d’entendre toute la journée ma femme gueuler Orgasme, mon fils Allah est grand et ma fille Réactionnaire !

Vous êtes un escroc, monsieur Herbert ! La résilience, pour ce que j’en sais, c’est trop sucré, c’est comme une pâte de fruits, écœurant et dégueulasse… Philosophie de bazar et slogan publicitaire pour temps consumériste…. Prenez sur vous, adaptez-vous ! Je n’ai pas envie d’être résilient, moi… Ce sera résilience zéro, moi. Quand on entend un même mot partout du matin au soir, qu’un ministre quelconque vous parle même de plans de relance et de résilience, il faut se méfier…

Je n’oublie rien, je ne pardonne rien, moi monsieur Herbert, je ne m’avoue pas vaincu, moi monsieur Herbert, et vous ne me reverrez plus… Je me battrai jusqu’au bout ! Je leur ferai entendre raison à tous, même si je dois en devenir fou… Votre chèque, quoi votre chèque ? Vous voudriez que je vous paie en plus ? »

 

(Bruit d’une chaise qui se renverse, d’un mouvement confus et d’une porte qui claque. Cris du docteur Herbert à l’adresse du patient pour le retenir. Ainsi se termine l’enregistrement.)

 

 

                               Ce récit satirique a été écrit en 2022. Frédéric Perrot

vendredi 5 avril 2024

Lautréamont (portrait par Michel Meyer)

 


Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie.

                           

                       Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant VI


Simple Minds, This is your land (pour Richard)


 

            Pour écouter la chanson de Simple Minds :

            https://youtu.be/U2QwXgipVOA?si=bg_gZPCDX3NX6JkN

samedi 30 mars 2024

Une nuit, Myriad (pour Nicolas)


                            « Donnez-moi des nouvelles données… »

                                                       Alain Bashung

 


Une nuit, agacé de lui-même et ulcéré par le souvenir d’une conversation qu’il avait dû subir la veille, Myriad abandonna le roman qu’il lisait et quitta l’appartement.

« Nous ne sommes fous que la nuit, se disait-il en allant d’un bon pas, soucieux seulement de disperser son moi au hasard des rues, et c’est bien regrettable… Que ne pourrions-nous faire, si nous rêvions à toute heure du jour ? La vie sans doute serait toute différente et l’habitude ne nous ferait pas baisser la tête… Quand on cesse de ressentir, il faut se taire. Qui disait ça ? Parler, parler, quel ennui… Et quel affreux comédien, on devient alors… Moi, si j’avais un peu de courage, je me coudrais les lèvres avec des fils noirs et emmêlés, pour ne plus jamais parler. On nous réclame sans cesse des actes. Ce serait une manière bien nette de marquer mon désaccord, mon refus… Mais bien sûr, j’aurais peur que cela me fasse mal. J’ai peur de la douleur et l’on ne fait rien quand on a une telle peur… »

Son errance inconsciente l’avait conduit en périphérie de la ville, dans un quartier où il ne se serait jamais aventuré dans d’autres circonstances. Tout au long du trottoir, il y avait des carcasses de voitures brûlées et Myriad songeait qu’elles ressemblaient à de ridicules dépouilles d’animaux antédiluviens. Les bâtiments eux-mêmes étaient noirs de crasse et paraissaient tous plus ou moins sur le point de s’effondrer comme de misérables châteaux de cartes. Myriad pensait qu’il aurait sans doute suffi d’un bon coup de vent pour que ce sinistre quartier tombe en poussière. Cela n’aurait pas été un drame, il fallait parfois faire place nette, afin de repartir sur des bases différentes. Il n’y avait par ailleurs nulle trace d’une présence humaine et même les sempiternels vandales devaient être occupés à piller dans quelque autre endroit de la ville. Myriad n’avait pas d’opinion particulière au sujet de cette flambée de violence et de tous ces affrontements qui avaient éclaté partout dans le pays, il manquait d’informations vérifiables et comme à peu près quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses concitoyens, et même s’il travaillait pour elles, il ne croyait plus un mot de ce que racontaient les autorités. La défiance régnait, les pillards pillaient et les forces de l’ordre gazaient et matraquaient à qui mieux mieux : c’était à peu près tout ce que l’on pouvait en dire… Ce n’était pas très intéressant et cela se répétait à intervalles réguliers depuis des années selon un schéma toujours sensiblement identique. On s’étonnait seulement qu’il y eût encore quelque chose à brûler et à piller…

