dimanche 11 août 2019

La reine égyptienne (peinture à l'huile d'Eric Doussin)

Eric Doussin 

Les enfants du silence

Les enfants du silence miment des jeux et des danses. Sous la direction de la plus âgée, une jeune fille pâle de quatorze ans à peine. Elle porte le chapeau qui leur servira au cours du spectacle qu’ils donnent devant le camp de l’armée étrangère. Leur petit théâtre de rue – même si dans leur ville ravagée, des rues il n’y en a plus – amuse beaucoup les soldats, qui les regardent en nettoyant leurs armes, assis sur des caisses. Les enfants du silence jamais ne disent un mot. C’est inutile : les soldats ne comprennent pas leur langue, et comment lutter avec le vacarme des hélicoptères qui décollent, le bruit des sirènes et celui des explosions au loin ? À la fin la plus âgée passe avec son chapeau. Certains soirs, pas tout le temps hélas, on s’avise de leur distribuer des paquets de gâteaux secs et quelques bouteilles d’eau. C’est le meilleur des salaires ! Et riches de ces trésors, qu’ils devront se partager, le regard fier, les enfants du silence retournent pour la nuit dans les caves où ils vivent.


                                                                                   Frédéric Perrot, août 2019

samedi 10 août 2019

Le jeu des abeilles (avec un dessin d'Eric Doussin)




Cela me paraît clair… Comme les abeilles, les guêpes ou les araignées que nous harcelions entre camarades quand j’étais enfant, je suis bel et bien coincé sous un verre, à l’intérieur duquel je me trouve prisonnier et qu’il m’est impossible de faire basculer, même en poussant de toutes mes forces.
Le verre en question est un verre de cuisine des plus simples, sans motif amusant ou publicitaire, comme en présentent parfois les verres à moutarde. Il est posé sur une table en plastique, qui doit être la table d’un salon de jardin. En raison de ma petite taille, il m’est difficile de préciser ce qui se trouve au-delà de l’horizon plat constitué par la table, dont je n’aperçois d’ailleurs pas – et quelle que soit la direction dans laquelle je me tourne –, un bord ou une extrémité, comme si le verre était justement placé en son centre. Si je lève la tête, le ciel au-dessus du verre me semble d’un blanc laiteux, sans rapport avec le ciel que j’ai pu connaître.
Fort souvent, une main d’une blancheur similaire et qui me semble énorme, s’approche du verre pour le faire glisser sur la surface lisse de la table avec des mouvements rapides et imprévisibles dont le seul but, je n’en doute pas, est de m’affoler et de me blesser… Je puis l’affirmer en connaissance de cause… C’est ainsi que nous agissions avec nos prises, afin de leur coincer une patte ou une aile sous le bord du verre dans lequel nous les emprisonnions…
Evidemment, il est inutile de dire qu’il m’est très désagréable d’être en quelque sorte devenu l’abeille de nos jeux cruels d’enfants. Mais ce que je redoute le plus, c’est, au souvenir de la nôtre, l’imagination de mes tortionnaires. J’emploie le pluriel, car j’ai pu constater à quelques détails précis que ce n’était pas toujours la même main qui s’approchait du verre et qu’une fois au moins, cette main était indubitablement une main de femme, longue, fine, élégante, aux ongles vernis de rouge…

Quand la nuit tombe, le supplice s’interrompt. Mes tortionnaires dorment du bon sommeil des innocents. Moi-même, en roulant sous ma tête ma veste pour en faire un oreiller, je ferme les yeux et tente de me reposer. Mais outre que le sol de ma prison me brise le dos, mon sommeil est agité par des rêves atroces.
Juste au-dessus du verre, j’aperçois la femme penchée ou du moins sa bouche profonde, aux lèvres maquillées. Ses dents sont d’une blancheur parfaite,  et sa langue lèche longuement le verre, comme si elle voulait en nettoyer la surface. Puis d’un doigt, elle le soulève pour souffler à l’intérieur la fumée de sa cigarette. Tout le verre s’emplit à une vitesse prodigieuse, et dans cet âcre brouillard toxique, je tousse, j’étouffe, je vais mourir… Et en hurlant de terreur, je me réveille…
Quand j’en ai assez de ces pénibles visions, je renonce à dormir et une fois de plus, j’essaie en poussant de mes deux mains de faire basculer le verre : en vain… Je pourrais sans doute dans un mouvement désespéré me jeter de tout mon poids contre la paroi, mais je dois bien avouer – ô vile lâcheté ! –, qu’en raison de ma petite taille, je crains non moins de me retrouver à l’air libre, dans le si vaste monde, où je serais alors à la merci de tous les prédateurs… Tout bien considéré, il ne me semble guère préférable de mourir sous la patte d’un chat ou sous les coups de bec d’un oiseau… D’autant que si je suis pour ainsi dire logé, je suis également nourri… Quelle dérision… À l’aube, en effet, une main gantée glisse sous le verre de la mie de pain et, à l’aide d’une seringue graduée, projette trois ou quatre gouttes d’eau, sur lesquelles je me rue avec avidité…
On me maintient donc en vie… On n’est pas encore las du jeu. Mais le jour où cette distraction aura perdu tout intérêt, je n’ose imaginer ce qui m’arrivera…
                                                                       