« Moi, je suis un privilégié, se disait-il, je ne suis ici que par hasard, j’ai un appartement dans ce que l’on continue de nommer par paresse intellectuelle le centre-ville, un appartement que je loue pour un loyer exorbitant et qui ressemble plutôt à une cellule tant il est hypersécurisé, un appartement dans lequel je devrais en fait me trouver à cette heure précise de la nuit, pour travailler, engranger encore des données sur mon Collab dix-septième génération… S’ils savaient qu’au lieu de cela, je passe mes nuits à lire des romans, j’aurais sans doute quelques soucis… Mais même le contrôle ne peut être absolu… Les autorités manquent de personnels compétents et les machines aussi sophistiquées soient-elles ne peuvent pas tout faire… Il faudra toujours des imbéciles diplômés dans mon genre pour vérifier que le système général ne dysfonctionne pas de façon trop colossale… Et s’il fallait encore vérifier le travail des vérificateurs, on n’en sortirait plus… »

Un bruit indistinct se fit entendre, l’arrachant à ses méditations sur l’ineptie de son activité professionnelle, et Myriad chercha à en déterminer la provenance et la nature exacte… Avec un sourire amer, il songeait que dans l’un de ces mauvais films d’anticipation comme on en tournait tant par le passé, à cet instant précis, à coup sûr aurait surgi des ténèbres quelque personnage incongru, une petite fille en guenilles par exemple, au visage noir de saleté, qui craintivement s’approcherait de l’anti-héros solitaire et désabusé : ce qui ne manquerait bien sûr pas de toucher au cœur le dit anti-héros, dont chacun pouvait soupçonner que sous sa rude carapace, il dissimulait au fond une âme sensible ! Comme ces films étaient tous d’un humanisme et d’un optimisme qui confinaient à la sottise, cette rencontre improbable, celle du cynisme froid et de l’innocence outragée, ne tarderait pas à provoquer dans la conscience de l’anti-héros un mouvement de révolte le conduisant à remettre en question tout son mode de vie et à se soulever contre l’ignoble système dont il avait été jusqu’alors un serviteur zélé. Cette soudaine illumination était en général accompagnée d’un tonnerre de musique larmoyante, au moment où l’anti-héros tendait la main à la petite fille ou la prenait simplement dans ses bras pour la porter à travers les ruines de l’ancienne civilisation...

Mais il n’y avait personne : ce n’était pas une attendrissante petite fille aux grands yeux clairs, seulement un énorme rat, que Myriad considéra avec autant de stupeur que de dégoût. Il y avait donc encore des rats, on ne les avait pas tous mangés… Il y avait donc encore des rats, et même en excellente santé, si on en jugeait par la taille et la corpulence de celui-ci… L’odieux animal avait surgi de quelque coin obscur et sans montrer le moindre signe de peur, fouillait dans un tas d’immondices, à quelques pas à peine de Myriad. 

« Tu as de la chance, mon ami ! Si je n’étais pas qu’un médiocre serviteur docile, un lecteur de romans, je te prie de croire que je te réglerais ton compte avec sauvagerie ! Empoignant cette bouteille vide que je vois là sur le sol, j’en briserais le cul sur un coin de mur et armé de ce redoutable tesson, je me ferais un plaisir de me jeter sur toi pour t’éventrer et faire jaillir de toi ton sang pestilentiel… Puis, en te saisissant par ton horrible queue comme le divin Maldoror saisissait ses victimes par leur chevelure, en tournant sur moi-même, je te lancerais au loin, hors de ma vue… Mais tu as de la chance, mon ami, tu as de la chance, crois-moi ! Il est bien évident hélas que je suis si peu habile de mes mains qu’en brisant le cul de la bouteille, je ne manquerais pas de me blesser et de m’ouvrir les paumes ! Ce n’est pas ton sang qui jaillirait, mais le mien, rouge sombre… Quant à t’attraper par la queue, il ne saurait en être question, je n’ai ni gants, ni gel désinfectant et je frissonne de dégoût à l’idée de ce seul contact… »

Une main sur le cœur, comme s’il déclamait un texte pour quelque public invisible, Myriad se sentit soudain ridicule. Le rat lui-même, sans doute lassé par cette harangue, avait disparu, sans demander son reste.

« Oui, la douleur et le ridicule, voilà ce que j’ai toujours redouté, se disait-il en s’éloignant d’un pas moins assuré, et c’est pour cela que je n’ai jamais rien osé, pour secouer mes chaînes, quel cliché de poètes, ou simplement accomplir un premier mouvement réel… Non, non, tu vas rentrer chez toi, dans ton appartement hypersécurisé, dormir un peu à coups de somnifères… Puis, en te réveillant nauséeux, inévitable effet secondaire, tu vas passer une journée de plus en visioconférence avec des imbéciles diplômés dans ton genre… Toujours les mêmes histoires, les mêmes petites mesquineries, les mêmes blagues salaces de célibataires excités devant leurs écrans, leur Collab dix-septième génération… Tu n’écouteras que d’une oreille distraite, tu feras ton possible pour ne pas te mêler à ce flot virtuel de stupidités… Tu ne diras rien, tu ne prononceras pas un mot, tu ne parleras pas… Et peut-être qu’à un moment ou à un autre, malgré tes maux de tête, tu te souviendras qu’une fois n’est pas coutume, tu as passé la nuit dehors… »

 

                                                         Frédéric Perrot

 

mardi 26 mars 2024

Chercheurs d'échos (pour Gilles)


 

Dans des systèmes éloignés

À des distances inconcevables

Ils cherchent des ombres et des échos

Sont en quête de la connaissance et de la beauté

 

Font tant de découvertes déconcertantes

Des mondes prodigieux

Et des planètes géantes

Insoupçonnées

 

Donnent à l’imaginaire

De plus vastes horizons

Et des objets nouveaux

À notre réflexion

 

Sous la surface glacée d’Encelade

Sixième lune de Saturne

Aux mystérieux anneaux

Il semble qu’il y ait un océan



Frédéric Perrot


jeudi 21 mars 2024

Le rêveur et ses créatures

 


Les monstres issus du délire de ses rêves siègent silencieusement autour de son lit, épient son sommeil, qui se trouble : il se réveille ! Les étranges créatures, toutes plus composites et infâmes les unes que les autres, commencent à remuer, comme prêtes à fondre ensemble pour l’étouffer, l’énucléer, l’émasculer, le dévorer Au loin, des cris épouvantables, des grognements, des halètements et des chuintements se font entendre, comme si sa chambre était devenue aussi vaste que la nuit et plus terrible qu’une jungle.

 