                                                                                     Frédéric Perrot, août 2019

un portrait par Eric Doussin

Marseille, 8 août 2019

jeudi 1 août 2019

La vie dans la maison de verre


     ce sont de ces visites qui ne veulent plus s’en aller, une invasion, une véritable invasion, contre laquelle il n’est rien à faire, contre laquelle on ne peut rien, les autres peut-être, moi non, je suis sans force, je ne veux pas, je ne peux pas, un, deux, trois pas me séparent encore de la table où est posé le poison libérateur, un, deux, trois pas, ce n’est rien et pourtant impossible, sous leur regard, en leur présence, nombreuse, indésirable, un, deux, trois pas, mais impossible, sous leur regard qui m’amenuise, en leur présence, nombreuse, indésirable, à tout instant, je ne fais que passer disent-ils, ce n’est pas interdit, on les encourage même, au cas où par exemple certains seraient tentés par le poison, on rentre et on ne reste qu’un instant, pour voir, c’est mignon chez vous, ce n’est pas interdit, on les encourage même, à se surveiller les uns les autres, à tour de rôle et réciproquement, il ne tiendrait qu’à vous d’en faire autant disent-ils, il ne tiendrait qu’à vous d’aller voir dans leur logement à eux disent-ils, oui, il ne tiendrait qu’à moi de dire c’est mignon chez vous en entrant pour ne rester qu’un instant, oui, il ne tiendrait qu’à moi d’être aussi de ces visites qui ne veulent plus s’en aller, une invasion, une véritable invasion, contre laquelle il n’y aurait rien à faire, contre laquelle on ne pourrait rien, les autres peut-être, moi non, je ne veux pas, je ne peux pas, cette existence sous surveillance m’amoindrit, et pourquoi aussi désirer voir un intérieur exactement semblable au sien, conçu sur le même schéma, organisé rationnellement de la même façon ou à peu près, les différences étant minimes, minuscules, imperceptibles, organisé rationnellement pour économiser l’espace vital comme ils disent, de la même façon ou à peu près, la curiosité ne se justifiant vraiment pas ou alors pour dire pince-sans-rire c’est mignon chez vous, c’est un peu comme chez moi, j’aime beaucoup, les autres peut-être, moi non, non que je sois singulier, original, je ne veux pas, je ne peux pas, c’est tout, cette existence sous surveillance m’amoindrit, tout ce que je voudrais c’est l’invisibilité ou le poison libérateur posé sur la table, un, deux, trois pas, mais impossible, même de mourir on n’est pas libre, impossible, comme de passer ce que l’on continue par pure convention d’appeler les portes, comme de sortir, sortir, quelle dérision, comme fuir, pour aller où, s’il n’y a plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur, si extérieur et intérieur ne sont plus que des mots, des mots près de disparaître, des mots dont on use comme de survivances, survivances d’un monde où il y avait encore, mais quand, une différence entre ce qui est chez soi et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est chez soi et ce qui est chez l’autre, tous les autres, entre le chez soi et le dehors, un autre très beau mot près de disparaître, il n’y a plus de dehors, il n’y a plus pour tous et il n’y aura jamais plus pour tous que la vie dans la maison de verre


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         À l’origine du texte, il y a une phrase de Rilke dans une lettre au sujet de « ces visites qui ne veulent plus s’en aller », une phrase de Bashung –  « la vie sous verre s’avère ébréchée » – et le titre d’une chanson déprimante de Radiohead, Life in a glasshouse.

         J’ajouterai rétrospectivement ces lignes étonnantes d’André Breton dans Nadja, que je ne connaissais pas à l’époque :
         « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant. »

Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

Pour écouter la chanson Dehors d’Alain Bashung : 
https://youtu.be/zlsQqaAuxJk

Pour écouter le morceau de Radiohead : 
https://youtu.be/hKrAPSootn4?si=aNvVmMRum221zOa8