« Vous n’existez pas, gémit le malheureux rêveur en se recroquevillant pour parer au moins les premiers coups de griffes, toutes autant que vous êtes, créatures venues des confins de l’univers comme dans un conte de Lovecraft, je vous ai inventées, vous ne pouvez exister en dehors de moi et des pages où pour m’amuser, j’ai consigné vos méfaits et vos impensables massacres ! C’est impossible, vous n’existez pas, vous ne pouvez exister, vous n’êtes que des créatures de papier, vous ne sauriez être dotées d’un corps et me menacer réellement… Reculez, reculez, créatures illusoires, nées de mon goût pour les récits d’épouvante ! Mais qui pousse la porte de ma chambre ? Non, non, ce n’est pas possible : l’homme au parapluie noir ! La pire de mes inventions… Qui m’a effrayé tant de fois dans mon sommeil ! Je te reconnais brute épaisse, je te reconnais Maudit ! Chassé de ta planète par un peuple sage qui répugnant à la peine de mort t’a condamné à l’exil éternel ! Le hasard contrevenant à la sagesse, le sarcophage où tu étais enfermé a dévié de sa route pour une raison inconnue et s’est écrasé au beau milieu d’un champ de Picardie à quelques kilomètres à peine de Crèvecœur, le 27 juillet 2027 ! Pas de chance pour la France, ce pauvre pays provincial déjà mal en point… De folles rumeurs ont couru sur ce bizarre accident, enflammant l’opinion publique, le gouvernement dont tous les membres n’en menaient pas large a voulu faire croire à une simple météorite, mais des images ont circulé, montrant une sorte de long cigare hyper-technologique, d’une technologie qui n’était pas de ce monde, et beaucoup savaient que lorsqu’il a été sorti de terre, le sarcophage, comme l’avait nommé un journaliste, était vide et que selon toute apparence quelque chose s’en était échappé… Je savais, mais je n’étais pas le seul, dès le 15 août, comme moi, des milliers, des millions de personnes ont commencé de faire chaque nuit des cauchemars aussi atroces qu’identiques – un phénomène inouï, qui devait relever de la manipulation psychique ou de l’hypnose collective –, comme des millions d’autres donc, je savais, je savais que tu étais en liberté… Dans les semaines, les mois qui ont suivi, la France et l’Europe entière ont compris combien cette liberté était effroyable et combien ton désir de vengeance après des siècles de demi-sommeil était tout bonnement inapaisable… Moi, qui n’avais jamais cru au Mal incarné, qui me semblait une absurdité philosophique, un relent de ténèbres, je devais, à la lecture des journaux, revoir mon jugement : la liste de tes victimes s’allongeait chaque jour, devenant vertigineuse, car comme un vulgaire psychopathe, tu avais soin de les marquer d’un signe étrange au milieu du front et il était certain que chacune d’entre elles était morte dans d’innommables souffrances… Dans ton sillage mortifère, revenaient les plus abjectes superstitions religieuses : on analysait sans fin ce signe mystérieux, on lui donnait même des significations toutes plus absurdes les unes que les autres, comme d’habitude face au péril l’humanité, ou du moins l’Europe bavardait, mais je savais que tu étais seulement un guerrier de la plus sombre espèce, un génocidaire brutal et insaisissable, qui jouissait de tuer… Tu échappais à toutes les poursuites, tu semblais pouvoir être à plusieurs endroits à la fois d’un bout à l’autre du vieux continent, ce n’était sans doute qu’une illusion, et pour les esprits faibles, tu paraissais une sorte de dieu, mais un dieu dément, la pire des combinaisons… Comme tu ne sévissais que sur le continent européen et semblais choisir tes victimes, les habituels imbéciles proclamaient que tu étais à coup sûr un djihadiste, une création d’un Islam conquérant, une arme de guerre conçue dans quelque laboratoire secret de Téhéran ou d’ailleurs ! Comme toujours face au péril l’humanité, ou du moins l’Europe retombait dans la bêtise et la sénilité… Ce n’était vraisemblablement qu’une question de température ou d’humidité. Tu étais déjà étranger à cette planète, et peut-être ne pouvais-tu t’étourdir que dans un climat relativement tempéré… Cependant, même ta pulsion de destruction avait ses limites, tu n’étais pas un dieu, mais un être de chair, qui mourrait un jour… Et te voilà dans ma chambre ! Quelle absurdité… Même si tu m’as terrorisé tant de fois dans mes rêves, je sais que tu n’existes pas. Tu n’es qu’une projection de mon cerveau fatigué et de mes angoisses… Je t’ai inventé, j’ai inventé ton histoire, les crimes effroyables que tu as commis sur ta planète et sur combien d’autres… Et ta condamnation et ton masque de fer, qui doit couvrir l’atroce plaie mouvante qu’est devenu ton visage… Même ton parapluie, qui semble si incongru, est le souvenir d’un roman, un roman russe si tu veux savoir… Tu n’existes pas, je t’ai inventé. Maintenant va-t’en ! Disparais… Mais non, non, ne t’approche pas ! »

 

                                                         Frédéric Perrot


vendredi 15 mars 2024

Louisa, pauvre Louisa

    


Non, non, tu n’avais pas le droit de faire ça, tu n’avais pas le droit de faire ça à Louisa, pauvre Louisa ! Dois-je te rappeler que Louisa est mon amie, qu’elle avait confiance en moi ? Comment vais-je pouvoir la regarder à présent ? Non, non, tu n’avais pas le droit, je n’en reviens pas… Pauvre Louisa ! Malgré son intelligence, ce n’est encore qu’une enfant naïve : elle a la moitié de ton âge, elle pourrait être ta fille… Non, non, je ne suis pas comme toi, je ne fantasme pas sur des gamines qui ont la moitié de mon âge, qui pourraient être ma fille, je sais me tenir, moi ! Et ne va surtout pas me dire qu’elle l’a voulu ! C’est impossible ! Je suis au regret de te le dire, mais tu n’es pas son genre, tu ne peux absolument pas être son genre, regarde-toi, regarde-toi un instant ! Raisonnablement, tu ne peux faire envie à personne, et tu l’as entortillée, dans tes filets, dans tes discours, tu as profité de sa naïveté et du fait qu’elle t’admire… Si, si, elle t’admire, pauvre Louisa ! Elle t’admire parce qu’il y a au moins dix ans, tu as écrit quelques articles prétentieux que trois ou quatre personnes, et elle, ont lus… Et ne va surtout pas me dire qu’elle l’a voulu ! C’est impossible ! Je parie que tu l’as fait boire : c’est bien ton style ça ! Tu es comme l’un de ces ignobles serpents que nous avons vus à l’aquarium, tu t’enroules autour de tes proies pour les étouffer… Jamais aucun scrupule, jamais aucun remords. Comment un boa pourrait-il avoir des remords ? Quoi ? Non, non, je ne délire pas ! Je sais que tu l’as fait boire… Comme l’autre écervelée… Comment s’appelait-elle déjà ? Belinda, oui, c’est ça, Belinda, la blonde vénitienne stupide comme une tête de gondole : ce qui prouve, soit dit entre nous, que tu n’as aucun goût et que tu te jettes sur tout ce qui bouge… Tu n’étais pas son genre non plus et tu as dû la droguer, dissoudre un truc dans son verre… La sempiternelle histoire, de tes amours clandestines… Mais tu as eu chaud sur ce coup-là ! Aussi bête soit-elle, une fille qui se réveille à poil dans un lit, avec un affreux mal de tête, ne se souvient de rien, mais se sent sale, salie, aussi bête soit-elle, elle soupçonne qu’il s’est passé quelque chose de louche, tu as eu chaud sur ce coup-là, elle aurait pu porter plainte, elle aurait dû porter plainte, nous n’en serions pas là aujourd’hui, d’autres auraient parlé, la liste se serait révélée longue et tu aurais fini de nuire… Oh, Louisa, pauvre Louisa !

 

 

                                   Février – mars 2024. Frédéric Perrot

jeudi 14 mars 2024

Alain Bashung, La nuit je mens


 

                        Pour écouter la chanson d’Alain Bashung :

                        https://youtu.be/rDyT-zbkpLA?si=CRocyJ-_tyKXRdHr

mercredi 13 mars 2024

Arthur Rimbaud, Ville (pour Pierre Louis)

 

    Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, – notre ombre des bois, notre nuit d’été ! – des Erinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, – la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.

 

……………………..

 

      « Aussi comme » : « de la même façon », locution adverbiale ancienne exprimant l’analogie. Rimbaud, Œuvres complètes, Edition établie par André Guyaux, avec la collaboration d’Aurélia Cervoni.

mercredi 6 mars 2024

L'enfant qu'on était, l'enfant qu'on demeure

Hambourg

Touché par un poème de Louis-René des Forêts qui raconte comment un enfant, « celui qu’on disait un garçon intraitable », revient dans les rêves et l’insomnie de l’adulte pour le juger sévèrement, j’ai proposé à quelques camarades d’écriture de s’emparer de cette idée, de ce thème, pour en proposer leur propre version. Voici avec la mienne les cinq contributions. Merci à Olivier Saint-Eve, Michel Meyer, Martine Colledani et Sylvia Undata. Frédéric Perrot

 

Pour lire le poème de Louis-René des Forêts :

https://beldemai.blogspot.com/2024/02/celui-quon-disait-un-garcon-intraitable.html

 

 

Coupable

 

Tu veux dormir ?

Mais sans moi

Tu ne te réveillerais pas

 

As-tu oublié

Les courses endiablées

Les révoltes puériles

Et les rêves fantastiques ?

 

Comme les gens étaient grands

Autour de toi

Comme ils étaient vieux

Parents, famille, étrangers

 

Le goût des fruits

Nouveau, subtil

La beauté des filles

Le mystère des mots

 

La délicatesse

D’une fleur

D’un sourire

En toi

Partout

 

Maintenant te voilà

Es-tu digne de tout cela ?

Laisse-moi au moins

Cette nuit

Misérable statue

Je devrais être toi

 

Olivier Saint-Eve – Mercredi 21 février

 

Il y a plusieurs façons de mal comprendre les choses

 

Les asymptotes, la figure mathématique des asymptotes, c’est ce qui me vient immédiatement à l’esprit quand je pense à la rencontre de ces deux moments de la personne humaine, cette courbe de la vie, dont je ne saurais dire si elle est ascendante ou descendante. C’est une histoire où la réalité rencontre l’idéal.

L’adulte cajolerait beaucoup l’enfant, l’harnacherait terriblement aussi, regarderait souvent ailleurs pour ne pas laisser voir dans ses yeux la honte, la peur et l’ignorance dans laquelle il vit. L’enfant le regarderait de ses grands et beaux yeux admiratifs, comprendrait mal ce qu’il pressent de faux dans le discours qu’il entend, n’imaginerait pas qu’il soit d’ailleurs possible qu’il y ait la moindre fausseté dans ce qu’il entend, n’en tiendrait sans doute pas compte, commencerait à se dissocier.

L’enfant poserait sans relâche des questions, renverrait à l’adulte des reflets idéalisés de lui-même, serait tellement fier d'être l’enfant de ce qu’il deviendrait par la suite. L’adulte le protégerait, lui achèterait une Playstation pour voir briller la joie dans ses yeux, pour s’en défaire un peu aussi, aurait parfois un peu de mal à supporter l’exigence d’idéalité de l’enfant qu’il était.

Mettons qu’ils se rencontrent dans un endroit où le lien qui les unit n'existe pas, ils seraient tous deux des êtres complets et autonomes, se retrouveraient en présence dans un train. L'enfant fixerait l'adulte qui, préoccupé par une quelconque vicissitude, aurait les yeux tournés vers l’intérieur. L’enfant serait très grave, car pour lui la vie est très sérieuse, il n’aurait aucun humour, juste de grands yeux qui observent et enregistrent le monde dans lequel il a été invité. Au détour d’un virage l’adulte rencontrerait les yeux de l’enfant, lui sourirait, l’enfant serait gêné, détournerait les yeux et fermerait la bouche, se replierait dans son être d’enfant. Le train contenant les deux stades d’un même être traverserait un paysage, et disparaîtrait dans une portion différente du paysage. Quelqu’un d’autre, depuis ce même paysage, regarderait le train s'enfoncer dans le lointain, se souviendrait.

 

Michel Meyer – février 2024

 

D’un épais linceul de silence

 

D’un épais linceul de silence

Surgit une voix de commandement

Je voudrais répondre avec insolence

Mais je tremble comme pris en faute

La peur m’empoisonne l’existence

 

Raide dans son uniforme de soldat

Le petit fantôme apparaît

Le visage crispé par la haine

Il marche de long en large 

En aboyant des ordres

Dans une langue étrange

Que je ne reconnais pas

 

Qu’est-ce que cette mascarade ?

Je sais qui il est

Je n’ai aucun doute à ce sujet

Mais cela me déplaît

 

En me redressant dans mon lit

Ironique camarade

Je me mets à siffloter

Afin qu’il mesure bien

Le peu de cas que je fais

De sa ridicule parade

 

Sa colère est immense immédiate

En sautillant sur place

Il commence à parler comme un livre

D’une voix précipitée et pédante

Réel tir de mitraillette

Et soudain je le comprends !

 

C’est un long réquisitoire

Un interminable procès à charge

Il me rappelle mes hontes et mes échecs

Il n’en oublie aucun

Et il semble certain qu’il exigera ma tête !

 

Un instant j’ai envie de me jeter sur lui

Pour lui infliger la correction qu’il mérite

Fesser le petit dictateur serait un vrai plaisir

Mais je baille bruyamment

Tant tout cela m’ennuie…

 

Sa colère retombe et comme un enfant

Brisé par le chagrin éclate en sanglots

Cela devrait me le rendre proche

 

Hélas je suis trop vieux et trop cynique

Je dois me lever tôt et ne veux que dormir

Et d’une voix douce lui demande de partir

 

Frédéric Perrot

 

 

Si

 

Si l’enfant au fond de moi mourait,

je ne serais plus rien que larve pourrissante.

Sur les lignes ondulantes des cahiers à carreaux,

je n’irais plus me promener vers ces claires fontaines

où le temps déclinait marelles et feux follets

dans les allées sableuses du voisin cimetière.

Allègre, j’y faisais courir fantômes et fantasmes

et mille lapins blancs arrachés de mes mains

aux tenailles de la mort.

 

Si l’enfant au fond de moi mourait

les montagnes magiques et leurs sommets tout bleus

fondraient, fondraient profond aux entrailles de la terre.

Et il n’y aurait plus d’arnica ni fougère

ni cette odeur subtile à la fois âcre et miel

que chaque été engrange au creux de ses aisselles.

Un été blond de foin dans lequel se rouler à cœur joie, à corps nu,

les genoux, yeux et bras léchés par le soleil.

 

Si l’enfant au fond de moi mourait,

toute la neige des pages fondrait sans avoir eu

l’aval d’un printemps tout fleuri, vraiment doux très vert.

 

Et ce grand lit de plumes d’où émanent tous mes rêves

rendrait l’âme bien avant de faire lire ces histoires,

ces histoires de ma vie, qu’elle soit douce ou cruelle

qu’un vent rieur et fou a, avec très grand soin,

écrit sans une rature à l’encre de ses ailes.

 

Martine Colledani

 

L’enfant n’était pas encore…

Il dormait dans l’origine des sources

Les yeux clos sur l’infini des possibles

Pas de regard sur le monde

Pas les clous du réel

Sa beauté éclairait l’eau et l’arbre

La paix lissait son visage

Les vents libres psalmodiaient

 

Le Loup l’appela…

Ses yeux s’ouvrirent

Le chemin se traça dès lors

Ardu et long

Pentu et rempli de hautes marches

Il marcha

Malgré les zébrures de la haine sur la peau du monde

Malgré le nombre incroyablement clairsemé des sourires

Il grava sa foi dans les pierres

 

Puis…

L’enfant posa son incrédulité sur les dorures

Il écrivit les mélodies de sa tristesse

Il chanta les mélopées de ses incompréhensions

Il dansa ses jeux innocents si vite faussés

Dans ses sourcils toujours plus froncés

Il ancra les points de ses interrogations

Il fixa vos certitudes nourries de craintes

Vous offrit la larme de sa déception

 

Enfin…

Il grandit

Et sa silhouette d’ange disparut

Dans les paupières agitées des rêves

Laissant derrière lui un vague trouble

La brume de ce qui aurait pu être

 

 

Sylvia Undata (extrait de « Danses Incertaines » autoédition reliée main)